59. Lettre fermée à Lan-chat-na

Auteur(s) : Sassine, Williams

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Sassine, Williams, 59. Lettre fermée à Lan-chat-na, 1993/04/19

Claire Riffard, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

Consulté le 22/08/2025 sur la plate-forme EMAN : https://eman-archives.org/francophone/items/show/3403

Texte de l'article

Transcription

N° 59, 19 avril 1993 : «Lettre fermée à Lan-chat-na»

Lan-Chat na, je viens d’arriver à Abidjan, vous savez, la ville là qui n’est pas sur le même continent que Conakry. Là-bas, quand tu appuies sur un bouton, le courant vient en courant et l’eau arrive comme si elle t’attendait depuis ta création.
Les rues sont grandes et propres comme une chaussure bien cirée. Il y a même des ponts pour faciliter la circulation. Le téléphone te permet de dire ce que tu veux à qui tu veux, il suffit de composer le numéro. Mais il ne faut pas appeler la Guinée. On vous répondra que la ligne est occupée. C’est quoi chat ? Occupée à faire quoi ? Aller au marché ? À dormir, à ne rien faire ? Ah Kéla !

Lan-chat-na, vous n’avez jamais voyagé au fond. Vous descendez dans les aéroports, on vous accueille avec des discours plein de promesses, et vous en faites de même. Pendant ce temps, notre « ERRE-Guinée » est confisqué pour votre plaisir, comme la circulation quand vous partez quelque part et quand vous revenez de nulle part. Un peu comme le destin de notre Guinée. Le beau pays de nos ancêtres, qui ont bien fait de mourir avant 58. Le pays était déjà foutu puisque les fous ne trouvaient pas à manger, même dans les poubelles.

Aujourd’hui c’est au guinéen moyen, celui du recensement de La Gomme, qui ne sait pas s’il est le 7 millionième ou le 8 millionième ( ?)

Pour en revenir à La Gomme, très affable quand on l’écoute et presqu’agressif quand on pose des questions, la dernière fois que l’Enelgui est venue dans le quartier, pour le présenter à la télé, il avait l’air amaigri. Doit-il deviner que son tour approche ? Il veut bien tisser une histoire d’amour entre la belle Guinée et vous, Lan-chat-na. Mais on dirait que c’est un mauvais entremetteur. La première fois que je suis tombé amoureux, c’est un copain comme lui que j’ai envoyé chez ma dulcinée. Je ne l’ai jamais revu. Le bougre était parti avec la fille.

Ah kéla ! Ne déraillons pas comme nos trains. Je disais qu’Abidjan n’était pas sur la même planète que Conakry, puisqu’il est miraculeux que le guinéen atteigne 40 ans sans mourir.

A présent après 40 ans, s’il n’est pas mort, il est presque abruti. Être né ici, c’est être atteint de méningite morale. J’en parle, parce que en ce moment, cette méningite est à la mode. Elle a touché même notre multipartisme qui a du mal à partir. La démocratie méfiante, s’éloigne à juste raison, à cause d’une contagion plus que probable. Elle attend les élections.

Au fait, il paraît que ces élections seront dans le dernier trimestre. « Dernier » fait partie de notre vie. Encore une fin de mois ou d’année. Mais « dernier » trimestre veut dire quoi ? October, November or December ? Je suis en train de devenir anglophone avec tous ces réfugiés, comme si les guinéens n’étaient pas eux-mêmes des réfugiés chez eux. Réfugiés politiques économiques ou scolaires. Le cimetière de Donka est plein d’autres réfugiés. La catégorie qui dort en paix en ce moment, sans payer ni Enelgui, ni loyer, sans aller au marché, sans écouter la rubrique nécro « courtes maladies » ?

Lan-chat-na, il paraît que le 3 avril vous avez dit que « Après Dieu, ce sont les militaires » ou je ne sais quoi ? Je pense que ce n’est pas vrai que vous ayez dit ce blasphème. Parce que personne ne peut se placer directement derrière Dieu, à la place des anges, des saints et des prophètes. Mais il se peut que vos détracteurs aient raison. Mais enfin…les anges ont enregistré.

Puisqu’on veut prendre leur place.

Donc j’étais à Abidjan. La première fois, dès que je suis arrivé on m’a mis dans un hôtel. L’ascenseur marchait. La chambre était propre. Je me dirigeai vers la baignoire, juste pour vérifier. Quoi ? Je ne le sais pas trop.

En tout cas, j’ai tourné un robinet en mettant un doigt dessous. Et j’ai hurlé, brûlé. L’eau chaude pouvait donc exister. Si je n’avais pas mal au doigt, j’aurais crié « Euréka », comme Archimède quand il faillit se noyer.

J’étais à Abidjan sur invitation de Koly, un compatriote, pour sa pièce de théâtre « Waramba ». Qu’en dire ? Puisque pendant 5 jours la salle était pleine.

Par hasard, j’y ai rencontré d’autres compa-triotes : Siba, un talentueux acteur et metteur en scène, Fanye Touré, l’auteur de la merveilleuse pièce « La rigolade » et ses sympathiques comédiens.

Lan-chat-na, je me suis demandé pourquoi les artistes habitant la même ville n’ont jamais l’occasion de se rencontrer. Ah Kéla !

Il est vrai que nous avons plusieurs capitales dans Conakry, le I, le II, le III. Ce n’est donc pas de votre faute. Ce n’est la faute de personne, puisqu’apparemment PERSONNE n’habite la Guinée, vu son état d’abandon. Le 160^èmepays sur 160. Etre dernier, au fond, est une place confortable puisque à cette place, on n’a pas peur d’être dépassé.

Lan-chat-na à Abidjan on travaille, on est toujours prêts à contester et à se battre pour le développement à plusieurs vitesses. L’homme qu’il faut, à la place qu’il faut. Nous on roule comme des « allakaboms » et sans assurances.

Mais Lan-chat-na, on s’en fout n’est-ce pas ? C’est Allah qui donne le pouvoir !

P.S. J’ai envie de repartir Lan-chat-na. En attendant n’ouvrez pas cette lettre.

Williams Sassine

Billet

« L’infirme de l’infirme »

Il avait perdu ses pieds à sa naissance. L’autre avait tout perdu quelque part. On donna un tricycle au premier, à cause « des droits de l’enfance ». On n’avait pas prévu encore le cas de l’autre. Il se colla au tricycle. La « naissance » pédala pour aller faire mendier le « quelque part ».

Ainsi la 2^èmeRépublique porte la Première.

Sassine

Description & analyse

Auteur de l'analyseDegon, Elisabeth

Contributeur(s)Degon, Elisabeth (collecte et saisie)

Éditeur(s) de la ficheDegon, Elisabeth

Auteur(s) de la transcriptionDegon, Elisabeth

Informations générales

LangueFrançais

CoteLe Lynx, n° 59

Présentation

Date1993/04/19

GenreDocumentation - Presse

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Fiche : Elisabeh Degon, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes, CNRS-ENS ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)

Éditeur de la ficheClaire Riffard, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

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Notice créée par Elisabeth Degon Notice créée le 30/07/2019 Dernière modification le 01/09/2022

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