La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


25. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

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Rome, le 12 fructidor de l'an IV de la République
 
Je venais, ma très chère amie, de remettre au courrier ma dernière lettre[1] lorsque je reçus celle que tu m'avais écrite en date du 7 thermidor[2] chez le citoyen Carnot.[3] C'était la seconde que je recevais de toi, et elle me fit grand plaisir parce qu'elle n'était [pas] d'ancienne date. Nous avons reçu aujourd'hui un paquet dans lequel se trouvait celle que tu m'écrivis en date du 20 messidor[4]. Berthollet en a aussi reçu une de sa citoyenne[5] de la même époque et quoiqu'elle soit d'une date plus ancienne de 17 jours que la précédente, cependant elle nous a fait autant de plaisir, parce que tu en as dit un peu plus long, et que tu avais rempli deux bonnes pages.[6] 

Ce qui contribue encore à notre joie, c'est la suite de bonnes nouvelles que nous recevons en même temps de nos armées d'Italie et du Danube.[7] Car pour peu que cela continue, notre armée des Ardennes prendra successivement les noms de tous les fleuves d'Europe. Les Romains commencent à croire à nos succès, à notre force, peut-être même à nos vertus et les faiseurs de nouvelles n'ont plus assez de front pour leur faire croire les choses les plus extravagantes contre la République. Il est impossible à un Français de se représenter les ragots ridicules que le peuple gobait avidement lorsqu'ils étaient contraires à nos armées. Par exemple, on avait dit que Buonaparte avait été battu à Brescia, qu'il avait été blessé, et qu'il était venu mourir dans une des chambres de notre appartement à Rome. Ce misérable peuple croyait tout cela, sans s'embarrasser si un homme blessé pouvait être transporté à 150 lieues de distance à travers un pays ennemi, tout prêt alors à s'insurger contre nous. Aujourd'hui tout a bien changé.[8] On nous salue partout, on est flatté de nos visites quand nous en faisons quelques-unes. Lorsque nous descendons de voiture, le peuple s'assemble bien autour de nous, mais seulement par curiosité, et pour voir si nous avons la figure humaine ; et nous n'apercevons plus sur les visages l'espèce d'horreur que nous inspirions dans le commencement.

Le gouvernement se met sérieusement en train de remplir les conditions de l'armistice[9], il paraît à cet égard agir de bonne foi. Les statues qui doivent composer le premier convoi sont déjà descendues ; on travaille aux caisses et nous venons d'approuver le projet des chariots sur lesquels on doit les transporter à une si grande distance. Enfin nous sommes pleins de l'espoir que cette partie de notre mission sera encore bien remplie.

Je ne t'ai pas souvent parlé dans mes lettres du citoyen Moitte, parce que je croyais m'apercevoir qu'il écrivait aussi souvent à sa citoyenne, et à peu près par les mêmes courriers.[10] Cependant, j'ai manqué peu souvent de te dire que nous nous portions très bien. Il y a une quinzaine de jours qu'il nous a quittés pour retourner à Milan; il est dans une de nos voitures et il a pour compagnon Moineau.[11] Il nous a écrit de Florence où il s'est arrêté quelque temps et il se portait parfaitement à cette époque. Je suis persuadé que la citoyenne Moitte aura reçu de ses nouvelles encore plus facilement que tu ne peux recevoir des miennes; mais elle doit être parfaitement tranquille parce que Milan est presque aussi aimable pour un Français que Paris, parce que les mœurs du peuple y sont d'une douceur charmante, parce qu'il sait combien la liberté va lui être avantageuse et qu'il y a plus de patriotisme qu'en France. Le gouvernement y est entre les mains des Français et on y est dans la plus grande sécurité.[12] 

Je n'écris pas en particulier à Fillette, ni à Louise. Mais il ne faut pas qu'elles s'en formalisent; elles savent bien l'une et l'autre que je les aime de tout mon cœur.[13] Nous ne laissons pas que d'avoir ici quelques occupations. Le citoyen Cacault, commissaire du gouvernement français pour les articles de l'armistice relatifs aux finances, nous a priés de l'aider dans la recette des millions.[14] Nous sommes en conséquence obligés de vérifier les essais de la matière, le poids, l'emballage et de signer les états, ce qui nous occupe pendant des journées entières. De plus, il faut faire notre liste des manuscrits, et nous sommes souvent des journées entières dans la Bibliothèque du Vatican.
Nous venons de recevoir les notes qu'on nous a envoyées de la Bibliothèque nationale de Paris[15]; et nous voyons avec plaisir que dans les objets que nous avons pu voir jusqu'ici, nous nous sommes rencontrés avec ces notes. Nous allons continuer notre travail avec encore plus de courage, et nous espérons que la République sera contente de nous.
Dans le fait je prends beaucoup plus d'embonpoint que je n'en avais en sortant de Paris. Je te ferai à mon retour le même effet que tu me fis en revenant de la Côte-d'Or. Tu vois, ma chère amie, que les voyages ne nous sont pas défavorables. Cependant nous désirerions tous être à Paris; mais nous craignons que les sottises du roi de Naples[16] ne forcent le Directoire à nous envoyer lui faire une petite visite, et je t'assure que nous sommes des huissiers impitoyables.

