La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


30. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Ferrare, le 10 vendémiaire de l'an V de la République
 
Saliceti[1] a reçu aujourd'hui un courrier, ma chère amie, qui est arrivé ici en 6 jours de Paris. Il y avait un paquet adressé à Miot[2] et scellé de 5 cachets. Le frère de Miot[3] qui est avec nous avait de la répugnance pour ouvrir une lettre si bien cachetée ; il s'y est déterminé cependant et il a trouvé une lettre pour moi. Je ne m'y attendais pas et je pensais qu'une lettre venue si promptement me donnerait des nouvelles fraîches de toi ; c'était de toutes celles que j'ai reçues celle qui était venue le plus promptement. Eh bien c'était ta lettre du 4 fructidor [4] qui en contenait une pour Berthollet[5] à qui je l'ai adressée sous le couvert de Miot, chez qui il est maintenant à Florence, à moins qu'il ne fut pas encore de retour de Livourne.[6] 

Je vois par ta lettre que vous  avez été quelquefois un mois pour recevoir de mes nouvelles. Ce n'est pas notre faute ; quand tu auras reçu toutes mes lettres, tu verras que je t'ai écrit au moins toutes les décades[7] ; mais les occasions pareilles ne se rencontrent pas toujours ; quelques lettres vont très vite, d'autres prennent une voie ou plus longue ou plus lente et tu ne les reçois que plus tard.

Je suis, ma chère amie, dans la patrie de l'Arioste.[8] J'ai vu aujourd'hui la maison dans laquelle il est né, celle dans laquelle il a composé ses chefs-d'œuvre, et sur le banc de laquelle je me suis assis; j'ai vu son tombeau dans l'église des Bénédictins, son vieux fauteuil de bois et son écritoire que l'on conserve dans le cabinet de l'Université. Enfin les Ferrarais rendent à sa mémoire tous les honneurs qu'elle mérite.[9]

La ville de Ferrare est à mon avis la plus belle ville de toute l'Italie. Les rues sont toutes très grandes, très larges, presque parfaitement alignées. Elle est faite pour une population de 200 mille âmes, et elle n'en contient que 30 mille ; cela tient à beaucoup de causes dont un grand nombre va être détruit par le régime de la liberté dont la nation française fait cadeau à l'Italie, et qu'elle reçoit avec une triste indifférence. Ceci cependant ne regarde que Ferrare, car Bologne et Milan commencent à sentir le prix de ce bienfait, et paraissent se mettre en mesure pour le conserver. Il serait à désirer que Bologne et Ferrare ne fissent qu'une seule république. Cela convient à Bologne ; les gens de Ferrare par jalousie n'en conviennent pas encore ; cela cependant s'arrangera, et il en sera comme de ces familles qui terminent leurs vieux procès par le mariage de leurs héritiers réciproques. Si cela a lieu, cette ville-ci deviendra le port de la république et sera une des plus belles villes de l'Italie.

Nous sommes par rapport à vous à 10 lieues au-delà de Mantoue et nous en recevons rarement des nouvelles parce que la route ne mène nulle part qu'à la mer. Nous apprenons cependant en ce moment que le blocus vient d'être entièrement achevé ; ainsi tout le reste de cette redoutable armée de Wurmser se trouve actuellement renfermé dans les murs de Mantoue.[10] Mais tout cela ne fait rien et en Italie nous avons besoin d'apprendre des bonnes nouvelles de nos armées du nord, et il nous tarde d'entendre que le bon Jourdan ait repris l'offensive.[11] 

Nous sommes encore ici pour deux jours, ma chère amie, et nous retournerons par Bologne à Florence, où je rejoindrai le corps de la Commission.[12] Alors je m'éloignerai à nouveau de toi, et il ne faudra pas t'étonner si dans ce moment mes lettres tardent un peu à t'arriver. Au reste, il paraît que c'est moins la longueur de la distance qui cause le retard que la voie dont il profite. Si les lettres passent par le quartier général, elles peuvent rester un mois dans les portefeuilles ambulants, sans qu'on songe à les expédier; mais je ne puis pas mieux faire, je t'écris par toutes les occasions qui se présentent; ne t'alarme donc pas si quelquefois cela fait long feu.

