La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


9. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Milan, le 26 prairial de l'an IV de la République

Ma dernière lettre,[1] Ma très chère amie, a dû tarder à te parvenir. Nous avions compté sur un courrier extraordinaire que devait envoyer Saliceti[2] ; ou nous avons manqué le courrier, ou il n'est pas parti, et deux jours après on nous a renvoyé nos lettres que nous avons ensuite mises à la poste, ce qui a dû les retarder. Nous avons fait à Milan le principal de nos opérations et nous partirons demain matin pour Pavie. Il paraît qu'il y aura dans l'Université de cette ville une bonne récolte à faire pour la République[3] et il peut se faire que nous y soyons assez longtemps.[4] Dans ce cas je ne manquerai pas de t'écrire. Dans ce moment, le général en chef[5] et Saliceti sont absents[6] ; il ne part plus de courrier extraordinaire d'ici, et la présente te parviendra encore par les voies ordinaires et lentes.[7]
Le pays où nous sommes est très remarquable par sa culture soignée et par le grand nombre de canaux d'arrosement dont toute la plaine est garnie, en sorte que presque tous les héritages peuvent être arrosés et abreuvés pendant les grandes chaleurs ; ce qui donne à la végétation un air de force qu'elle n'a pas ordinairement ailleurs.[8] La ville aussi mérite d'être vue. Elle est à peu près de la grandeur et de la population de celle de Marseille. Ce qui lui donne un aspect particulier, c'est l'usage où l'on est d'employer des colonnes de granit d'une seule pièce. Ces masses se tirent des Alpes par le lac Majeur, on les descend par le fleuve du Tessin et par les canaux jusqu'à Milan où tous les bâtiments en contiennent. Le granit est assez beau et très bon ; le plus souvent les colonnes sont simplement taillées, mais dans quelques monuments elles sont polies, ce qui les rend plus précieuses. Dans le seul bâtiment du grand Hôpital, il y a en mille, et je crois être au dessous de la vérité en disant qu'il y en a au moins vingt mille dans tout Milan.
Ici, tous les bâtiments publics sont taillés en grand: notre Hôtel Dieu de Paris n'est rien en comparaison de l'Hôpital majeur; mais il faudrait mieux que tout fut arrangé pour qu'il n'y ait point d'hôpital, et il paraît au contraire que rien n'est disposé pour la prospérité du peuple. Ce peuple-ci paraît assez bon. Je pense toujours à mes deux enfants[9] et chaque fois que je vois quelque chose, ou qu'il me vient une réflexion qui pourrait leur être utile, je suis prêt à me retourner pour le leur dire, mais elles ne sont là ni l'une ni l'autre et je retiens ma réflexion.[10] Que Louise pense quelquefois à moi de son côté et qu'elle m'écrive un petit mot. Depuis notre départ de Paris, nous n'avons vu aucune gazette.[11] Nous ne savons pas ce qui se passe à Paris et il semble que nous ne sommes plus de ce monde ; car il est clair que pour l'Europe entière, Paris est le monde.
Je t'embrasse de tout mon cœur ; ne m'oublie pas auprès du frère, de la sœur[12], du citoyen et de la citoyenne Baur[13], de la citoyenne Berthollet,[14] de Victoire,[15] de Paméla[16] et compte sur le tendre attachement de ton ami
Monge.
 
Mes deux collègues Moitte et Berthélémy sont partis aujourd'hui pour Modène, où ils vont mettre la dernière main à l'exécution du traité par lequel on doit livrer 20 tableaux.[17] Je ne te parle pas de Berthollet, parce qu'il écrit aussi aujourd'hui à sa citoyenne.
 

[1] Lettre n°8 de Milan du 21 prairial an IV [ 9 juin 1796].

