La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


90. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Rome, le 14 floréal de l'an V de la République  
 
J'ai reçu, mon cher Marey, la lettre que vous et votre femme m'avez écrite en date du 25 germinal.[1] Elle m'a fait bien du plaisir, d'abord parce que depuis deux mois et demi que je suis à Rome, je n'en avais pas encore reçu de France, ou tout au plus une ; ensuite parce qu'elle m'annonce que vous vous portez bien tous deux, et que votre grand garçon de fils[2] vient à merveille et marche comme un homme ; enfin parce qu'elle m'apprend que vous en attendez un second pour le temps des vendanges.[3] Nous sommes bien heureux, mon cher Marey.[4] Notre patrie a le gouvernement que nous avons désiré ; la gloire de ses armes brille jusque dans le dernier coin de l'Univers ; il n'y a pas un homme sensé au dehors qui ne bénisse ses succès; pas un homme sensible qui ne tressaille à la lecture de gazettes qui ne disent plus rien d'intéressant pour personne si elles ne parlent des Français et de leurs miracles.[5] Dans votre intérieur, le bonheur vous environne ; car il me semble que vous êtes toujours content de votre femme; votre enfant vient à merveille, il annonce une intelligence que vous vous plaisez à cultiver de bonheur; à votre exemple, il deviendra bon, sensible et généreux; il aimera son pays, sa famille ; et il vous donnera sur vos vieux jours de grandes satisfactions. Que manque-t-il à tout cela ? d'être aimé du pays que l'on aime, et de la patrie à laquelle on est prêt à tout sacrifier ?[6]
Quand nous avons désiré la révolution, d'abord pour la gloire et le bonheur de la France, ensuite pour le perfectionnement de l'espèce humaine[7] ; quand vous et moi nous avons, chacun dans la position où nous nous sommes trouvés, contribué à ses succès,[8] nous savions bien que nous faisions le sacrifice de son attachement pour nous.[9] Une grande révolution comme la nôtre ne pouvait se faire sans que la masse générale de la nation n'éprouvât une agitation à laquelle elle n'était point accoutumée et qui devait être pénible.[10]
La France entière a même eu sur sa propre subsistance des inquiétudes bien longues, bien alarmantes et qu'on pouvait peut-être lui épargner, du moins en partie. Il était donc naturel de penser qu'après l'établissement de la République, ceux qui passeraient pour y avoir contribué d'une manière efficace seraient d'abord détestés de tous ceux qui auraient fait des pertes non compensées, soit réelles, soit d'opinion ; qu'ensuite ils seraient mal vus de toute cette masse qui maintiendra la république par répugnance pour une agitation nouvelle, et qui les regarde comme les auteurs des peines de tout genre qu'elle a éprouvées. Cela ne nous a pas arrêté: nous avons même mis en jeu notre propre vie.[11] Celle-ci est sauvée ; la république triomphe; une nouvelle carrière est ouverte à l'esprit humain; nous avons gagné. Nous aimerons notre pays sans qu'il nous aime ; nous jouirons de la gloire ; nous verrons et vous encore plus que moi les heureux effets de la liberté ; et nous la bénirons ensemble.[12]
Tous ceux qui ont fait de grandes révolutions ont été obligés de quitter leurs pays. Lycurgue[13] en est un grand exemple. Solon[14] qui ne fut que législateur sans faire de révolution a été forcé de se retirer à Soloë.[15] Si Brutus[16] resta à Rome après l'expulsion des Tarquins, c'est que la révolution était aristocratique, et que le Sénat, pour lequel elle était faite et qui avait un certain crédit, le soutint. Il ne faut pas conclure de là que nous quitterons notre cher pays ; nous serions obligés de le faire s'il n'était pas plus grand que Sparte ; mais il nous suffira de nous perdre dans la foule et de ne pas chercher des emplois qui donneraient de l'inquiétude si on les voyait entre nos mains.[17] À tout cela, il faut encore ajouter autre chose. La révolution qui a détruit le trône, la noblesse et le clergé n'aurait jamais eu lieu, ou n'aurait pas été conduite à sa fin, si ceux qui la conduisirent et si tous ceux qui poussèrent son char n'avaient pas eu une volonté ferme et ne l'avaient pas eue pendant 8 ans.[18] Ceux-ci en ont contracté l'habitude presque partout. Eh bien, ce caractère qui n'est pas naturel et qui est le produit des circonstances, déplaît à la masse moutonne qui aime mieux dormir sur un matelas que sur du marbre, quoique celui-ci ne soit pas susceptible de corruption, quoiqu'il ne contienne pas d'odeur, quoiqu'il n'entretienne pas de vermine. Je suis bien éloigné, mon cher Marey, de dire cela pour vous qui êtes la douceur même ; mais il suffit que cela soit vrai du plus grand nombre des patriotes, très estimables d'ailleurs, pour expliquer jusqu'à un certain point cette répugnance, même cette espèce de crainte qu'on a conçue d'eux, et le surnom de terroristes qu'on leur a donné.
