La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


29. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Rome, le 5e complémentaire de l'an IV de la République française
 
J'ai reçu, le 29 fructidor, ma très chère amie, ta lettre datée du 15[1] ; elle m'a fait le plus grand plaisir, d'abord parce qu'étant arrivée beaucoup plus rapidement que toutes les autres, elle nous a donné de votre part des nouvelles fraîches, et ensuite parce qu'elle nous a tranquillisés sur les drapeaux blancs, sur les cocardes blanches de Paris, dont le courrier du Pape[2], arrivé la veille, avait fait une chose très grave. Quoique nous soyons accoutumés à voir que non seulement on centuple ici les événements qui ne nous sont pas favorables, mais même qu'on en forge tous les jours qui n'ont aucun fondement ; nous avions sur les cocardes quelques inquiétudes que ta lettre a calmées, et nous expliquons cela d'une manière très tranquillisante pour les amis de la République et du gouvernement.[3]
Il paraît que la plupart de vos journaux parlent la même langue que leurs amis de ce pays-ci ; ils ont les mêmes habitudes, comme les mêmes inclinations. Ils forgent les nouvelles les plus désastreuses, et elles sont les mêmes que celles qu'on a tant de facilité à faire croire aux imbéciles Romains.[4] On avait débité ici que Buonaparte[5] avait été fait prisonnier, le lendemain qu'il avait été blessé et qu'il s'était rendu à Florence chez Miot[6] à quatre vingt lieues du champ de bataille ; le jour suivant qu'il était venu mourir à Rome dans notre propre appartement, 60 lieues plus loin ; eh bien, vos journaux répètent les mêmes faussetés ; peut-être y mettront-ils un peu plus d'adresse, mais ils y mettent certainement la même volonté,[7] et vous avez dû quelques jours après recevoir la belle nouvelle de la défaite totale de l'armée de Wurmser dans les états de Venise, et de la retraite entièrement coupée aux restes de cette armée.[8] Nous voudrions nous-mêmes avoir des communications plus fréquentes avec notre armée d'Italie. Nous sommes quelquefois 15 jours sans entendre parler d'elle et nous aspirons après nos courriers qui nous ont toujours surpris par des nouvelles encore plus heureuses que celles que nous espérions.[9] 

Les affaires se traitent actuellement entre Rome et la République française à Florence. Nous ne pouvons guère vous en donner des nouvelles, et vous serez tout près de les recevoir lorsque nous les recevrons nous-mêmes. Voici cependant ce que nous savons.

Le plénipotentiaire du Pape le comte Caleppi[10] ayant reçu des commissaires français le traité proposé par le Directoire, et n'ayant pas les pouvoirs pour signer un traité de ce genre, est revenu à Rome avec un délai de 6 jours, et dans le même temps un courrier de Saliceti et Garrau[11] portait un autre traité au roi de Naples. À la réception, le pape a assemblé une congrégation de cardinaux dans laquelle on a décidé quels étaient les articles qu'on pouvait accepter et ceux qu'en conscience on ne pouvait pas signer. Pendant ce temps-là, en s'abandonnant à sa passion contre la République française, il prend les mesures qu'il croit convenables pour exciter une guerre de religion, une croisade contre la République. Il écrit au roi de Naples[12] pour unir leurs armes ; il fait courir des articles faux, il fait répandre ou souffre qu'on répande dans Rome que ce n'est pas Wurmser dont la retraite est coupée par Buonaparte, mais celui-ci dont la retraite est au contraire coupée par le premier. Enfin il prépare et fait imprimer une bulle qu'on a tenue secrète et que nous n'avons pas vue, mais qui, dit-on, n'est autre chose que l'ordre à tous les bons et fidèles catholiques de tous les pays de courir sus aux jacobins, et il espère par là non seulement pousser toute la population d'Italie sur l'armée de Buonaparte et l'étouffer par le nombre, mais encore extirper dans toute l'Europe jusqu'à la racine de ce terrible jacobinisme. C'est-à-dire de cet enthousiasme pour les principes de la Révolution de France, de cette admiration qu'inspirent son gouvernement, l'héroïsme de ses armées, les talents de ses généraux. Malheureusement pour de si vastes conceptions, on reçoit pour réponse du roi de Naples, qu'il a fait deux fois la même proposition au pape qui n'en a pas tenu compte ; qu'à présent il pense sérieusement à faire la paix et qu'il espère l'obtenir, et que ce serait seulement en cas de non succès qu'il pourrait penser de nouveau à une coalition. On apprend que le roi d'Espagne a conclu un traité offensif et défensif contre l'Angleterre, et que même il a déjà mis embargo sur les vaisseaux anglais qui sont dans ses ports, et l'on s'aperçoit trop tard de sa propre nullité.[13] Ce que l'on peut faire c'est d'envoyer un courrier à Caleppi qui était parti pour Florence avec la résolution de la Congrégation, vraisemblablement pour lui inspirer plus de souplesse et quelque moyen dilatoire, unique moyen de cette cour sotte, ignorante et incapable. Cependant les bulles terribles sont brûlées, les ordres pour continuer les articles de l'armistice sont donnés,[14] et après-demain nous irons à deux lieues d'ici recevoir des taureaux et des vaches d'une belle espèce que nous envoyons en France, ainsi que des buffles mâles et femelles que nous adresserons au département de l'Ain où ils trouveront des marais qui leur sont nécessaires, jusqu'à ce que le ministre de l'intérieur en dispose.[15] 

