La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


45. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Milan, le 7 frimaire de l'an V de la République
 
Je profite, ma très chère amie, de l'occasion d'un aide de camp du général Buonaparte qui partira ce soir ou demain matin pour aller porter à Paris les drapeaux pris à l'ennemi dans les dernières affaires.[1] Il s'y rendra très vite et ce petit mot aura au moins le mérite d'être de fraîche date. Ce que nous n'éprouvons plus maintenant puisque la dernière que j'ai reçue de toi était celle que tu avais remise au citoyen Marin[2] et datée du 29 vendémiaire.[3] Au reste Berthollet vient d'en recevoir une assez récente d'Amédée et de sa maman et il est le seul de la Commission qui en ait reçu par le courrier.[4]
Mantoue n'est pas encore prêt à se rendre[5] ; il paraît que Wurmser[6] veut tenir jusqu'à ce que Alvinczy[7] ait reformé son armée pour faire une nouvelle attaque. Ce à quoi on s'attend dans une quinzaine de jours. Mais notre position est bien plus avantageuse qu'elle n'était avant les dernières affaires. Les ennemis ont perdu 15 000 hommes de leurs meilleures troupes, et nous recevons des renforts tous les jours en sorte que nous n'avons pas d'inquiétude.[8]
Nous devons aller dans deux ou trois jours à Vérone pour aviser aux moyens d'acquérir une collection extraordinaire de poissons pétrifiés rassemblés dans les carrières des environs. Si ce n'était pas un pays neutre et si cette propriété n'appartenait pas à un particulier, nous n'aurions qu'à mettre la main dessus[9] ; mais il faudra négocier et les Vénitiens ne sont pas nos amis.[10] Nous n'en avons que dans les républiques qui doivent leur naissance à la France ; partout ailleurs on redoute nos principes, et pour les éloigner on décrie les hommes, et l'on peint les Français en noir !
Cependant les Vénitiens viennent d'être à portée de faire la comparaison. Depuis longtemps nous sommes sur une assez grande partie de leur territoire, à Brescia, à Peschiera, à Vérone, et l'on n'a jamais eu à se plaindre de notre armée. Tout ce qui a été exigé, l'a été par voie de réquisition, qui n'a rien d'odieux, ni rien de violent. Les Autrichiens qui viennent de passer par le territoire de Venise, qui y ont été battus et qui y sont encore, s'y comportent d'une manière atroce. Ils ont abattu tous les arbres fruitiers, ils ont fait violence à toutes les femmes, en sorte que les Vénitiens doivent les détester, à moins qu'ils n'aiment mieux être écorchés par des Autrichiens, que caressés par des Français ; et c'est à peu près le goût de tous les peuples que nous regardons comme neutres et donc aucun ne l'est de cœur. Je le répète, nous n'avons d'amis que ceux à qui nous donnons la liberté. Dieu veuille que ce don tienne et que Mr Malmesbury par son séjour à Paris,[11] par son or corrupteur ne détruise tout ce qui a coûté tant de sang.
Au reste, c'est assez de politique. Ma chère amie, je voudrais bien être à la place du jeune aide de camp qui sera à Paris dans sept jours. J'ai grand besoin de te voir, d'embrasser Louise et Paméla, Fillette, son mari, Victoire[12] et toute la maison. Ce qui soutient mon courage, c'est l'espoir que j'ai encore de voir détruire le gouvernement papal.[13] Notre Commission, quand elle se trouve avec Garrau et Buonaparte,[14] est à peu près comme l'équipage de l'amiral Anson qui, pendant deux ans, ne s'occupait que du galion d'Espagne et qu'il finit par prendre après avoir cru l'avoir manqué.[15] Nous nous flattons qu'il en sera de même et que nous ne perdons rien pour attendre. Adieu, ma chère amie, je t'embrasse de tout mon cœur.
Adresse toujours tes lettres à Milan, parce que notre absence ne sera que de quelques jours.

