La correspondance croisée entre François Guizot et Dorothée de Lieven : 1836-1856
Durant l'hiver 1837, après la mort du fils aîné de François Guizot, leur rencontre se noue autour de leur expérience commune de la perte d'un enfant. Mais la correspondance quotidienne échangée entre les deux amants s’élabore aussi à partir de leur analyse et description du réseau politique et diplomatique de la France et de l’Europe du XIXe siècle.
Pour établir des principes d’éditorialisation d’un corpus et en saisir les enjeux, il faut considérer son histoire éditoriale et sa nature.
En 1963 à 1964 parait l’édition de Jacques Naville et Jean Schlumberger en 3 volumes d’extraits de la correspondance de 1837-1846. Jusqu’en 1959, la correspondance est conservée dans les archives familiales. En 1959, lors de la préparation de l’édition partielle de la correspondance, le corpus intégral est déposé aux Archives Nationales et une copie micro film des lettres est réalisée.
La première édition de la correspondance croisée de François Guizot et de Dorothée de Bennckendorf par Jean Schlumberger et Jacques Naville, offre un matériau critique à qui est consacrée une collection L’édition des lettres de François Guizot et de la Princesse de Lieven.
L’Avertissement rédigé par Jacques Naville offre des éléments de description du fonds d’archives Guizot mais aussi donne accès aux modalités éditoriales déterminées pour la première édition.
L’édition de 1963 ne rassemble que de larges extraits des lettres de 1837 à 1846, l’objectif éditorial du projet EMAN est de compléter le corpus de 1847 à 1856 et de donner accès à l’intégralité des lettres de Dorothée et François, tant aux autographes qu’à un discours épistolaire décrit, documenté, indexé et transcrit.
Un corpus volumineux :
Dorothée écrit à François, en septembre 1840 :
Je vous ai écrit au moment de me coucher, je vous écris à mon lever. Toujours, toujours penser à vous. Vous parler ou vous écrire, selon que le ciel ordonne que ce soit l’un ou l’autre, voilà comme se passera ma vie. [voir la lettre]
François écrit à Dorothée, en mars 1840 :
Vous trouvez mes lettres trop courtes, tant mieux. Elles sont longues pourtant. Mesurez mon écriture. Vous verrez qu’une de mes pages en tient deux des vôtres. Mais trouvez-les toujours trop courtes. Certainement non, nous ne nous disons pas tout, et c’est l’immense ennui de l’absence. Il n’y a pas moyen que je vous dise tout ce qui me traverse le cœur et l’esprit en vous écrivant. [voir la lettre]
Et François Guizot a raison. Cette correspondance croisée est constituée de plus de 3.000 lettres échangées pendant 20 ans, et elle est aussi bien amoureuse que politique et diplomatique. Leurs premiers échanges commencent en 1836. Dorothée, Princesse de Lieven, femme d’un diplomate Russe, a 51 ans et François Guizot, ministre de l’Instruction publique, veuf, a 50 ans. Si leur intimité se noue à partir de l’expérience commune du deuil d’un enfant, leur rencontre a lieu dans des espaces sociaux et politiques communs et elle se développe rapidement autour de leur vif intérêt pour la chose publique et de leur positionnement respectif au sein du réseau politique et diplomatique de l’Europe du XIXe siècle.
Dorothée et François ont une intense activité épistolaire et ont conscience des usages de cette pratique et de ses fonctions de communication, de diffusion et de croisement des informations. Laurent Theis souligne que la rencontre entre Dorothée et François s’inscrit dans un réseau de conditions socio-culturelles qui, depuis la révolution de 1830, rend possible un binôme bourgeois au pouvoir par son seul mérite et une grande aristocrate qui trouve à s’investir dans un monde nouveau. On pense aussi à Madame de Staël et Napoléon, Madame de Krüdener et le tsar Alexandre, la duchesse de Duras et Chateaubriand ou encore à Dorothée de Dino et Talleyrand. Le réseau de Dorothée est très étendu, elle a établi autour d’elle une société pan-européenne qui convient particulièrement à Guizot et lui permet de mettre en perspective les rapports entre histoire, identité nationale et européenne. Dorothée offre un regard riche et complexe sur la politique française dans une dimension internationale.
Quand Dorothée écrit à François, en mars 1840 :
Voilà les observations de la diplomatie. Tout ceci aujourd’hui fait un spectacle curieux à observer. [voir la lettre]
Il lui répond :
Vous m’en apprenez plus que tous les autres. Ils dissertent. Vous racontez. [voir la lettre]
Chaque édition de correspondance a d'abord pour enjeu de reposer la question de la définition de la "lettre", de sa nature. Elle est tant un objet de recherche qu'un document d'enquête, une enquête biographique, historique, littéraire mais aussi sociologique, esthétique. Cette correspondance croisée se manifeste comme un objet fécond pour les études épistolaires.
