Lettre de Marguerite Audoux à Maurice Genevoix
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
DescriptionRéception laudative de Forêt voisine et commentaires personnels
Texte
Votre bien cordiale
[Paris,] le 2 mars 1934
Monsieur Maurice Genevoix,
Je sais bien que c'est pour votre joie et non pour la mienne que vous avez écrit Forêt voisine, mais il se trouve que ce livre fait aussi ma joie et je ne peux pas m'empêcher de vous le dire.
Je vais souvent dans votre forêt, et cela sans prendre la route 417 que vous m'indiquez si obligeamment[1]. Elle est là, sur ma table, votre forêt. Comment ne pas y entrer ? Elle est tellement riche de choses à voir, à sentir et à toucher ! Et puis, pour moi, elle est un rappel du temps où une petite fille de ma connaissance[2], mal venue parmi les hommes, se cachait dans les taillis pour écouter la douce musique du feuillage. Cette petite fille allait aussi dans la boulassière[3] où la musique était plus douce encore, et où elle s'émerveillait du blanc, du gris et du rose, autant que du vent frais avec lequel elle jouait à courir : dans cette boulassière il y avait pourtant des pièges. De ces longues tiges de ronces qui se glissaient dans la mousse et dans les bruyères comme pour s'en aller en cachette vers un endroit défendu. Ma petite étourdie, lorsqu'elle courait après le vent, accrochait au passage ces tiges sournoises et les déplaçait de telle sorte que tout le roncier en tremblait. Elle n'était pas très fière, ensuite, des rubis qui perlaient en cercles sur ses jambes nues, et quand elle rendait la tige au roncier, elle ne disait pas : « Va, petite ronce ! »
Je laisse à Daguet[4] sa belle intelligence de chasseur, et je descends aux fontaines avec mon ami, ou plutôt mon frère fou, Brout-la-Feuillée[5].
Votre bien cordiale
Marguerite Audoux
P. S. : C'est votre gentille amie, le Petiot[6], qui m'a donné votre adresse ; mais soyez tranquille, je vais l'oublier.
[1] À l'évidence, Marguerite Audoux a reçu Forêt voisine de Maurice genevoix (publiée l'année précédente, et rééditée chez Flammarion en 1986 – édition à laquelle nous nous référons ‑) par un service de presse, sans doute avec un envoi, ou un mot d'accompagnement (ce que nous ne saurions dire, l'ouvrage ne se trouvant ni chez les héritiers indirects, ni dans la bibliothèque de la romancière, reconstituée au Musée de Sainte-Montaine), d'où cette allusion à la route 417. L'expédition par la maison d'édition est confirmée par le P.S. qui indique que Marguerite Audoux n'a pas l'adresse personnelle de Maurice Genevoix (à moins que ce dernier n'ait envoyé son livre lui‑même sans la mettre, ce qui semble plus improbable). Cette hypothèse d'un envoi de Genevoix à sa consœur, où la fameuse route est mentionnée, pourrait être confirmée par la teneur des deux que nous possédons, et où il apparaît que Genevoix aime évoquer le voisinage à ceux qui habitent ou ont habité le pays de Raboliot : « Pour Bernard Garreau, en pensant aux routes de Sologne, ‑ tant de fois parcourues entre Clémont et Aubigny – et pour lui dire, bien cordialement, la sympathie et les vœux de Maurice Genevoix » ( La Dernière Harde) ; « Pour Bernard Garreau, en grande sympathie de voisin – de la Loire aux bois de Sologne – Cordial hommage de Maurice Genevoix » (Tendre Bestiaire).
[2] Avec la « petite fille de ma connaissance », il s'agit, on l'aura deviné, de Marguerite Audoux elle‑même. Ce clin d'œil littéraire inséré dans l'épistolaire renvoie ainsi à la fois à la petite Solognote d'adoption et au personnage du roman qui en est le calque, Marie‑Claire. Précisément, ce qui nous intéresse le plus ici en tant que trait dominant de Marguerite Audoux, c'est sa propension à refaire incessamment du Marie‑Claire, et cela jusqu'à la dernière œuvre, Douce Lumière, mise en route depuis neuf mois au moment où elle écrit cette lettre, et qui est une réécriture du premier roman autobiographique. Nous avons déjà insisté sur ce point, qui tendrait à prouver que l'important, pour la romancière, n'est pas le renouvellement de la matière, mais l'acte d'écriture lui‑même, fût‑il répétitif à travers sa thématique obsessionnelle et les motifs qui la fondent. L'essentiel est de produire, et surtout de re‑produire pour pallier l'autre stérilité, pathétique, qui a laissé Marguerite Audoux sans enfants biologiques.
Nous renvoyons de nouveau, à ce propos, au colloque organisé à Brest par le Centre d'études des Correspondances et Journaux intimes des XIXe et XXe siècles (CNRS, UMR 6563) sur L'écriture du ressassement dans les correspondances, et dont les textes ont été rassemblés et présentés dans les Actes (Cahiers n° 5, 2005) par le Professeur Marie‑Josette Le Han.
[3] Voir le chapitre cinquième, « Bouleaux » (Op. cit., p. 33‑38)
[4] Le piqueur du chapitre douzième, « Chasseurs » (Ibid., p. 107‑120)
[5] Personnage pittoresque qui apparaît tout au long du roman et auquel est consacré le dernier chapitre, « Nocturne » (Ibid., p. 169‑187)
[6] Une « filleule » de Montargis, dont nous avons retrouvé dans le fonds d'Aubuisson deux lettres adressées à la romancière, l'une (385) du 18 avril 1935, et l'autre (394) du 3 août 1936 (cinq mois avant le décès de la « marraine »). Aucun document n'a pu jusqu'ici nous indiquer comment et quand la rencontre s'est produite. La seconde lettre nous intéresse particulièrement. « Petiot » (est‑ce un surnom ou un nom ?) regrette de n'avoir pu aller voir Marguerite Audoux à l'occasion de l'oral du bac passé avec succès par sa fille Simone à la Sorbonne (« Il en fut pris 12 % »…) ; avant tout, elle lui parle de « son livre » ( ? ) pour lequel elle lui demande de la publicité, et elle ajoute : « J'ai écrit à Genevoix chez qui nous sommes allées fin juin en allant à Orléans à l'écrit du Bac. Mon livre a semblé l'intéresser, mais sans doute est‑il en vacances. Roland Dorgelès emportera le sien en Russie !! ».
Lieu(x) évoqué(s)La Sologne