[1] Joseph Antoine René JOUBERT (1772-1843). Voir la lettre de Bonaparte au Directoire du 29 Brumaire an V [19 novembre 1796]  dans laquelle Bonaparte fait le récit des opérations du 24 au 27  Brumaire an V [14 au 17 novembre 1796] qui ont permis la victoire d’Arcole. « Le fruit de la bataille d’Arcole est 4 à 5000 prisonniers, 4 drapeaux, 18 pièces de canon. […] Je ne dois point vous dissimuler que je n’ai pas retrouvé dans les soldats mes phalanges de Lodi, de Millesimo, de Castiglione ; la fatigue et l’absence des braves leur ont ôté cette impétuosité à laquelle j’avais droit d’espérer de prendre Alvinzi et la majeure partie de son armée. […] L’artillerie s’est comblée de gloire. […] Les généraux et officiers de l’état-major ont montré une activité et une bravoure sans exemple ; douze ou quinze ont été tués : c’était vraiment un combat à mort ; pas un d’eux qui n’ait ses habits criblés de balles. Je vous enverrai les drapeaux pris sur l’ennemi. » (1062, CGNB).

[2] Joseph-Charles MARIN (1751-1834). Quelques mois plus tard après le traité de Tolentino en février 1797 il devient membre adjoint de la commission.

[3] Lettre de Catherine de Paris le 29 vendémiaire an V  [20 octobre 1796] en réponse à la lettre n°34. « Je profite de l’honnêteté du C[itoyen] Marin, mon ami, qui part pour l’Italie avec le payeur de cette armée [et] qui veut bien se charger de cette lettre. C’est un jeune sculpteur très distingué, qui ne va à Rome que pour satisfaire les amateurs de ses ouvrages. »

[4] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822), sa femme Marie-Marguerite BAUR (1745-1829) et leur fils Amédée BERTHOLLET (1783-1811).

[5] De Paris, le 29 vendémiaire an V  [20 octobre 1796], Catherine lui écrit : « Je ne vois ni n’entends rien ici qui ressemble à la contre-révolution, qui n’est, je crois, que dans les journaux qui sont détestables. C’est à qui fera le plus de nouvelles désastreuses et le plus de calomnies atroces contre le gouvernement et la république. Mais cela ne fait pas d’impression, tout le monde sent bien qu’un nouveau bouleversement nuirait à tous. Prenez bien vite Mantoue, et que la paix se fasse. Tout ira bien, surtout revenez vite, car [avec] ton absence, l’hiver me paraîtra plus insupportable encore que l’été. Voilà un an que nous sommes séparés. Ma rivale doit être contente, à moins qu’il lui faille le divorce, cela serait affligeant pour moi qui partage bien sincèrement l’amour que tu as pour elle. Cela ne me dispense pas de la trouver fort exigeante. »

[6] Dagobert-Sigismond de WURMSER (1724-1797) général autrichien.

[7] Nicolas-Joseph ALVINZI (1735-1847) général autrichien.

[8] Monge tient ces informations de Bonaparte avec qui il est à Milan. Trois jours avant, le général écrit au Directoire  « Le général Wurmser a fait une sortie de Mantoue hier 3 [frimaire an V [23 novembre 1796]], à sept heures du matin. La canonnade a duré toute la journée. Le général Kilmaine l’a fait rentrer, comme à l’ordinaire plus vite qu’il n’était sorti, et lui a fait 200 prisonniers, pris un obusier et deux pièces de canon. Wurmser était en personne a cette sortie. Voilà la troisième fois […] que Wurmser tente de faire des sorties, toutes les fois avec aussi peu de succès. Wurmser n’est heureux que dans les journaux que les ennemis de la république soldent à Paris. » (1077, CGNB) Dans une lettre au général Clarke il expose la situation dans Mantoue à cette période afin d’orienter son action diplomatique : « Mantoue est bloquée depuis plusieurs mois, il y a au moins dix mille malades qui sont sans viande et sans médicaments, il y a six à sept mille hommes de garnison qui sont à la dernière ration de pain, à la viande de cheval et sans vin, le foin même est rare, il y a avait dans Mantoue six mille chevaux de cavalerie et trois mille d’artillerie, ils en tuent cinquante par jour, ils en ont salé six cents, beaucoup sont morts faute de fourrage, il en existe encore huit cents de cavalerie qui se détruisent tous les jours. Il est probable que dans un mois Mantoue sera à nous, […] L’armée qui était venue avec tant de fracas au cœur de Mantoue est battue, elle pourra être renforcée dans quinze jours mais il nous arrive des recours […] Maîtres de Mantoue, l’on sera trop heureux de nous accorder les limites du Rhin. Rome n’est point en armistice avec la République française, elle est en guerre, elle ne veut payer aucune contribution, la priver de Mantoue, seule peut lui faire changer de conduite nous perdrions donc par l’armistice. » (1086, CGNB). Voir lettres n°12, 18, 21, 22, 29, 30, 34, 42, 45, 49, 51, 53 et 55.

