Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
DescriptionProblèmes oculaires - Douce Lumière - Arrêt des voyages - Propos sur les enfants - Lucile et Louise
Texte
Votre bien affectueuse
[Paris,] 27 septembre 1934[1]
Mon très cher ami,
Comme c'est bon de savoir qu'au loin quelqu'un pense à vous avec une si solide amitié !
Moi aussi je pense souvent à vous et aux vôtres. Et chaque fois que vous m'écrivez, c'est comme si vous entriez tous ensemble dans ma maison.
La raison de mon silence était grave. Les yeux, toujours les yeux. J'étais tranquille depuis quelques années avec les hémorragies de la rétine, et voilà que ça recommence.
J'ai dû passer dans le noir une partie du mois de juillet. Depuis une semaine la vision s'améliore, par instants seulement, aussi j'en profite pour vous écrire mais je pense qu'il me faudra m'y reprendre à plusieurs fois pour finir ma lettre.
Naturellement mon bouquin[2] reste en panne, mais cela n'a pas d'importance. Si je dure encore quelque temps il peut bien en faire autant, puisque je l'écris pour m'aider à finir. Me voilà donc encore une fois condamnée à une foule de précautions sans savoir si j'éviterai pour cela le noir définitif. N'y pensons pas trop.
Hélas non, mon bon ami, je ne crois pas pouvoir aller jamais à St-N[azaire], pas plus qu'ailleurs, du reste. Ce mal m'enlève tout désir de déplacement, l'idée même d'un voyage me fatigue. Et que d'histoires, avec les lumières ! De plus, je ne sais plus marcher sans canne, tant mes jambes sont peu solides. Est-ce que tous ces embêtements ne vont pas me lâcher ? je l'espère sans trop y croire.
Il faut me pardonner, mon bon ami, de ne pas accepter votre offre si gentille. Je sais combien vous et la bonne Lette me gâteriez, sans compensation pour vous deux, sûrement, car si je reste compréhensive et sensible à l'excès, je n'ai plus de gaieté. Celle que je montre est mal venue, comme tout ce qui est forcé, et ne peut être communicative. Qui donc parmi nous ne porte pas une peine intérieure ?[3]
Je connais quelqu'un qui est assez bien servi dans ce sens, et cela depuis tant d'années qu'elle n'en sait plus le compte[4].
Il en est de certaines peines comme de ces maladies incurables qui résistent à tous les traitements et ne cèdent qu'avec la fin de nous-même. Et encore, savons-nous seulement si la bête ne s'est pas accrochée à nous pour l'éternité ?
Heureusement, pour adoucir notre vie il y a les enfants. Ceux-là, s'ils donnent du tourment, donnent tellement de joie en retour ! Même à moi, votre jacques en donne lorsque je le suis par la pensée, courant avec lui au poulailler, et que je vois sa bonne figure réjouie devant ses bêtes préférées. Et votre Huguette, quel beau visage, sûr et sain ! Et quelle allure ! Ne croyez-vous pas que celle-là écartera le mauvais de son chemin ?
Pour les miens, il y a peu de changement. L'aîné travaille et est heureux dans son ménage, mais le deuxième, revenu du régiment en avril, est en chômage depuis ce temps. Et cela malgré son courage, la parfaite connaissance de son métier et le dégoût profond d'un désœuvrement dont il ne prévoit pas la fin. Quant au troisième, qui vient d'avoir 17 ans, il veut être marin, mais pour être un gars de la marine, il faut peser au moins 50 K. Il s'est vu ajourné à cause de ses 47 K. seulement. Cela ne l'a pas fait rire.
Ce petit Parisien né à la fin de la guerre n'est pas bien costaud.
Lucile devient de plus en plus riche. Elle achète des terres dans le midi et des maisons dans St. Ra[phaël]. Elle reste gentille et affectueuse, mais sa tendre mère dont la malice augmente avec l'âge lui donne bien du tintouin. Heureusement que cette brave Lucile aime l'argent. Elle a au moins cette compensation.
Au revoir, mon bien cher ami. Embrassez bien Lette pour moi et dites à votre Huguette que je la trouve bien belle.
Votre bien affectueuse
M. Audoux
[1] Lettre envoyée le 2 octobre et parvenue à destination le 3
[2] Douce Lumière
[3] Suivent deux mots rayés en cette fin de page.
[4] Il pourrait s'agir de Louise Roche.
Lieu(x) évoqué(s)Paris, Saint-Nazaire
État génétiqueVoir la note 3 de la partie TEXTE