1836 (21 janvier) - 1837 (30 juin) : De la Princesse au Ministre, les premiers contacts et échanges parisiens
Auteurs : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857) ; Guizot, François (1787-1874)
Ces premiers échanges montrent comment François et Dorothée appartiennent au même réseau social et politique et comment l’expérience du deuil va les rapprocher. Après la mort de ses deux plus jeunes fils en 1835, la princesse de Lieven quitte la Russie en y laissant son mari. Elle arrive à Paris après un séjour à Berlin. Dans la notice biographique que Guizot consacre à la princesse de Lieven, il fait le récit de leur rencontre en 1835, chez le duc de Broglie à Paris et donne ses premières impressions sur la princesse :
Vers la fin de l'été de 1835, elle vint à Paris; elle y trouva d'anciennes et bientôt de nouvelles relations qui l'accueillirent avec cette sympathie à la fois empressée et respectueuse qu'inspire une personne rare par l'esprit, le caractère, les souvenirs de sa vie, et qui se débat passionnément contre une violente douleur. Ce fut alors que je la rencontrai pour la première fois chez le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères et président du cabinet où je siégeais comme ministre de l'instruction publique :
« Venez dîner avec nous, me dit un jour la duchesse de Broglie; nous aurons, en très-petit comité, une personne très-distinguée et très-malheureuse, la princesse de Lieven ; elle vient de perdre deux de ses fils ; elle demande partout en Europe des distractions qu'elle ne rencontre nulle part ; elle prendra peut-être quelque plaisir à causer avec vous. »
Assis à côté d'elle à table, je fus frappé de la dignité douloureuse de sa physionomie et de ses manières; elle avait cinquante ans; elle était dans un profond deuil qu'elle n'a jamais quitté; elle entamait et cessait tout-à-coup la conversation, comme retombant à chaque instant sous l'empire d'une pensée qu'elle s'efforçait de fuir. Une ou deux fois, ce que je lui dis parut l'atteindre et la tirer un moment d'elle-même ; elle me regarda, comme surprise de m'avoir écouté et prenant pourtant quelque intérêt à mes paroles. Nous nous séparâmes, moi avec un sentiment de sympathie pour sa personne et sa douleur, elle, avec quelque curiosité à mon sujet. Elle parla de moi à la duchesse de Broglie, et se montra bien aise de m'avoir rencontré.
Mélanges biographiques et littéraires (1868), pp. 205-206
Quand elle eut pris la résolution de rester à Paris, la princesse de Lieven me témoigna le plaisir particulier qu'elle prenait à me voir et à s'entretenir avec moi. J'étais de plus en plus frappé de son esprit, élevé, naturel, libre en même temps que mesuré, de la vivacité de ses impressions qui ne troublait jamais la solidité de son jugement, et de la profondeur de sentiment qu'elle avait conservée au milieu d'une vie toute politique et mondaine.
Mélanges biographiques et littéraires (1868), pp. p. 209
C'est la profondeur des sentiments de Dorothée qui se révèle à Guizot en février 1837. Guizot exprime clairement, comment non seulement l'expérience commune de la mort d'un enfant va tisser des liens sincères entre Dorothée et lui, mais aussi la réaction de Dorothée à cet évènement dans sa vie.
Deux circonstances amenèrent notre relation à une vraie et sérieuse intimité : le 15 février 1837, je perdis mon fils François que, bien qu'il fût mon fils, je n'hésite pas à appeler le meilleur et le plus charmant jeune homme qu'un père ait pu posséder et perdre ; le lendemain 16 février, je reçus de la princesse de Lieven ce billet. [...] Je fus profondément touché de cette sympathie si franchement et si douloureusement exprimée.
Mélanges biographiques et littéraires (1868), pp. 209-210
Lors du début de son premier séjour au Val-Richer sans son fils François, Guizot exprime clairement comment l'intensité de leur relation et de leur intimité est due à l'expérience commune du deuil.
Voir la lettre
Le manuscrit autographe n'est pas accessible. Ce billet a été transcrit par Guizot. (Voir la lettre). Malheureusement, il n'y a pas de traces des lettres de Guizot de février 1837. Ne sont disponibles que leurs échos dans les réponses de Dorothée (Voir la lettre du 20 février 1837 à François Guizot.)
Mélanges biographiques et littéraires (1868), pp. 209-210
C'est un moment de crise intime et politique. Guizot indique comment se noue leur relation à ce moment décisif de son parcours politique. Au Chapitre XXII du quatrième tome de ses Mémoires, Guizot fait référence aux soutiens qu'il a reçus au cours de cette période douloureuse :
Je ne me suis jamais senti plus près de plier sous le fardeau. A peine un mois après ce coup, les grands débats des Chambres commencèrent. Outre la politique générale, j’eus à soutenir, pour mon propre compte, la longue discussion du projet de loi que j’avais présenté un an auparavant sur l’instruction secondaire. Puis éclata la crise ministérielle. Je fus aidé, dans ma pesante tâche, par la sympathie qui me fut témoignée de toutes parts à ce cruel moment […].
Mémoires, Tome quatrième, p. 231
Voir la lettre
Guizot éclaire comment les liens se serrent entre eux et souligne qu'aucun intérêt politique a été le moteur de leur relation.
Ainsi commença, entre elle et moi, une amitié qui devint de jour en jour plus sérieuse et plus intime. Nous avions connu, l'un et l'autre, les grandes tristesses humaines et atteint l'âge des mécomptes; l'intimité s'établit entre nous simplement, naturellement, sans aucune pensée politique, à la suite des circonstances personnelles qui nous avaient fait vraiment connaître l'un à l'autre et nous avaient fait sentir une mutuelle sympathie.
Mélanges biographiques et littéraires (1868), p. 211
Dans la correspondance, le 15 juin 1837 marque un moment fondateur où des paroles prononcées auraient scellé leur lien. (Voir les lettres)
On pourrait nuancer Guizot sur un point. Si aucun enjeu politique a déterminé leur relation, leur passion commune pour la politique, et l'Europe des puissances les conduit à inscrire leurs échanges et décrire leurs activités au sein de questions de politique intérieure et de relations internationales. Il est bien question de politique entre eux. Et l'enjeu éditorial de cette correspondance est justement d'évaluer la dynamique de l'intimité entre la princesse de Lieven et François Guizot dans l'élaboration de la figure européenne et de la carrure internationale de Guizot.
- 1837-1839 : Vacances gouvernementales
- 1837 (1 er Juillet- 6 Août) : Les premières semaines de la relation et de la correspondance entre les deux amants
M.D.
Les documents de la collection
13 notices dans cette collection
En passant la souris sur une vignette, le titre de la notice apparaît.Les 10 premiers documents de la collection :
Fiche descriptive de la collection
- Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
- Guizot, François (1787-1874)
- 1836
- 1837
- Deuil
- France (1830-1848, Monarchie de Juillet)
- Relation François-Dorothée
- Réseau social et politique