La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


48. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

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Milan, le 18 nivôse de l'an V de la République
Je te mandais je crois, ma chère amie, dans une de mes lettres,[1] que nous étions ici à peu près comme l'équipage de l'amiral Anson lorsque n'ayant pu s'emparer du galion d'Espagne qui n'avait pas été expédié, et après s'être exercé tous les jours pendant une année entière à l'attaque de ce galion, il le vit enfin paraître un beau matin au milieu de la mer du sud. Il me semble dans ce moment que j'entends crier sur le pont le galion, le galion, le galion !
Le général en chef[2] part demain matin ou même cette nuit pour Bologne ; il s'agit de faire mettre bas les armes à cette armée du pape dont une grande partie est actuellement rassemblée à Faenza pour donner de l'inquiétude à la République cispadane,[3] et préparer un refuge aux débris de l'armée de Wurmser enfermée dans Mantoue.[4] Ou, pour mieux dire, la brave armée d'Italie va devenir beaucoup plus nombreuse qu'elle n'a jamais été ; il faut au général plus d'argent que la Lombardie ne peut et ne doit en fournir. Il lui faut un plus grand territoire pour fournir à sa consommation. Notre principal ennemi, le pape, possède encore le beau pays de la Romagne en deçà des Apennins. Il consomme de l'argent à faire un simulacre d'armée ; il faut s'assurer du pays, et l'empêcher de manger notre argent. Ainsi on va donc du côté de Rome.
Nous partons après demain matin ou demain soir pour Bologne, et vraisemblablement nous irons plus loin, et voilà ce que j'entends par mon galion. J'espère que la comparaison se prolongera, car tu sais que le galion se trouve double la seconde année, parce que celui de la première année avait été retenu. Nous partons tous pleins de zèle pour les intérêts de la République, et bien disposés à mettre dans notre opération la plus grande rapidité.[5]
Le seul chagrin que nous ayons c'est que la maladie des bestiaux qui s'est répandue en Italie nous empêche de réaliser le projet que nous avions dans notre premier voyage à Rome d'envoyer nos convois à Paris par des chars traînés par des bœufs des environs de Rome qui ont tous des cornes immenses,[6] ce qui aurait donné au convoi un certain air étranger et majestueux.[7] Il y aurait eu quelques attelages de buffles, et une demi douzaine de chameaux du grand-duc de Toscane[8] pour ouvrir la marche. Mais il vaut mieux se passer de cérémonial que de courir le risque d'introduire une épizootie en France. Nous ferons conduire comme nous pourrons, mais surtout nous nous presserons de vider les lieux.
Vous devez savoir que le citoyen Escudier, ancien membre de la Convention, a conduit à Toulon[9] les beaux tableaux que le citoyen La Billardière aurait dû faire passer par le Mont-Cenis lorsqu'il en était encore temps, et qu'il avait laissés à Coni[10] ; mais le mal est réparé.[11] Les chefs-d'œuvre sont actuellement en France à l'abri de tous événements et ils arriveront à Paris avant les changements qui doivent se faire au Directoire. Je voudrais bien qu'Émilie pût, avant son départ,[12] voir la Sainte Cécile de Raphaël. Si le conservateur y est disposé, il peut l'exposer au public dès le lendemain de son arrivée, car elle est sur bois et seule dans une caisse particulière, il n'y a qu'à lever le dessus de la caisse.[13]
Je n'écrirai pas d'ici au citoyen Marey. Le peu de temps que notre départ précipité nous laisse pour terminer des opérations à peine commencées ici ne me permet pas de le faire. Ce sera de Bologne ou d'ailleurs.[14] Mais je crois qu'il compte sur mes tendres sentiments et qu'il aura de l’indulgence.
J'ai reçu la lettre de Louise du 5 de ce mois. La garniture de son petit coffre est tout bonnement en cuivre. Ce n'est pas un cadeau que j'ai voulu lui faire, j'aurais cherché quelque chose de plus utile. C'est une marque de souvenir que j'ai voulu lui donner, et la grâce en ce cas peut remplacer la valeur.[15]
Mille remerciements de ma part à la bonne Fillette pour sa petite épitre. Ceci n'est qu'un acompte. Je m'acquitterai dès que j'en aurai la faculté. Compliments à son mari, caresses à son fils,[16] une croquignole à Victoire et à Paméla.[17] Respects aux citoyennes Berthollet,[18] Oudot, Florent-Guyot et Berlier et salut à leurs dignes maris.[19]

[1] Lettre n°45 à Catherine, Milan, le 7 frimaire an V [27 novembre 1796].

[2] Napoléon BONAPARTE (1769-1821).

[3] La république Cispadane est constituée des villes de Reggio, Bologne, Modène et Ferrare. Voir infra.