On ne peut pas se figurer l'erreur dans laquelle sont ici et le peuple et le gouvernement sur l'état de la France, et l'importance qu'ils attachent à leurs petites opérations. Il semble réellement que l'on vive au milieu de somnambules qui rêvent; malheureusement les somnambules sont des fols. Au reste il est tant à désirer pour le progrès de l'espèce humaine que l'influence politique et religieuse de tous ces imbéciles sur le reste de l'Europe soit détruite ; il serait peut-être si dangereux pour la République de n'y pas mettre les ménagements qu'elle y a mis jusqu'à présent, puisque le pape reste toujours souverain, qu'il est à souhaiter que le St-Père fasse encore quelques sottises qui forcent les Français à rendre enfin au genre humain le plus grand service que personne lui eût jamais rendu. Tous nos amis nous tranquillisent à cet égard, et nous assurent que les sottises ne manqueront pas. J'en accepte l'augure.

Adieu, ma chère amie, mille compliments à tout notre monde et à tous nos amis, et compte sur le sincère attachement de ton bon ami
Respects à la citoyenne Berthollet.[16] Son mari[17] se porte bien et ne doit pas écrire aujourd’hui. Il se charge de la correspondance avec nos collègues Thoüin et Moitte[18] qui sont à Florence, auprès de Saliceti et Garrau.
                                                 Monge
 
Le 1er brumaire [19] de l'an V
Je rouvre ma lettre, ma chère amie, pour te souhaiter la bonne année[20] ; je voudrais bien n'être pas aussi éloigné de toi; la cérémonie serait un peu plus gaie. J'espère que l'an 5 sera aussi heureux pour la République que l'an 4 lui a été glorieux.

[1] De Paris le 15 fructidor an IV [1er septembre 1796]. Pourtant dans sa lettre n°28 du 24 fructidor, Monge répond au passage que Catherine consacre au jugement du procès de Quatremère de Quincy. Voir la lettre n°28.

[2] Pie VI,  Giannangelo BRASCHI (1717-1799).