[2] Antoine-Christophe SALICETI (1757-1809) Il présente au Directoire ses projets d’extension du système républicain promu par la France à toute l’Italie. Le 30 janvier 1796, il est nommé par Carnot commissaire à l’armée d’Italie. Carnot nomme aussi Garrau qui vient suppléer Saliceti. Les commissaires aux armées étaient déjà en place sous la Convention. Le Directoire les conserve. Le décret du 22 Brumaire an IV [13 novembre 1795] définit leur « fonction de surveillance et les obligations imposées aux commissaires du gouvernement près les Armées. « Ce sont « des agents immédiats du gouvernement », ils ne peuvent et ne doivent prendre aucune initiative.  Ils ont la surveillance de toutes les parties administratives et militaires. Ils doivent suivre et faire connaître les ordres particuliers venant du Directoire. Ils ont le contrôle des effectifs et du matériel. Ils ne rendent pas de comptes quotidiens au Directoire mais chaque décade. Dans leurs comptes-rendus, les Commissaires doivent informer le Directoire « sur le civisme, les talents et la moralité des chefs militaires et des administrateurs ». Ainsi, selon Godechot, leur mission consiste à surveiller, contrôler et espionner sans le pouvoir d’ordonner, de commander et de prendre des arrêtés. (GODECHOT J. (1941), Les commissaires aux armées sous le Directoire, Paris, P.U.F., pp. 44-45.) Carnot complète ces premières instructions par celles du 20 pluviôse. Les généraux sont désormais hors de la compétence des commissaires, et dans les cas d’urgence dans lesquels il n’est pas possible de se référer au Directoire, c’est le général en chef qui a l’initiative de solliciter l’ordre. En pratique, les commissaires ont des pouvoirs beaucoup plus étendus. (GODECHOT J. (1941), pp. 49-50).

[3] Pavie est à la deuxième moitié du XVIIIe siècle une Université leader en Italie grâce aux réformes de l’impératrice Marie-Thérèse, notamment celles relatives aux programmes des cours de mathématiques, et à la nomination de trois nouveaux professeurs de mathématiques Ruggero Giuseppe BOSCOVICH (1711-1787), Lorenzo MASCHERONI (1750-1800) et Gregorio FONTANA (1735-1803). (PEPE L. (1996), « Condorcet et l'Italie : la vie de Voltaire et les éloges d'Euler et de D'Alembert », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée T. 108, N°2. 1996. pp. 533-545, p. 541.) Voir la lettre n°10.

[4] L’ensemble de la commission se rend à Pavie du 15 au 23 juin à l’exception de Berthélemy et Moitte. Voir la lettre n°10.

[5] Napoléon BONAPARTE (1769-1821).

[6] Ils sont à Tortone. Bonaparte écrit à Joséphine le 26 prairial an IV [14 juin 1796] du quartier général de Tortone : « Depuis le 18 [6 juin], ma chère Joséphine, je tardais et je te croyais arrivée à Milan. À peine sorti du champ de bataille à Borguetto [30 mai], je courus pour t’y chercher : je ne t’y trouvais pas ! […] Le Tessin étant débordé, je me suis rendu à Tortone pour t’y attendre [depuis le 13 juin]. » (688, CGNB).

[7] Catherine la reçoit le 7 messidor an IV [25 juin 1796]. Voir la lettre de Catherine à Gaspard du 8 messidor an IV [26 juin 1796].

[8] Monge décrit la Lombardie et son système d’irrigation dans plusieurs lettres de juillet 1796 à différents correspondants non seulement à ses collègues savants, Prieur et Carnot (lettres n°16 et 17), mais aussi à sa femme (lettres n° 10 et 13) et à son gendre Marey (lettre n°22). La question de l’établissement d’un système de canaux de communication fluviale et d’irrigation préoccupe les savants et se manifeste dans leur correspondance. L’intérêt de Monge pour les questions d’hydraulique apparaît dès 1760, alors qu’il a quatorze ans et qu’il est élève des Oratoriens de Beaune. Il construit une pompe à incendie. Dans le fonds Monge de l’École polytechnique se retrouve un important ensemble de mémoires et de rapports à ce sujet rassemblés par Monge. Sur les enjeux scientifiques des progrès de l’hydraulique, voir la lettre n°16.

[9] Émilie (1778-1867) et Louise MONGE (1779-1874).

