Archives Marguerite Audoux

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Lettre d'Albert Fournier à Marguerite Audoux

Auteur : Fournier, Albert

Description
  • « Il y a vingt‑cinq ans
    ______
    La survivance
    de Charles‑Louis Philippe

    On voudrait le montrer à ceux qui ne l'ont pas connu. On voudrait le croire parmi nous quand nous relisons La Mère et l'Enfant, Quatre Histoires de pauvre amour ou Marie Donadieu et ses autres livres dans lesquels Philippe a laissé ce qu'il nommait ses vérités.
    Mais depuis vingt‑cinq ans, le 20 décembre 1909[1], Charles‑Louis Philippe est mort, et cet anniversaire est passé à peu près inaperçu du public. Il est vrai que Philippe ne sut pas, même de son vivant, en quelle profonde estime les lettrés tinrent son œuvre !
    Ses amis l'ont connu 5, quai d'Anjou, dans une vieille maison distinguée, avec une terrasse fleurie qui subsiste encore. Philippe avait loué meublé, au rez‑de‑chaussée, un petit appartement triste composé de deux pièces. Les dernières années de sa vie, il habita au sixième étage, 31, quai Bourbon : on ne retrouve nulle part son souvenir.
    Ce Charles‑Louis Philippe aimait les pauvres, la rue pleine de vertiges avec ses vices et ses lumières, et puisait peu dans les livres. Il était habitué à la détresse et la vie lui semblait douce parmi du fromage de cantal et un morceau de pain dans une chambre d'hôtel misérable. Employé le jour à vendre des produits pharmaceutiques, c'est la nuit qu'il put écrire Bubu de Montparnasse.
    Pour revivre sa lointaine jeunesse à Paris, il a fallu toute la magie de l'affection et du souvenir d'une admirable femme. Je suis allé rue Léopold‑Robert, chez Marguerite Audoux. Nous avons parlé de Marie Donadieu, de Berthe Méténier, héroïnes des livres de Philippe.
    *
    * *
    Jamais homme ne fut moins orgueilleux que Philippe. De ses longues souffrances, il lui restait une extrême douceur, un amour profond pour ceux qui sont frappés par la douleur.
    Frère de Marguerite Audoux dans la peine, il était devenu un homme très fort. Mais il était resté naturellement simple, juste, d'une bonté toujours égale. Ceux qui vivaient avec lui reconnaissaient sans effort ces qualités qu'il possédait à un degré presque surhumain.
    Dans les mansardes où il abrita sa pauvre vie, rue du Dôme, à l'hôtel de Chartres, 62, rue Saint‑Dominique, 8, rue des Mauvais Garçons, il avait toujours sous les yeux le portrait de Dostoïewsky, qu'il avait choisi comme maître à souffrir. Et, au‑dessous du portrait, il avait écrit cette pensée du maître : « Celui à qui il a été donné de souffrir davantage, c'est qu'il est digne de souffrir davantage. »
    Savoir souffrir, toute la jeunesse de Philippe n'est que l'histoire de cet apprentissage. La vérité est qu'il n'a pas connu l'extrême misère, celle qui abaisse l'homme et l'avilit. Au contraire. Pour Philippe, la pauvreté était comme une sœur auprès de laquelle on vit une humble et douce vie embellie de labeurs et de sourires. Dans le rayonnement de sa vie spirituelle, et surtout dans le malheur pratiquement inévitable, Philippe fut mille fois plus heureux et plus aimé que certains riches. Il avait connu l'angoisse et la douleur. Il refusa de les laisser s'exprimer en cris inarticulés. Rien n'entache la beauté de son âme ; rien ne la diminue. Un équilibre absolu de la sensibilité et de l'intelligence. D'une parfaite dignité morale, il aimait les filles parce qu'elles étaient sans défense et qu'il se trouvait des hommes qui les battaient. Ses livres nous laissent de cet amour le témoignage bouleversant, pathétique, dont la sincérité est d'une émouvante grandeur.
    *
    * *
    Prosateur de naissance (il débuta par des poèmes en prose et le vers fut toujours pour lui une langue artificielle), c'est en 1894 que Philippe s'éprit fougueusement de Mallarmé, le musicien pur. Influence mauvaise, qui nécessitait une méthode, qui ne fut chez Philippe que manière et affectation pour déparer son style à cette époque. Enfin, il lit Les Confessions de Rousseau, L'Allemagne de Mme de Staël, Racine, La Fontaine, Les Caractères de La Bruyère. Il sait des pages par cœur des Provinciales. À cette école, il acquiert, ou retrouve, le goût d'une langue pleine et pure. En même temps, il lit Descartes et Kepler. Il accueille avec une sympathie fraternelle et un enthousiasme sincère les tentatives d'André Gide, de Valery Larbaud, de Jules Romains et d'André Spire. Mais Philippe ne suivit pas ce mouvement qui entraînait au vers libre les meilleurs poètes de sa génération : il se fit, à son usage, une phrase rythmée, frémissante. Philippe remontait au calvaire de son cœur d'où devait sourdre, comme une source de la terre, la prose de La Mère et l'Enfant dans la beauté d'aimer et de souffrir.
    L'époque de cette crise littéraire fut en effet celle de ses plus grandes souffrances : Philippe eut à souffrir la torture par l'espérance. Son diplôme de bachelier et ses trois années de mathématiques passées au lycée de Moulins ne lui ouvraient aucune porte. Pourquoi ne mépriserait‑il pas l'argent et le succès ?
    « Il suffit, écrit‑il à jean Giraudoux, ayant des principes, d'y conformer sa vie afin d'avoir le cœur fort et de donner l'exemple aux autres. » Comme son ami Lucien Jean, il est piqueur municipal à l'Hôtel de Ville. Il gagne 125 fr. par mois. N'importe, Philippe n'a plus à s'incliner devant l'argent et le pouvoir, mais avec Bubu de Montparnasse, il est candidat au prix Goncourt, et il n'a que 28 ans !
    La gloire vient, à défaut du prix Goncourt. Et pour la recevoir un peu dignement, quai d'Anjou où il habite, Philippe enfin va acheter des meubles. Les pauvres seuls devinent l'héroïsme des pauvres…
    *
    * *
    Un samedi soir de 1909[2], un mot de Marguerite Audoux apprenait à André Gide que Philippe était gravement malade. Ses amis ne devaient le revoir qu'à la maison de santé Velpeau : Charles‑Louis Philippe mourait le mardi[3] à neuf heures du soir.
    Il laissait sept grands livres, et son Charles Blanchard inachevé. À 35 ans, il avait eu le temps d'exprimer les plus profonds de nos sentiments.