[3] Monge répond à Catherine qui lui donne plusieurs nouvelles d’actualité. Après avoir d’abord abordé l’acquittement de Quatremère de Quincy (voir la lettre n°28), elle continue en informant son mari de l’évasion du député Drouet, soupçonné d’être un acteur dans le complot babouviste dans sa lettre du 15 fructidor an IV [1er septembre 1796] : « Drouet s’est évadé de sa prison ; le lendemain, il a écrit à la police pour lui faire part de la manière dont son évasion s’était opérée, pour que les soupçons ne portent sur personne. Ses complices sont partis la nuit du 11 au 12 de ce mois pour Vendôme où est installée la Haute Cour. Cette même nuit, on a planté dans différents quartiers de Paris des drapeaux blancs avec cette inscription : « Vive le Roi, mort aux Républicains ! » Ce Drapeau est parsemé de fleurs de lys d’or, une grande quantité de cocardes blanches ont été jetées dans les rues, plusieurs boëtes ont été tirées vers les 3 heures du matin dans différents quartiers de Paris. Cela a réveillé beaucoup de monde qui ont regardé par la fenêtre et ont d[û se] recoucher. Le peuple ni qui que ce soit n’ont pris part à cette comédie. Et les autres en ont été pour leurs frais. Un des tireurs de boëte(sic), a eu la moitié de la tête emportée par son artifice. Le matin, on l’a trouvé presque mort, au coin de la rue de la Licorne. C’est un nommé Arnoult horloger de la rue des Marmousets et ancien membre du comité révolutionnaire. La tranquillité publique n’a pas été troublée un instant. » 

[4] Voir la lettre n°18.

[5] Napoléon BONAPARTE (1769-1821).

[6] André-François MIOT DE MELITO (1762-1841), ambassadeur à Florence puis envoyé en mission à Rome par Bonaparte le 2 juillet 1796. Voir lettres n°13, 14 et 24.

[7] Monge répond à Catherine qui lui écrit le 15 fructidor an IV [1er septembre 1796] : « Les journaux d’hier annoncent la mort de Bonaparte. Cela serait bien malheureux, je me plais à croire que cela est faux. »  Voir lettres n°21 et 22.

[8] Dagobert-Sigismond de WURMSER (1724-1797) général autrichien. Le 22 fructidor an IV [8 septembre 1796] Wurmser est battu à Bassano et le 29 fructidor [15spetembre] à Saint-Georges. Bonaparte effectue le récit détaillé de ces victoires de l’armée d’Italie dans les lettres au Directoire du 24 fructidor an IV [10 septembre 1796] (899, CGNB) et du 30 fructidor an IV [16 septembre 1796] (906, CGNB). Wurmser se réfugie alors dans Mantoue.  Bonaparte à Joséphine 24 fructidor an IV [10 septembre 1796] : « L’ennemi a perdu, ma douce amie, dix-huit mille hommes prisonniers, le reste est tué ou blessé. Wurmser avec une colonne de quinze cents chevaux et cinq milles hommes de cavalerie n’a plus d’autre ressource que de se jeter dans Mantoue. ». (900, CGNB). Sur le siège de Mantoue voir les lettres n°12, 18, 21, 22, 30, 42, 45, 51, 53 et 55.

[9] Voir les lettres n°18, 21 et 22.

[10] Lorenzo CALEPPI (1741-1817), Nommé en août 1796 plénipotentiaire pontifical.

[11] Antoine-Christophe SALICETI (1757-1809) et Pierre-Anselme GARRAU (1762- 1829) commissaires à l’Armée d’Italie. 

[12] FERDINAND IV, roi de Naples et de Sicile (1751-1825).

[13] Le 18 aout 1796, la France signe un traité d’alliance offensive et défensive avec l’Espagne, le traité de Saint-Ildefonse ; Charles VI abandonne le camp anglais.

[14] L’exécution de l’armistice relativement aux objets des arts et des sciences est suspendue le 3 vendémiaire an V [24 septembre 1796].

[15] Pierre BÉNÉZECH (1749-1802). Voir les lettres n°21, 24. 48, 111 et 115.

[16] Marie-MargueriteBAUR (1745-1829) femme de Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822).

[17] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822).

[18] André THOÜIN (1747-1824) et Jean-Guillaume MOITTE (1746-1810). Voir la lettre n°25.

[19] Il s'agit évidemment du 1er vendémiaire de l'an V [22 septembre 1796]. [R.T.].

[20] Changement d’année selon le calendrier révolutionnaire.

AnalyseTranscription établie par René Taton à partir de l'autographe fonds Marey-Monge.
NotesAutographe fonds Marey-Monge.

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022