Sois sûre que nous voudrions bien tous être à Paris, et que le devoir seul nous retient ici, surtout dans ce moment où le principal objet de notre mission est suspendu,[13] et que la reprise dépend autant des succès des armées d'Allemagne, et peut-être même de la situation de Paris dont nous ne savons rien.[14] Quant à toi, écris-moi toujours le plus souvent que tu pourras et compte sur le tendre attachement de ton bon ami Monge.

[1] Antoine-Christophe SALICETI (1757-1809) commissaire à l’Armée d’Italie. Monge le suit dans ses missions jusqu’au 6 Brumaire an V [27 octobre 1796] , date à laquelle Miot et Monge laisse le commissaire aux armées à Livourne. Voir les lettres n°31 à 40.

[2] André-François MIOT DE MELITO (1762-1841), ambassadeur à Florence puis envoyé en mission à Rome par Bonaparte le 2 juillet 1796. Voir lettres n°13, 14 et 24.

[3] Jacques-François MIOT (1779-1858) commissaire des guerres le 28 ventôse an V [18 mars 1797].
 

[4] De Paris le 4 fructidor an IV [21 août 1796], Catherine écrit : « Écris-moi donc plus souvent voilà aujourd’hui un mois que je n’ai pas reçu de tes nouvelles, cela commence à être bien long. »

[5] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822).

[6] Après la suspension de l’armistice de Bologne, le 3 Vendémiaire an V [24 septembre 1796] les commissaires doivent quitter Rome et se rendre à Florence. Monge y laisse ses collègues et accompagne Saliceti à Ferrare. Monge devient alors le spectateur des événements politiques et militaires qu’il se plait à observer en accompagnant Miot et Saliceti dans leurs missions. Berthollet à cette date est à Livourne, Monge arrive avant lui à Florence.

[7] Catherine commente dans sa lettre de Paris le 25 vendémiaire an V [16 octobre 1796] : « Nous sommes en effet quelques fois un mois sans recevoir de vos nouvelles, mais j’en reçois presque toujours deux à la fois, surtout depuis que tu les envoies par la poste qui est la voie la plus prompte. Je ne me plains pas de ton exactitude, mon cher ami (car j’en ai reçu 17), mais bien de ton éloignement, surtout de ton long séjour à Rome, où je te voyais perpétuellement exposé aux poignards de ces traîtres. Vous en voilà dehors, je suis beaucoup plus calme. » Depuis la première lettre écrite de Lanslebourg jusqu’à cette lettre de Ferrare il y a bien 17 lettres de Monge à Catherine dans le corpus. 

[8] Ludovico ARIOSTO (1474-1533). Poète italien.

[9] Catherine répond de Paris, le 25 vendémiaire an V [16 octobre 1796] : « Tes jouissances vont recommencer, puisque tu t’es déjà assis sur le banc de la maison de l’Arioste, que tu as vu son tombeau. Les Ferrarrais font très bien de conserver les meubles qui ont servi à cet agréable écrivain. Cette ville doit être bien déserte puisqu’elle [est] faite pour 200 milles âmes et qu’elle n’en contient que 30. »

[10] Dagobert-Sigismond de WURMSER (1724-1797). Sur le blocus de Mantoue voir les lettres n°12, 18, 21, 22, 29, 34, 42, 45, 51, 53 et 55.