    Albert Fournier »

    [La Liberté, 26 décembre 1934].

    [1] Ou plus exactement le 21 (au soir)

    [2] Le vendredi 17 ou le samedi 18 au matin. Voir la lettre 9

    [3] Donc le mardi 21 (ce qui est exact), contrairement à ce qu'affirme le début de l'article

  • « […] [Marguerite Audoux] est morte le 31 janvier 1937. à vingt ans de distance, on peut mesurer le pouvoir qu'elle a exercé par son œuvre et l'attachement que lui vouent les êtres dont elle a fait sa famille. J'ai eu ma place parmi les plus chers et j'en suis fière comme du plus exaltant privilège.
    C'est en septembre 1934 que j'ai grimpé pour la première fois, le cœur battant, les six étages de son petit logement de la rue Léopold‑Robert. Me précédait un grand garçon sauvage, mon fiancé Albert Fournier. Il avait grandi sans famille, n'ouvrant que farouchement son cœur en défense contre la vie. Mais parmi les êtres d'exception qui avaient orienté son évolution spirituelle, Marguerite Audoux était le « Maître » de choix dont il avait reçu l'essentiel.
    J'étais très émue, car je savais bien que le premier regard de Marguerite Audoux serait décisif. Je savais qu'aucune médiocrité n'échappait à son intuitive investigation, qu'elle allait droit vers ceux qu'elle aimait, comme elle seule savait aimer. Dès mon entrée, les Ombres se lèveraient qui, avec elle, décideraient si j'étais bien de leur famille. Albert Fournier était des leurs et lui qui m'avait choisie avec tant de ferveur ne résisterait pas à leur verdict et il douterait de son amour si les Ombres ne me jugeaient pas digne.
    À la force de l'émotion qui me clouait, tremblante, sur le seuil, j'éprouvais pourtant que j'étais de la race de cette femme vers laquelle mon fiancé me conduisait. Marguerite Audoux avait à cette époque soixante et onze ans et elle était presque aveugle. Dès la première seconde, nous nous sommes reconnues et elle m'a accueillie comme l'enfant de toujours avec sa place parmi les Ombres familières.
    Elle écrivait avec beaucoup de difficultés, une heure ou deux à la plus grande clarté du jour, un livre qu'elle intitulerait, disait‑elle, Douce Lumière. Elle tremblait de ne pouvoir l'achever. Elle l'avait commencé le jour de ses soixante‑dix ans, au cours d'un séjour à l'île d'Yeu, dans le petit village de pêcheurs qu'elle aimait tant, où elle venait en vacances, lorsqu'elle en avait les moyens. Dans ce livre, elle souhait mettre le meilleur d'elle‑même. Par lui, une fois encore, elle retrouvait ses rêves, cet univers de choix qui lui était refuge alors que la solitude et la menace de la cécité l'accablaient.
    Elle nous parla longtemps de son héroïne qu'elle appelait Douce ; elle la suivait tout au long de sa vie, tour à tour heureuse ou pénible. Marguerite Audoux contait si admirablement que nous étions d'emblée dans le monde de ses rêves. Bientôt, « les Ombres » vinrent nous y rejoindre. Tous étaient là, intensément vivants, Henri Deslois, Charles‑Louis Philippe, Alain‑Fournier, La farguette, qui était la maman de Léon‑Paul Fargue. Le passé et le présent se fondaient dans une réalité si fulgurante que nous ne nous étonnions point de la voir passer d'eux à nous, mêler notre prochain mariage aux chères évocations et nous dire en conclusion :
    - Ne tardez pas, mes petits ; il ne faut pas trop faire attendre le bonheur.
    *