Enfin, il faut en convenir, les pauvres patriotes sont un peu ombrageux ; cela est bien naturel. Ils ont combattu, ils ont eu bien des alarmes ; ils ont souffert pour une cause belle, mais dont ils ont eu besoin d'envisager toujours la beauté pour soutenir leur courage dans une lutte aussi longue.[19] La moindre altération que la pratique apporte à leur ouvrage leur paraît une destruction totale et leur inspire de l'effroi ; et ils ne pensent pas qu'un bijou ne peut pas se porter sans se dépolir.[20] Mais ils ont de grands objets de consolation.
D'abord, qu'ils envisagent le bonheur presque miraculeux de la République. Ne semblerait-il pas que la main de dieu l'ait conduite et répande un esprit de vertige sur ses ennemis.[21] Si ceux-ci avaient voulu faire la paix sous le gouvernement pusillanime et incapable des Thermidoriens, ils auraient eu la Belgique. S'ils avaient voulu la faire en frimaire dernier, ils auraient eu la rive gauche du Rhin, et ils auraient conservé toute l'Italie.[22] Leur aveuglement et leur entêtement qui tient de la démence a forcé la nation malgré elle aux triomphes ; et voilà qu'enfin la République française a rassemblé en un seul corps tous les anciens enfants des Gaules qui s'aiment au fond du cœur malgré les petites querelles de familles et les mariages dans les maisons étrangères, et qui vont former un tout qui durera des siècles. Voilà qu'en Italie elle a engendré une belle république qui l'aimera parce qu'elle est encore elle-même composée d'anciens enfants des Gaules transplantés ; et voilà que cette jeune république amie est obligée de se former aux armes, pour donner à son tour la liberté aux Vénitiens, et pour acquérir un territoire qui lui est nécessaire[23] ; et voilà que par miracle le gouvernement de Venise qui n'avait que faire dans cette galère lui en donne la plus belle occasion[24] ; et voilà que la Lombardie sans être assez forte pour jamais porter ombrage à sa mère, le fera assez pour l'appuyer dans sa vieillesse, pour lui faire honneur, et peut-être même pour l'empêcher de faire des sottises[25] ; et voilà que les Anglais, nos seuls ennemis, perdent l'lnde et leur banque, et que la paix elle-même ne peut les sauver d'une révolution ; et voilà qu'ils sont punis tout juste où ils ont péché. Ensuite, si l'on jette un coup d'œil sur l'avenir, malgré la reculade fâcheuse qu'ont fait faire les écrevisses thermidoriennes, malgré la sotte direction que prend aujourd'hui le luxe d'ailleurs nécessaire[26], malgré l'entière destruction de tous les moyens d'instruction en France, la liberté de la presse, dont les écrevisses ont tant abusé et abusent peut-être plus que jamais,[27] cette liberté qu'ils proclament aujourd'hui, qu'ils invoquent, qu'ils persécuteront certainement un jour ; cette liberté est née, il leur sera impossible de la détruire et avec cela tout se régénèrera surtout si le gouvernement répand, multiplie, et met à la portée de la masse nationale les moyens d'instruction publique ; car d'après cette instruction plus élevée et plus généralement répandue, le luxe prendra une direction salutaire; les sciences, les arts, et avec eux les moyens d'industrie et de commerce, feront de nouveaux pas ; et le genre humain recevra un degré de perfection auquel il ne pouvait atteindre par les anciennes institutions ; et ce sera aux Français que le monde sera redevable de ces progrès. Vous êtes encore jeune, mon cher Marey, vous et votre femme aurez cette jouissance; quant à moi, vieux grand-père, je ne la verrai que dans l'avenir, et je me presse, comme vous voyez, de l'y lire.[28]
Dans le moment, nous recevons une lettre de Venise du 10 floréal[29] qui nous annonce que toute la terre ferme est rendue et soumise à la Lombardie, et que le lendemain la révolution doit s'effectuer dans Venise même[30] ; enfin que Corfou et Céphalonie sont en insurrection.[31] Vous savez déjà ces nouvelles au moment où je vous écris; mais il faut bien que je mette ici un petit mot de la joie que nous ressentons.
Adieu, mon cher Marey; continuez à m'écrire quelquefois. Quand même vos nouvelles devraient être tristes ; car on a toujours du plaisir à entendre parler de ce qu'on aime. Nous sommes tous ici comme des amants malheureux qui veulent toujours qu'on leur parle de leurs infidèles. J'embrasse bien tendrement votre femme, votre enfant, et vous prie de compter sur l'inviolable attachement de votre ami.
 