[11] Jean-Baptiste JOURDAN (1762-1833) général de l’armée de Sambre-et-Meuse. Catherine répond dans sa lettre de Paris le 25 vendémiaire an V [16 octobre 1796] : « Si Mantoue est pris, l’armée républicaine ira mettre cette vieille momie à la raison. Le traité de paix avec le roi de Naples a dû être accepté hier par les conseils. Voilà encore un ennemi de moins, et une ressource de moins pour le pape. Nos affaires sur le Rhin [ne] vont ni bien ni mal. Moreau a eu un avantage considérable aux environs de Buchau le 10 et le 12. Il a pris 2 drapeaux, 6 bouches à feu, 5 milles prisonniers parmi lesquels 56 officiers, lesquels ont rapporté que l’Empereur n’avait plus de force dans l’intérieur de l’Autriche, qu’il a envoyé à l’armée toutes les forces qui jusqu’alors étaient restées en réserve dans les garnisons ; ce sont des rapports de prisonniers. Beurnonville a remplacé Jourdan, je ne sais quelle armée ce dernier commande à présent. Il est bien malheureux que ce brave homme ait éprouvé un échec aussi considérable. Il paraît, par les nouvelles officielles, que les habitants de Strasbourg et des environs ont vigoureusement aidé à repousser les Autrichiens lorsqu’ils sont venus à Kehl, tous les C[itoyens] de ce département sont armés et organisés de manière à bien défendre l’entrée de notre territoire. »

[12] À Florence Monge ne retrouve que Thoüin et Tinet. Voir les lettres n°29 et 33.  C’est ensuite à Modène que la commission se rassemble mais Monge ne voit pas ses collègues puisqu’il part la veille de leur arrivée, le 26 vendémiaire an V [17 octobre 1796]. Voir la lettre n°37.

[13] Voir supra. 

[14] Catherine informe Monge de l’état de l’esprit public dans sa lettre de Paris le 25 vendémiaire an V [16 octobre 1796] : « L’esprit de Paris est toujours le même, à ce que je peux voir dans mon petit coin, on colporte force brochures contre le gouvernement qui ne réprime pas cette licence de la presse, qui nuit beaucoup. Vous avez sûrement su l’affaire du camp de Grenelle. Il y avait beaucoup de fermentation dans ce moment-là. Il me semble que la tranquillité se rétablit. Je ne vous mande pas des nouvelles parce qu’elles sont toujours usées quand vous les recevez. Et à présent que vous voilà ambulants, où nos lettres vous trouveront-elles ? Je vais adresser celle-ci à Florence, et si vous ne savez pas l’affaire de Grenelle, je vais vous la conter. Il y a environ un mois que quatre à cinq hommes dont la plupart n’était point armée, se sont rendus la nuit au camps de Grenelle, ils avaient à leur tête le général Fion. Ils entrent dans le camp en chantant La Marseillaise, et criant, dit-on : « À bas les tyrans ! », les troupes du camp s’éveillent, les dragons montent à cheval et tuent plusieurs de ces hommes dont le plus grand nombre était des cordonniers, perruquiers, et à peu près de cette classe. Enfin ils arrêtent 132 de ces malheureux, le reste se sauve comme il peut, le matin on amène toute cette prise à Paris au Temple où on établit une commission militaire qui en a condamné 24 ou 30 à être fusillés, le reste à la déportation, d’autres à la détention jusqu’à la paix, et un certain nombre acquitté et mis en liberté. Parmi les fusillés, il y a trois ex-conventionnels qui sont Javoques, Huguet et Cusset qui ont été pris le lendemain de cette aventure. Cette commission militaire a mis beaucoup de temps à juger, cela a duré un mois. Pendant ce temps, chacun disait ce qu’il voulait sur cette affaire. Vous savez sûrement que Drouet s’est évadé des prisons de l’Abbaye deux jours avant le transfèrement (sic) de ces prisonniers à Vendôme, où est la Haute Cours qui doit les juger, ils sont en jugement dans ce moment. » L’esprit public est l’objet d’une forte préoccupation de Monge, il exprime à plusieurs reprises sa volonté d’être informé voir les lettres n°3, 85, 90, 156, 160, 163, 164, 167, 168,  176 et 177.

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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34. Monge à sa femme Catherine Huart
42. Monge à sa femme Catherine Huart
45. Monge à sa femme Catherine Huart
51. Monge à sa femme Catherine Huart
53. Monge à sa femme Catherine Huart
55. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1795-1796 : Les débuts de l’École polytechnique. Fin de la Convention et premiers mois du Directoire. Thermidor an III - pluviôse an IV

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3. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

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85. Monge à sa fille Émilie Monge
90. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey

Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

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156. Monge à sa femme Catherine Huart
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168. Monge à sa femme Catherine Huart

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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022