    * *
    Souvent, je suis revenue. Chaque fois, même aux heures d'amertume ou de révolte, je retrouvais près d'elle une extraordinaire sérénité, le sens des valeurs essentielles auxquelles tout doit être soumis. Elle avait des formules quasi magiques pour instaurer cette primauté de la vie affective qui laisse bien loin derrière elle les mesquines velléités de l'ambition, d'une ridicule recherche du bonheur par la vanité. D'un mot, elle remettait tout dans l'ordre :
    - Les joies du cœur ! Il n'y a que cela qui compte.
    Tous les amis de Marguerite Audoux, tous les familiers de son petit logis ont éprouvé le miracle qui, si simplement, transportait notre âme à sa hauteur.
    Je la vis pour la dernière fois en juin 1936, alors qu'elle sentait, avec quelque angoisse, ses forces diminuer, qu'elle refaisait fébrilement, jamais satisfaite, les derniers chapitres de Douce Lumière ! Elle fut sereine et gaie comme à l'ordinaire. Tous les amis d'autrefois étaient présents. À leurs visages prestigieux, elle mêlait maintenant celui de l'enfant que je portais :
    - Dans mon livre, le compagnon de Douce s'appelle Noël. Vous voyez, tous les prénoms sont jolis et conviennent aux enfants qui sont tous beaux. Et votre petit, qui vous est doux à porter, aussi sera beau.
    Lorsque je la quittai, dans un geste d'une émouvante simplicité comme elle seule pouvait se le permettre, elle entoura ma taille de ses bras et, se penchant légèrement, elle m'embrassa un peu au‑dessous du cœur.
    - Votre enfant est déjà vivant, et je veux l'embrasser là où il est…
    Les dernières lignes qu'elle a tracées, lignes tremblantes, à peine lisibles, quelques jours avant sa mort, lignes venues de Saint‑Raphaël où elle était partie à la recherche du soleil qui lui permettrait de terminer son livre, ces quelques lignes furent pour notre nouveau‑né.
    - J'embrasse menottes et petons du petit enfant de l'amour. Pour lui, vous irez chercher, chez moi, la statuette de Santa Fortunata qui vient de Charles‑Louis Philippe[1].
    Si proche de la mort, elle serrait toujours plus le lien entre ses amis. Les personnes qui assistèrent à ses dernières heures entendirent leurs noms sortir de ses lèvres, leurs noms mêlés à ceux des personnages de Douce Lumière : Eglantine, Noël.
    - La vraie mort, dit‑elle un jour à son ami Louis Lanoizelée, qui l'a relaté dans son livre de la collection «Ceux que j'aime», ce n'est pas quand on meurt, c'est quand tous ceux qui nous ont connu disparaissent à leur tour.
    Dans le souvenir fervent de ses amis, Marguerite Audoux est encore certes intensément vivante. Mais elle est surtout vivante dans ses livres.
    J'ai eu l'immense joie de vous parler d'elle. J'ai essayé de vous apporter un pâle rayon de la lumière qu'elle nous dispensait, mais c'est dans ses livres que vous la retrouverez, petite Marie‑Claire formée aux enchantements de sa triste enfance, fidèle aux mystérieux refuges édifiés dans le malheur. »
    [Fournier (Annie), « L'Enfance triste de Marguerite Audoux », in Les Cahiers de l'Enfance, n° 34, 5e année, mars 1957, p. 26‑33 (p. 31‑33 pour cet extrait)].
    [1] Sur l'histoire de cette statue, voir la lettre 28.
  • Cours sur Marguerite Audoux - Sur Annie Fournier - Voeux - Articles sur Charles-Louis-Philippe
  • Voir la partie DESCRIPTION de la lettre 370
Texte