Adieu, ma chère amie. Embrasse bien pour moi les citoyen et citoyenne Baur,[17] Louise, Victoire, Paméla[18] ; présente mes respects à la citoyenne Berthollet dont le mari se porte bien; ne m'oublie pas auprès des citoyens et citoyennes Oudot, Berlier et Florent Guyot.[19] Si Huart et Catherine sont encore à Paris, fais leur mille compliments de ma part.[20] Si tu as occasion encore de voir le citoyen Eschassériaux, rappelle-moi à son souvenir et dis lui que du point de vue où nous sommes, la République française nous paraît bien grande et occuper un champ bien grand dans la lunette. Les Républicains qui ont eu le bonheur de survivre à nos orages intérieurs doivent être bien contents[21] ; il ne nous manque à nous autres que d'en avoir un peu plus souvent des nouvelles.

Adieu, ma chère amie, porte toi bien, et compte sur le tendre attachement de ton bon ami.
                                                 Monge
 
Si tu as occasion de faire mes compliments à nos collègues de l'École polytechnique, ne manque pas de le faire. Ne m'oublie pas auprès de mon frère et de ma sœur.[22]

[1] Lettre n°23.

[2] Lettre de Catherine de Paris, le 7 thermidor an IV [25 juillet 1796].

[3] Lazare CARNOT (1753-1823).

[4] Lettre de Catherine de Paris, le 20 messidor an IV [8 juillet 1796].

[5] Marie-Marguerite BAUR (1745-1829) femme de Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822).

[6] La lettre du 7 thermidor est bien plus brève que celle du 20 messidor parce que Catherine l’écrit de chez Carnot. (voir la lettre n°13). Elle écrit : « […] le courrier extraordinaire va partir ce qui me prive d’être plus longtemps avec toi. »

[7] De Paris, le 20 messidor an IV [8 juillet 1796] Catherine écrit « […] les victoires sur le Rhin se succèdent avec tant de rapidité que nous les confondons, celles du soir sont plus éclatantes  que celles que nous apprenons le matin. Je ne sais par laquelle commencer, je vais te donner la dernière de laquelle il résulte que le 13 [Messidor] [3 juillet] nous avons eu une affaire près Knubis au revers des montagnes noires, qui a coûté beaucoup de monde à l’ennemi. On lui a fait 1200 prisonniers, plusieurs pièces de canon. Depuis le rétablissement du pont de ehl, et le passage du Rhin, il ne s’est pas passé de jours qu’il n’y ait une affaire sérieuse, et toujours la victoire a été pour les Républicains. Enfin le message du Directoire au Conseil des Cinq Cents d’hier laissait entrevoir une paix prochaine, elle nous sera très avantageuse […]. » Le général Moreau dirige l’armée de Rhin et Moselle. Début juillet après sa victoire à Rastadt, les Français reprennent l’avantage sur le front allemand. Le 5 août 1796 victoire sur Wurmser à Castiglione. Voir la lettre n°22. Les Autrichiens refluent vers le Tyrol. Le 7 août, les Français entrent dans Vérone. En Allemagne, s’emparant de Cologne et de Francfort, Jourdan avance jusqu’aux confins de la Bohême.

[8] Le 12 Thermidor an IV [31 juillet  1796],  Wurmser prend Brescia. Voir les lettres n°12, 18, 21 et 22.

[9] L’armistice de Bologne du 5 messidor an IV [23 juin 1796].