[4] Dagobert-Sigismond de WURMSER (1724-1797) général autrichien. Voir la lettre n°45 et 51. Et aussi à propos du siège de Mantoue voir les lettres n°12, 18, 21, 22, 29, 30, 34, 42, 51, 53 et 55. Sa belle-sœur Anne Françoise HUART (1767-1852) saisit tout l’enjeu de la prise de Mantoue et lui écrit avec Louise de Paris le 5 nivôse an V [25 décembre 1796] (voir infra.) : « Il y a longtemps mon cher frère que nous trouvons ton absence trop longue. Je vois avec peine que tu ne reviendras pas avant l’été, cette maudite ville de Mantoue devrait bien se laisser prendre [plus tôt] car si le siège dure encore six mois il n’y a plus de raison pour te revoir avant l’année prochaine. »

[5] Le galion que Monge attend avec impatience est la reprise des travaux de la commission à Rome qui ont été interrompus après la rupture par le Pape en octobre 1796 de l’armistice de Bologne signée le 5 Messidor an IV. Pour la référence au récit de George ANSON (1697-1762).  Voir les lettres n°45 et 183. Catherine lui écrit en réponse de Paris le 7 pluviôse an V [26 janvier 1797] : « Mais où êtes-vous ? Que faîtes-vous depuis le 18 nivôse ? C’est la dernière lettre de vos lettres. Vous devez flairer le Galion. Dépêchez-vous vite à vous en emparer et revenez encore vite ! La République Cispadane (ta filleule) doit être plus tranquille, l’armée du pape est sûrement loin d’elle. À propos de ta filleule Florent Guyot désirerait avoir une Constitution de cette république. »

[6] Sur les bœufs à Voir  les lettres n°21, 24, 29, 111 et 115.

[7] Sur la nature spectaculaire du convoi et la volonté de frapper l’opinion publique, voir infra.

[8]  FERDINAND III (1769-1824).

[9] Jean-François ESCUDIER (1759-1819). Il est arrivé à Toulon le 28 frimaire an V [18 décembre 1796]. [R.T.] Voir la lettre n°92.

[10] Jacques-Julien LA BILLARDIÈRE (1755-1834) Voir les lettres n°14, 15, 16, 22, 28, 33, 41, 42, 51, 52, 53.

[11] Sur le convoi des tableaux de Lombardie conduit par Escudier voir aussi les lettres n° 41, 42, 53, 77, 81, 98, 109 et 117.

[12] Émilie MONGE (1778-1867) et son mari Nicolas-Joseph MAREY (1760-1818) sont à Paris depuis le 23 brumaire an V [13 novembre 1796].

[13] La « Sainte-Cécile et quatre saints » (1515), de Raffaello SANZIO DA URBINO (1483-1520). Catherine lui répond de Paris le 7 pluviôse an V[26 janvier 1797] : « Votre dernier convoi n’est pas encore arrivé ici, dès que nous pourrons voir la Sainte Cécile (ta bien aimée), nous y volerons. Mais je trouve qu’en vieillissant [tu] deviens bien volage. Ce n’était donc pas assez pour moi d’avoir pour rivale la République française, il faut encore que la petite Cispadane vienne écorner ton cœur, et la Sainte Cécile brochant sur tout. Mais elle est sainte, cela me tranquillise, j’en ai parfois besoin après 15 mois d’absence. » Voir les lettres n°12, 27, 42 et 53. La conception des caisses n’a pas seulement été effectuée pour assurer le transport des objets sans dommage mais aussi pour pouvoir montrer sans délai les résultats des campagnes de la République en Italie. Voir la lettre n°184. De Paris le 7 pluviôse an V [26 janvier 1797], Louise écrit à ce propos : « Je crois que la république a grand besoin que ses défenseurs rentrent dans son sein pour régénérer l’esprit public. J’espère que le gouvernement nous fera de belles fêtes pour la paix. C’est là que les patriotes montreront leur reconnaissance à ceux qui affrontent tous les dangers pour nous défendre, c’est alors qu’il sera bien d’être soldat et de pouvoir dire j’étais de l’armée d’Italie ; tous nos muscadins se cacheront et seront honteux d’avoir été si poltrons. Enfin il faut espérer qu’à cette époque l’esprit public reprendra de la vigueur et que l’on osera dire je suis patriote. » Sur la nature spectaculaire du convoi et la volonté de frapper l’opinion publique voir les lettres n°27, 102 et 110.

[14] Monge écrit à Marey 8 jours plus tard de San Benedetto, voir la lettre n°49.

[15] La lettre de Paris du 5 nivôse an V [25 décembre 1796] de Louise MONGE (1779-1874) est conservée dans le fonds familial de l’É. pol.  Elle écrit : « Nous avons reçu, le charmant petit coffre, mon cher Papa, il a fait l’admiration de tout le monde, les uns veuillent qu’il soit garni en or les autres en cuivre. Il y a là dessus de grands débats mais cependant je crois qu’on n’aurait pas monté en cuivre un coffre de bois pétrifié. J’ai bien vu tout de suite qu’il venait de toi car la clef était attachée avec des rubans aux trois couleurs. »  

[16] Anne Françoise HUART (1767-1852) appelée fillette, son mari Barthélémy BAUR (1752-1823), et leur fils Émile BAUR (1792- ?). Anne-Françoise complète la lettre de Louise du 5 nivôse an V [25 décembre 1796]. Monge lui répond un mois plus tard de Tolentino le 30 pluviôse an V [18 février 1797]. Voir la lettre n°63.

[17] Victoire BOURGEOIS (17 ? -18 ?) et Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine HUART.

[18] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829).

[19] Charles-François OUDOT (1755-1841), GUYOT DE SAINT-FLORENT (1755-1834) et Théophile BERLIER (1761-1844), les trois hommes sont des députés de la Côte d’Or. Monge procède différemment dans les salutations qu’il adresse aux couples Oudot, Guyot et Berlier. Il répond spécialement à Louise qui lui écrit le 5 nivôse an V [25 décembre 1796]: « Nous avons été hier chez la citoyenne [Guyot], elle nous a chargées de te dire bien des choses ainsi que le citoyen et la citoyenne Berlier que nous y avons trouvés. »

Relations entre les documents


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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022