[S. l.] 5 janvier 1935.

Chère Marguerite Audoux,

Mercredi prochain, 9 janvier, une jeune fille de l'âge d'Annie[1], Hélène Bugeat, professeur à Cahors, fera un cours de littérature sur Marguerite Audoux[2].
Elle a été emballée et bouleversée à la lecture de La Fiancée et de Marie-Claire.
Je suis content.
irai vous voir bientôt. Annie attend sa nomination dans la Seine[3], et j'ai dû revenir seul à Paris.
Sommes allés à Barcelone et aux îles baléares en voyage de noces. Temps magnifique. Soleil. Bonheur. Vous raconterai tout cela.
Je vous embrasse bien de tout mon cœur, chère Marguerite Audoux, en vous adressant tous mes meilleurs vœux de bonheur pour la joie et la clarté de votre vie exemplaire.
Avec toute mon affection.

Albert Fournier

Les 2 photos de Philippe, ci-jointes. On a rayé la grande pour le clichage. C'est navrant de voir le peu de respect qu'on témoigne aux souvenirs des autres.
Votre article était très bien dans Les Nouvelles littéraires du 20 décembre[4]. L'avez-vous reçu ?
La Liberté a publié le mien le 26, en faisant des coupures[5].

[1] L'épouse d'Albert Fournier.
[2] Voir, sur ce sujet, les lettres 381 et 383
[3] Annie Fournier sera Inspectrice départementale des écoles Maternelles. Elle écrit, dans Les cahiers de l'Enfance un article sur Marguerite Audoux. Voir dans la partie DESCRIPTION un extrait qui rend bien compte des relations entre le jeune couple et la romancière.
[4] Article consacré à Charles‑Louis Philippe, pour le vingt‑cinquième anniversaire de sa mort. Il s'agit en réalité de l'article déjà écrit pour Le Travail du 24 décembre 1910 et Les Marges de janvier 1911 (voir la partie NOTES de la lettre 72). L'article en question se trouve dans Les Nouvelles littéraires du 22 (et non du 20) décembre 1934, en première page. Il y occupe les deux premières colonnes, la seconde étant coupée par un portrait de Charles‑Louis Philippe avec la statue de Santa Fortunata en arrière‑plan.
[5] En voir la reproduction dans la partie DESCRIPTION
Lieu(x) évoqué(s)Barcelone, Cahors, Îles Baléares, Paris
Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 14/03/2025