Les folios

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Sassine, Williams, 60. Un aller et deux retour, 1993/04/26

Claire Riffard, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

Consulté le 29/08/2025 sur la plate-forme EMAN : https://eman-archives.org/francophone/items/show/3404

Texte de l'article

Transcription

N° 60, 26 avril 1993 : « Un aller et deux retours »

Je revenais d’un festival. Quand l’avion s’est posé, j’ai failli dire OUF ! Mais je dis à mon voisin, un artiste guinéen : « hé Kéla !». Il me revenait que j’étais de nouveau à Conakry, l’ex-miss de l’Afrique de l’ouest, l’ex-château d’eau, le pays des « Ex ». On s’en fout ! De toute façon mourir à 40 ans, il y a de quoi se foutre de la famine, des maladies, des élections et des discours prometteurs.

J’étais comme d’habitude chez « Marco Polo », le plus grand marcheur que j’ai vu. De son comptoir aux clients, il parcourt en moyenne 100 kms par jour. Enfin…ses affaires avaient l’air de marcher comme lui. Une simple apparence. Il ouvrait souvent son cahier avec des plaintes étouffées. On lui devait tous. Et plus on lui devait, et plus il accordait de crédit. Impossible pour lui de s’arrêter, sinon, on ne payerait pas le jour improbable promis. Comme les élections promises, on attendait tous le dernier trimestre pour régler les comptes. Parce que depuis 58, nos rênes ressemblaient plutôt à un mauvais compte. Le genre cauchemar où le diable vous court après comme le « multipartisme » en ce moment. Un diable mille-pattes doublé d’une pieuvre.
Moïse le prophète de malheur était assis à côté avec son énorme poste radio collé aux oreilles. Il cherchait une nouvelle catastrophe à nous communiquer. Il semblait énervé. Tout allait bien ailleurs. Au Libéria, on disait que Charles-Terreur était seulement blessé aux jambes. Au Liban, deux bombes seulement avaient éclaté. En Angola, seulement 6 morts lors d’une attaque de Savimbi. En Algérie, seulement 2 policiers tués par les intégristes. En France, le mythe errant restait seul. Tout chat là quoi…

- Je ne comprends pas, commence Moïse. On dirait que tout est normal aujourd’hui. Ce n’est pas normal ! On fit semblant de ne pas l’écouter.
- Ils m’ont encore volé, dit Tara le boutiquier en faillite, mon perroquet qui ne parlait pas. Ils l’ont pris pendant que je nettoyais la maison pour une fois. La propreté et l’honnêteté dans ce pays ne servent à rien.
- Pas de politique ici, fit Marco Polo.
- Mais ce n’est pas de la politique un perroquet ! rétorque Django celui qui ne buvait que dans les verres des autres

« Le géant de la forêt » bondit de son tabouret, agressif comme tous les nains.
- Hé Kéla ! Vous ne pensez même pas à ma « baleine » Marguerite ! Elle est partie depuis une semaine voir sa mère. Et je n’ai pas de nouvelles jusqu’à présent. Le téléphone ne marche pas.

On savait tous où elle était la « baleine ». Juste à côté avec un autre qui aimait les grosses. Mais ce ne sont pas des choses à dire à un ami amoureux. Les cocus sont toujours les derniers informés, même en politique. Un camion militaire passait poussé par des enfants. Avec chat, comme disait l’autre à propos de sport « l’essentiel n’est pas de gagner mais de participer ».

- Mais rien ne marche. Pourquoi veux-tu que le téléphone lui marche ? dit Moïse. Même si ton téléphone avait des pieds, il n’irait pas loin. C’est pour ça que Lan-chat-na prend son hélico ou ERRE-Guinée, même quand il va à côté.
- Arrêtez de parler de ce type, fit Marco Polo. Sékou était méchant, Lan-chat-na n’est pas tellement beau. Alors qu’est-ce que vous voulez ? Notre pays a un destin comme chat.
Je pensai qu’après la méchanceté, et main-tenant la beauté-laideur, le troisième serait un mélange des deux. Ou un monstre plus méchant et plus laid que les autres. Amen ! Hé Kéla !
- Marco Polo a raison, dit Tara. C’est vrai que moi je suis en faillite parce que j’avais trop confiance. Lan-chat-na a trop confiance en l’unité du pays. Ce n’est pas vrai ! Il nous faut un fédéralisme. Chaque région doit avoir son président, après les 4 présidents s’arrangent entre eux. Sinon, mes frères…

Je ne savais pas que le boutiquier sans la boutique pouvait parler aussi longuement du malheur des autres ou d’un pays, sans pleurer sur sa vie. Comme si on devait satisfaire les besoins d’un absent aux toilettes.

Un chien vint nous regarder un moment, l’air dégoûté d’un coup. En plus, il était galeux et squelettique. Tout le monde se foutait de tout le monde. Quand le bossu ne voit pas sa bosse, il la voit chez les autres. Il est possible qu’une poule vienne un jour nous narguer de la même façon. Celle-là, je m’en occuperai personnellement. Lui tordant le cou, je penserai à mon coq métis à la queue tordue, disparu. J’ai écrit à Lan-chat-na pour qu’on me le rende. Le public fidèle au « Lynx » est au courant, et est témoin. Lan-chat-na, rendez moi mon coq qui me réveillait pour travailler, afin que je ne devienne pas un chômeur. Il est déjà difficile de faire une chronique dans un pays immobile. Il n’y avait que ce coq qui me faisait croire que nous étions en train de changer. Dans la marmite où on l’a plongé, je salue ses dernières volontés qui restent les miennes : vouloir pousser un Cocorico et gratter la terre pour pouvoir écouter au dessus de ces trous, un arbre poussant et se poussant jusqu’au ciel, pour se transformer en prières et donner une forme aux appels des muezzins.

Une vie aux pauvres retenus par la pesanteur de leur existence. Le Lynx est ailleurs, on dirait, ironisa Tara. Je ne lui répondis pas.

Dans ce pays, quand on tient une idée, on ne lâche pas. Et je tenais la mienne, même si je ne savais pas où elle pouvait mener. A la façon de Lan-chat-na quand il a pris le pays. Lui et moi, on se faisait tirer au lieu de pousser. Mais c’est la vie. Il me fallait retourner à Abidjan pour pouvoir travailler la nuit.

Williams Sassine

Billet

UNE AVANCE À COMMANDER
-       Barman, donne nous deux topettes de Wodka !
-       Il n’y a pas de courant patron
-       Je m’en fous ! le courant est une nouvelle marque d’alcool ?
-       En tout cas, je n’ai rien de glacé.
-       Je m’en fous ! Même si c’est chaud, donne !
-       On paye d’avance.
- Je m’en fous ! L’avance c’est une autre marque ?

Sassine

[1]MASA du 29 mars au 1^eravril1993

Description & analyse

Auteur de l'analyseDegon, Elisabeth

Contributeur(s)Degon, Elisabeth (collecte et saisie)

Éditeur(s) de la ficheDegon, Elisabeth

Auteur(s) de la transcriptionDegon, Elisabeth

Informations générales

LangueFrançais

CoteLe Lynx, n° 60

Présentation

Date1993/04/26

GenreDocumentation - Presse

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Fiche : Elisabeh Degon, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes, CNRS-ENS ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)

Éditeur de la ficheClaire Riffard, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

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Notice créée par Elisabeth Degon Notice créée le 30/07/2019 Dernière modification le 01/09/2022

60. Un aller et deux retour

Auteur(s) : Sassine, Williams

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