[9] Collection de fossiles provenant du mont Bolca recueillie par un noble véronais Giovanni Battista GAZZOLA (1757-1834). Transportée à Paris, le suisse Jean Louis Agassiz (1807-1873) consacre une importante étude à cette collection. (Ed. L.P.) Elle est désormais conservée au musée municipal de Vérone. Voir lettre n°53.

[10] De Vérone, le 5 brumaire an V [24 octobre 1796], Bonaparte écrit au Directoire : « Dicter vos conditions à Venise : cela achèverait de détruire le commerce de Trieste. Les Vénitiens sont nos plus grands ennemis en Italie. » Le 10 Brumaire an V [31 octobre 1796], la France propose une alliance à la République de Venise qui ne l’accepte pas. Voir les lettres n°76, 84, 89, 90, 93, 96, 99.

[11] James Harris MALMESBURY (1746-1820) diplomate anglais chargé des négociations à Paris du 22 octobre au 20 décembre 1796.

[12] Louise MONGE, (1779-1874), Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, Anne Françoise HUART (1767-1852) appelée « Fillette », son mari Barthélémy BAUR (1752-1823) et Victoire BOURGEOIS (17 ? -18 ?).

[13] À Tolentino en février 1797, alors qu’il est avec le général Bonaparte Monge présente un jugement bien différent sur le sort du Pape . Voir les lettres n°62 et 63.

[14] Pierre-Anselme GARRAU (1762- 1829) et Napoléon BONPARTE (1769-1821). Monge y arrive le 11 novembre 1796. Bonaparte est  à Milan le 7 frimaire an V [27 novembre 1796]. Lettre à Joséphine du même jour (1084, CGNB).

[15] George ANSON (1697-1762). En 1750, est publiée à Paris une traduction de l’ouvrage de l’amiral anglais Voyage autour du monde fait dans les années 1740, 41, 42, 43, 44 par George Anson commandant en chef l’escadre de Sa Majesté britannique, ornée de cartes et de figures en Taille douce […]. L’ouvrage est ensuite réédité. Voltaire dans son Essay sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, publié en 1757, y consacre un chapitre « Voyage de l’Amiral Anson autour du globe » T. 6., pp. 57-64. Il fait un récit de l’épisode auquel Monge fait référence : à la fin de l’année 1741, après une expédition au Pérou et la destruction de Paita, Anson à qui il ne reste que deux vaisseaux, se met en route vers Panama afin de saisir un Galion espagnol chargé d’argent qui quitte le Mexique pour faire route vers Manille. Ce n’est qu’en juin 1743, que Anson parvient à se saisir du galion. Monge continue sa comparaison entre le galion espagnol, cible de l’amiral Anson et Rome, cible de Bonaparte dans une lettre ultérieure. Voir les lettres n°48 et 183.

Analyse

Lettre datée et signée par G. Monge à son épouse relative à la Campagne d’Italie.

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

Ce document a pour thème Campagne militaire (Italie) comme :
18. Monge à sa femme Catherine Huart
21. Monge à sa femme Catherine Huart
22. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey
49. Monge à son gendre Nicolas-Joseph  Marey
51. Monge à sa femme Catherine Huart
53. Monge à sa femme Catherine Huart
55. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

15. Les commissaires au ministre des relations extérieures a pour thème CSA- Italie (Convois) comme ce document
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132. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Campagne militaire (Italie) comme ce document
Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022