Conversation et correspondance : pratiques d'action publique
Un des autres enjeux de l’édition est de mieux connaître le fonctionnement des salons mais aussi des correspondances comme espace et pratique d’action publique et sociale des femmes au XIXe siècle. Le privé se mêle au public en structurant et animant des réseaux politiques, sociaux et culturels. Cela permet de saisir, la nécessité d’investir ensemble la correspondance privée et publique, de développer des liens avec d’autres types de documents pour investir la question des rapports entre action publique et œuvre intellectuelle en favorisant des approches interdisciplinaires de la correspondance comme genre transdisciplinaire. On peut observer comment l’usage de méthodes et d’outils d’autres disciplines peut renouveler les questionnements et manifester des enjeux historiographiques et biographiques.
Comme les auteurs, il faut distinguer au sein des lettres deux types de discours épistolaire :
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- Le journal où est développé le récit de leurs activités, de leurs rencontres et conversations, mais aussi des événements politiques et diplomatiques en France, en Europe et dans le monde.
(Mots-Clés : Réseau social et politique, Politique (France), Politique (Angleterre), Politique (Russie) Politique (Internationale), Diplomatie, etc.)
- La lettre est l’espace du discours intime et autobiographique. C’est aussi l’espace du discours réflexif et théorique sur les arts, la politique, l’histoire etc. mais aussi sur leur parcours personnel.
(Mots-Clés : Autoportrait, Portrait, Discours du for intérieur, Discours autobiographique, Politique, Histoire, Poésie, Littérature, Musique etc.)
Par exemple, François écrit à Dorothée, le 29 juillet 1837 du Val-Richer :
[…] à la voir du dehors, j’ai mené une vie toute d’action, toute vouée au public, qui a dû, qui doit paraître surtout ambitieuse, personnelle, presque sévère. Et en effet, j’ai pris et je prends, à ce qui m’a occupé, aux études, aux affaires, aux luttes politiques, un grand, très grand intérêt. Je m’y suis adonné et m’y adonne avec grand plaisir comme à un emploi naturel et satisfaisant de moi-même. J’y désire vivement l’éclat et le succès.. [...] Et pourtant, (…), là n’est point tout, là n’a jamais été ma véritable vie, de là je n’ai jamais reçu aucune émotion, aucune satisfaction qui atteignit jusqu’au fond de mon âme, de là n’est jamais venu le sentiment du bonheur ! Le bonheur, Madame, le bonheur qui pénètre partout dans l’âme, qui la remplit et l’assouvit toute entière (…) est quelque chose, de bien supérieur à tout ce que la vie publique peut donner.[voir la lettre]
Guizot aime la correspondance, il aime la lire et la relire. Il aime aussi l’écrire. Ce genre lui permet d’allier les descriptions, les récits, les portraits, mais aussi les discours autobiographiques, historiques et théoriques. Guizot a aussi une conscience d’historien, et connaît la fécondité de sa correspondance avec Dorothée comme source historique. En 1833 et 1834, François Guizot a permis la création de la Société d’Histoire de France et du CTHS en manifestant le mouvement historiographique, archivistique et archéologique qui passe de l’amateurisme éclairé au savoir scientifique, en institutionnalisant sa connaissance et la diffusion du passé. Il conserve intégralement leur correspondance et il fait transcrire par son secrétaire Hennequin (sans doute à partir de 1844), leurs lettres de 1837 à 1843 sans aucune intervention sur le texte. C’est un moment d’analyse et de recul tout en constituant un moment décisif pour son positionnement public.
La transcription intégrale manuscrite est rassemblée dans dix volumes reliés de Maroquin vert. François Guizot avait pour pratique de rassembler les correspondances échangées avec les femmes qu’il a aimées. Il confie à Dorothée au tout début de leur relation, ce qu’elle appelle avec de la pudeur les deux romans, sa correspondance avec Pauline de Meulan et Eliza Dillon.
Guizot a veillé lui-même à conserver et à établir un corpus de sources d’un moment d’élaboration et de réflexion sur les motifs de son action publique et ses principes politiques, mais aussi de son œuvre historique.
- 1836 (21 janvier) - 1837 (30 juin) : De la Princesse au Ministre, les premiers contacts et échanges parisiens
- 1837-1839 : Vacances gouvernementales
- 1840 (février-octobre) : L’Ambassade à Londres
- 1840 (octobre)- 1847 (septembre) : Guizot au pouvoir, le ministère des Affaires étrangères
- 1848-1849 : L'exil en Angleterre
- 1849 ( 19 Juillet - 14 novembre ) : François de retour en France, analyste ou acteur politique ?
- 1850-1857 : Une nouvelle posture publique établie, académies et salons
*** Documents de la collection : Consulter
*** Titre : La correspondance croisée entre François Guizot et Dorothée de Lieven : 1836-1856
*** Auteur : Guizot, François (1787-1874), Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
*** Date : 1836, 1856
*** Type : Correspondance
*** Mots-Clés : France (1830-1848, Monarchie de Juillet), France (1848-1852, 2e République), France (1852-1870, Second Empire), Diplomatie, Politique, Réseau social et politique, Salon
*** Langue : Français
*** Source : 42AP/100-119
*** Éditeur de la collection : Marie Dupond & Association François Guizot, projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)
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