[10]Jean-Guillaume MOITTE (1746-1810) et sa femme Adélaïde-Marie-Anne CASTELAS (1747-1807). Pour tenter de remédier au manque de nouvelles et aux aléas du courrier, les femmes des commissaires échangent les informations et les nouvelles. Voir la lettre n°13. Monge adresse une réponse à Catherine qui lui écrit : « Nous avons reçu 4 lettres de vous depuis votre départ, mais la C[itoyenne] Moitte n’en reçoit pas aussi souvent, cela l’afflige. Est-ce que vous êtes séparés que vous ne dites rien de son mari ? Dans le récit du général relatif à vous il ne le nommait pas, cela lui a encore donné de l’inquiétude. Je n’ai pas osé y aller hier pour lui faire part de tes nouvelles parce que vous ne parlez pas de lui, et crainte qu’elle n’en ait pas reçu, cela aurait encore réveillé ses inquiétudes. Il y a bien longtemps qu’elle a écrit à son mari poste restante à Milan, elle lui donnait de grands détails sur la situation de Paris, quant à moi je suis peu à portée d’en donner. » Paris le 20 messidor an IV [8 juillet 1796].

[11] MOINEAU ( ?- ?) garçon de service attaché à la commission.

[12] Voir la lettre n°23. Le 9 fructidor an IV [26 août 1796], mise en place d’une administration chargée de gérer la Lombardie et dirigée par le général BARAGUAY D’HILLIERS.

[13] Anne Françoise HUART (1767-1852), sœur de Catherine, et Louise MONGE (1779-1874). Sur la réaction de Louise face à l’absence de nouvelles de son père voir la lettre n°20.

[14] François CACAULT (1743-1805) chargé de l’exécution de l’armistice de Bologne avec le Pape qui stipule notamment des indemnités s’élevant à quinze millions de livres.

[15] Voir la lettre n°15.

[16] Ferdinand IV, roi de Naples et de Sicile (1751-1825). Au début de la Révolution il se rapproche de l’Autriche et tente de résister aux ambitions de Bonaparte. Est toujours soulignée l’influence que pouvait exercer Marie-Caroline sur son mari.

[17] Anne Françoise HUART (1767-1852) marié à Barthélémy BAUR (1752-1823).

[18] Louise MONGE (1779-1874), Victoire BOURGEOIS (17 ? -18 ?) et Marie-Élisabeth Christine LEROY (1783-1856) appelée Paméla, nièce de Catherine.

[19] Charles-François OUDOT (1755-1841), Théophile BERLIER (1761-1844), GUYOT DE SAINT-FLORENT (1755-1834) les trois hommes sont des députés de la Côte d’Or.

[20] Jean-Baptiste HUART (1753-1835), frère de Catherine et Catherine RIONDEL (1776 -1835) fille de sa femme Françoise CHAPELLE (17 ? - ? ) veuve RIONDEL. Dans sa lettre de Paris, le 20 messidor an IV [8 juillet 1796], Catherine écrit à Monge que son frère Jean-Baptiste HUART (1753-1835) et la fille de sa femme Marie-Catherine RIONDEL (1776?-1835) sont à Paris chez la famille Monge depuis le 15 messidor [3 juillet 1796].

[21]Joseph ESCHASSÉRIAUX (1753-1824). Il fait partie des républicains qui ont survécu aux « orages intérieurs ». Homme politique de la Charente-Inférieure, Eschassériaux est engagé dans l’action politique dès le début de la Révolution. Il est élu à l’Assemblée législative en 1791, en 1792 à la Convention. Il y siège parmi les  Montagnards et vote la mort du roi. À partir de 1795, il continue son activité législative au Conseil des Cinq-Cents. Catherine le voit régulièrement. Toute la famille est en attente de la demande en mariage qu’il doit faire à Louise la plus jeune fille. Dans sa lettre de Paris, le 20 messidor an IV [8 juillet 1796], elle écrit : «  […] Louise se porte fort bien. Elle reçoit Eschassériaux avec bien plus de froideur que l’année dernière. Voilà cinq à six fois qu’il vient nous voir, comme elle est peu communicative, je ne sais ce qu’elle pense, mais à vue de pays je m’aperçois que les embarras du ménage qu’elle a un peu jugé par celui d’Émilie, prolongeront sa résidence avec nous. J’en suis bien aise ; car si les d[emoise]lles qui sont heureuses chez leurs parents réfléchissaient un peu, elles retarderaient l’époque de leur mariage. ».

[22] Louis MONGE (1748-1827) frère de Gaspard MONGE et sa femme Marie-Adélaïde DESCHAMPS (1755-1827).

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

Ce document a pour thème Campagne militaire (Italie) comme :
12. Monge à sa femme Catherine Huart
18. Monge à sa femme Catherine Huart
22. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey
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20. Monge à sa fille Louise

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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93. Monge à sa femme Catherine Huart

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022