97. Une vie ça ne trompe pas

Auteur(s) : Sassine, Williams

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Sassine, Williams, 97. Une vie ça ne trompe pas, 1994/01/24

Claire Riffard, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

Consulté le 20/08/2025 sur la plate-forme EMAN : https://eman-archives.org/francophone/items/show/3439

Texte de l'article

Transcription

N° 97, 24 janvier 1994 : « Une vie, ça ne trompe pas »

Je n’avais rien à foutre. Souaré, le pilote avait foutu le camp ailleurs, dans son avion personnel. Je me demandais qu’est-ce qu’il fallait foutre, quand des militaires sont passés, en tirant en l’air, des balles qu’on qualifiera le lendemain de balles perdues. De toutes façons on chen fout ! Comme tout est perdu, pourquoi pas les balles ?

Les putains sont perdues. Les honnêtes ménagères sont perdues. Les deux catégories ont des seins qui tombent à force de ne pouvoir se relever, pour croire. Les fonctionnaires trainent du pied, les déflatés marchent sur les mains, les infirmes se soûlent la gueule, les gueulards ronflent pendant que le coq de La Baïcha se réveille à 6h09’.

Mais les moustiques, pendant ce temps, me sifflaient à l’oreille : « Fous le camp, sinon on va te manger. Enelgui va partir tout de suite en courant, comme un bon courant… »

Je m’en fous des moustiques ! J’ai fait Siguiri, Boké, Boffa. Dans ces coins, les moustiques, ce sont des caïmans volants. Ceux qui en reviennent vivants en général, sont appelés pour diriger un pays qui souffre de palu chronique, ou de démocratie permanente. Mais on chen fout !

Avec toutes ces pensées capables d’être guinéennes, à défaut d’être sages, je suis rentré dans le premier bar, à droite d’une rue qui n’avait pas de gauche, comme notre nouvelle République. Dedans le courant. L’eau, elle faisait semblant de s’arrêter. On s’en foutait de toute façon, puisque personne ne savait où aller. Il n’y avait que les piqûres des moustiques qui nous faisaient rêver. Alors on parlait d’un Canada glacé à mort, ou d’une Mauritanie, terreur des insectes. Je me suis assis. Apparemment personne ne m’avait vu. C’est comme ça la vie. Tu te crois important, mais dans le premier « maquis » rencontré, on ne te regarde pas. Dans ces endroits-là, il faut avoir la philosophie de notre président et se dire : « Si quelqu’un ne veut pas me voir, il n’a qu’à se crever les yeux ». Où est le problème Comme l’affirmait Archimède en plongeant ses parties intimes dans une baignoire bouillante. On connaît la suite. Les grandes découvertes tiennent à ce qu’on ne montre pas. Freud l’a bien compris en disant qu’il faut laisser jouer un nourrisson avec sa merde.

Une bonne leçon pour le futur adulte, puisque le monde est un tas de merde.

Bon. Décidément, on ne voulait pas me servir. Je me suis levé pour partir, mais j’ai vu passer Condé le-Maître-Tribun, toujours à pieds évidemment : son parti le PSDG, qu’il porte sur le dos, comme une punition, n’avait aucune chance. Mais lui, il avait la foi, qu’on devinait à travers ses souliers troués. C’est un fou comme ce type qui pourrait diriger ce pays un jour. À moins que ce soit un Aliou Vé, sans illusions, sans vœux pieux, agenouillé dans son purgatoire, comme un jardinier loin de son jardin.

- Patron, on vous sert quelque chose ?

J’ai demandé un jus de citron, avec une larme de scorpion constipé et un peu de salive de chèvre en grossesse. Le courant est passé comme d’habitude, mais le breuvage est arrivé. Patron, c’est bon ! C’est du nouveau, ce que vous avez commandé.

J’ai pensé un instant à Hadja Tété et à sa tête de directrice de …Bonagui. Mais on chen fout ! Et j’ai bu l’infamie, incolore, inodore, tout chat là, quoi ! À côté, un vieux policier borgne disait : « Moi on m’a chassé comme ça sans raison. J’ai pourtant encore des copains qui n’ont qu’un bras ou un pied. Mais, ils règlent encore la circulation. Moi, on a dit que parce que j’ai un seul œil, je dois partir. J’ai pris mon argent pour boire, et je bois. Qui n’est pas d’accord ?

Personne n’a osé répondre. On ne se bat pas dans l’obscurité contre un borgne. Quelqu’un a gueulé dans la rue : « C’est bientôt la fin du monde. Repentissez-vous ». Le borgne s’est baissé, a ramassé une bouteille, et l’a balancée dans les dents du prophète de malheur. Pour un borgne, il visait bien. On a entendu un bruit de crachat et puis, plus rien.
- Quand quelqu’un n’a pas de problèmes, il faut le soigner avec des Bonagui vides, conclut notre borgne. Qui a encore une bouteille sous la table ?

Le prophète de malheur, apparemment avait repris ses esprits à cause de la bouteille, puisqu’on l’entendit crier : « Bientôt le monde sera un paradis… » Et bizarrement j’ai pensé à La Mine, le roi de la Basse Cour, en me disant : « Pourquoi aller s’entrainer un dimanche à Dubreka, pour un tir aux armes ? Un perroquet armé, comme dans un mauvais film de Western ? »

- Bonjour mes chéris. Je suis en grossesse. Peut-être qu’il y a 16 dedans. Touchez un peu, vous allez voir. C’était Marguerite la Baleine. J’avoue que j’ai touché, pour essayer de deviner le gaillard qui avait pu faire la chose. Au fond, j’étais un peu jaloux, et en même temps curieux.
- Ne soyez pas fâchés, les copains, fit-elle. J’ai eu seize amants dans le mois, c’est tout. Mais c’est à qui le bébé ? On s’est regardés. Et on s’est tous tournés vers le policier borgne. C’est lui qui avait amené Marguerite la Baleine avant hier, quelque part.

- Je paye la tournée, dit-il.

Pendant qu’on l’applaudissait, il ajouté : « C’est à crédit. Si le bureau est d’accord. »

Williams Sassine

A suivre

Billet

Le chat m’a conté.

La Basse Cour a été convoquée vers Dubréka, pour un entraînement militaire, le dimanche 16 janvier. Alors la prochaine fois qu’elle va siéger, éteignez vite vos télés. Elle serait capable de vous tirer dessus à travers le petit écran.

Pour les prochaines élections, il serait intéressant de ne laisser voter que ceux qui n’ont pas pu le faire lors des « présidentielles ». On pourrait ajouter ceux dont les voix ont été gommées.

Pourquoi laisser toujours voter les mêmes, puisqu’on connaît déjà leur choix.

Sassine

Description & analyse

Auteur de l'analyseDegon, Elisabeth

Contributeur(s)Degon, Elisabeth (collecte et saisie)

Éditeur(s) de la ficheDegon, Elisabeth

Auteur(s) de la transcriptionDegon, Elisabeth

Informations générales

LangueFrançais

CoteLe Lynx, n° 97

Présentation

Date1994/01/24

GenreDocumentation - Presse

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Fiche : Elisabeh Degon, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes, CNRS-ENS ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle). Licence Creative Commons Attribution – Partage à l’Identique 3.0 (CC BY-SA 3.0 FR)

Éditeur de la ficheClaire Riffard, équipe francophone, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS) ; projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle)

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Notice créée par Elisabeth Degon Notice créée le 30/07/2019 Dernière modification le 01/09/2022

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