[10] Si les rapports de Monge avec les élèves de l’École polytechnique sont le plus souvent comparés à ceux d’un père avec ses enfants (cela est exprimé clairement par les élèves de Monge notamment par Charles Dupin qui le rappelle à plusieurs reprises dans son Essai historique […] (DUPIN Ch. (1819), p. 7, 78, 154, 166), inversement Monge se montre professeur avec ses enfants. De son côté, Louise imagine quelle instruction elle aurait pu tirer d’un voyage avec son père en Italie, en lui rappelant son habitude de la prendre avec lui durant ses tournées d’examinateur de la Marine. Dans sa lettre du 29 vendémiaire an V [10 octobre 1796], Louise s’étonne que son père se réjouisse de quitter Rome (voir la lettre n°30) et lui écrit :  « Il paraît mon cher papa que tu es fort content d’avoir quitté Rome et que tu ne regrettes pas cette grande ville, il me semble cependant qu’un amateur de curiosités et d’antiquités comme toi aurait dû trouver de quoi bien satisfaire son goût dans une ville où chaque pierre doit offrir quelque  chose d’intéressant aux yeux des connaisseurs car j’imagine bien que c’est bien autre chose à Rome que dans les villes que nous avons parcourues ensemble, et où tu trouvais cependant presqu’à chaque pas quelque chose d’intéressant. » Monge ne limite pas son attitude paternelle et pédagogique à ses seules filles. Il étend ses pratiques éducatives aux jeunes que le couple Monge accueille comme Paméla la jeune nièce de sa femme (voir la lettre n°118) et sa sœur Anne-Françoise HUART (1767-1852). Dans sa lettre du 8 messidor [an IV] [26 juin 1796], Anne-Françoise évoque qu’elle était aussi destinée à partir en voyage avec Monge, c’est son mariage avec Berthélémy BAUR (1752-1823) en 1791 et la naissance de son fils Émile en 1792 qui l’en ont empêché. Elle lui écrit : « Je crois que tu dois bien désirer tes enfants. Le plaisir que tu avais à leur communiquer toutes tes observations lorsque tu voyageais avec elles doit te faire regretter de ne pas les avoir avec toi. Ce voyage-ci leur aurait été encore plus utile. Je suis bien flatté que mon tour se soit payé en conversation. Je me faisais une grande fête pour aller avec toi, maintenant il n’y faut plus y penser et te prier de réserver ta bonne volonté pour Émile quand il aura quelques années de plus. Cela lui fera perdre un peu de sa timidité et de sa poltronnerie. Il parle souvent de papa Monge qui le faisait tant sauter et t’embrasse. » À son tour, le 25 germinal an V [14 avril 1797], Émilie fait le projet de confier à Monge l’éducation de son petit-fils : « Nous te l’ébaucherons mon cher papa et dans 6 ou 7 ans nous te prierons de t’en charger. Je ne sais si je le juge plus favorablement qu’un autre mais je crois qu’il ne sera pas sot. » Sur l’attitude pédagogique de Monge envers les enfants et les membres de sa famille voir les lettres n°13, 14, 20, 48, 107, 108, 171 et 173.

[11] La correspondance privée est un moyen d’information qui parfois apparaît plus fiable que les gazettes. D’autre part, cette activité semble répondre à un souci pédagogique. Voir la lettre n°118.

[12] Louis MONGE (1748-1827) et sa femme Marie-Adélaïde DESCHAMPS (1755-1827).

[13] Barthélémy BAUR (1752-1823) et Anne Françoise HUART (1767-1852) sœur de Catherine Huart.

[14] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829) femme de Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822).

[15] Victoire BOURGEOIS (17 ? -18 ?).

[16] Élisabeth-Christine LEROY(1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine HUART.

[17] Jean-Simon BERTHÉLÉMY (1743-1811), peintre et Jean-Guillaume MOITTE (1746-1810), sculpteur ; ils enlèvent à Modène six tableaux destinés à compléter le nombre de vingt stipulés dans l’armistice conclu avec le duc de Modène le 12 mai 1796. 

AnalyseTranscription de la lettre par René Taton à partir de la lettre autographe fonds Marey-Monge.

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

Ce document a pour thème Canaux d'irrigation comme :
16. Monge à Carnot
17. Monge à Prieur
10. Monge à sa femme Catherine Huart
13. Monge à sa femme Catherine Huart
22. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey
Ce document a pour thème Monge pédagogue comme :
13. Monge à sa femme Catherine Huart
14. Monge à sa femme Catherine Huart
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48. Monge à sa femme Catherine Huart
107. Monge à sa femme Catherine Huart
108. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

Ce document a pour thème Monge pédagogue comme :
171. Monge à sa femme Catherine Huart
173. Monge à sa fille Émilie Monge

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

Ce document a pour thème Monge pédagogue comme :
118. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1798-1799 : Le voyage de Civitavecchia à Malte. l'expédition d'Égypte et le retour en France. Prairial an VI – nivôse an VIII

187. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Marine (examinateur) comme ce document

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

7. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Monge pédagogue comme ce document
15. Les commissaires au ministre des relations extérieures a pour thème Réseau scientifique (France-Italie) comme ce document

Collection 1795-1796 : Les débuts de l’École polytechnique. Fin de la Convention et premiers mois du Directoire. Thermidor an III - pluviôse an IV

4. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey a pour thème Vie familiale comme ce document

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

131. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Vie familiale comme ce document

Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

161. Monge à sa femme Catherine Huart
a pour thème Vie familiale comme ce document
Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022