                                                 Monge
 
Après les nouvelles des articles de paix avec l'Empereur[32], nous avons illuminé deux jours de suite le beau palais de l'Académie de France,[33] ce qui était nouveau pour les pauvres Romains que depuis longtemps l'on tient dans la tristesse et qui, malgré une pluie à seaux, sont presque tous venus voir la fête sous leurs parapluies de toile cirée. Le dimanche suivant nous avons donné un beau concert où sont venus les ambassadeurs des puissances amies et neutres, et la plupart des grands personnages du pays, tels que le neveu et la nièce du pape[34], la famille Doria,[35] et une foule de peuple. Notre collègue Kreutzer[36] qui est un des premiers violons du monde leur a fait exécuter une symphonie dans laquelle il avait arrangé la Marseillaise, le Chant du Départ, la Carmagnole, le ça-ira. Il leur a fait avaler tout cela ; et la symphonie a été applaudie d'une manière extraordinaire. Les billets d'invitation avaient été doublés par la falsification, et s'étaient vendus sur la place ; en sorte qu'il y avait un peu de presse sans désordre, ce qui donnait un air de vie à la fête ; et puis, malgré nos attentions pour quelques personnages, le peuple y a introduit tout naturellement un petit air d'égalité dont il était fier, et qui ajoutait à la nouveauté de la chose.
Adieu.

[1] Lettre d’Émilie MONGE (1778-1867) et son mari Nicolas-Joseph MAREY (1760-1818) de Nuits, le 25 germinal an V [14 avril 1797] fonds Monge. Émilie annonce sa deuxième grossesse à son père :« […] maman ou (tatan) [Louise Monge] m’ont promis qu’elles viendraient vers ce temps pour assister à l’arrivée dans ce monde de ton second petit-fils, et il me serait bien agréable de vous posséder réunis pendant ce moment. […] On se trouve facilement heureux partout quand on a le bonheur de l’être dans son ménage, de ce côté tous mes souhaits sont remplis, mon mari est toujours le même à mon égard et par dessus tout cela, j’ai un enfant qui vient parfaitement qui court comme un petit homme voilà 3 semaines qu’il marche seul et il aura quatorze mois le 30 germinal. »

[2] Guillaume-Stanislas MAREY-MONGE (1796-1863).

[3] Voir la lettre n°93.

[4] Monge répond surtout à Marey. Dans sa lettre de Nuits, le 25 germinal an V [14 avril 1797], Émilie prévient son père de la nature de la lettre qui va suivre la sienne : « Mon mari va faire avec toi un grand cours de politique. Ce sujet peut s’étendre très loin, voilà pourquoi il faut que je te quitte, mon cher papa […] ». En effet Marey entame sans préliminaires : « J’ai besoin de m’entretenir avec vous de la chose publique, dans quelle âme verserais-je mes peines et mes alarmes si ce n’est dans celle du patriote zélé qui consacre toute son existence à la gloire et à l’utilité de sa patrie. 3 choses m’affectent ainsi que tous les Républicains de mon Département, les élections, l’esprit public et la composition des tribunaux. » Monge partage les inquiétudes de Marey et ce dernier sans le savoir répond précisément à la demande exprimée par Monge à Rome, le 5 floréal an V [24 avril 1797]. Voir la lettre n°85. Le 15 germinal an V [4 avril 1797], les Royalistes sont les vainqueurs des élections pour le renouvellement d’un tiers du Conseil des Cinq-Cents. Sur la montée des Royalistes et la réponse du Directoire avec le coup d’état du 18 fructidor , voir les lettres n°89, 110, 116, 118, 119, 127, 131, 132 et 135.

[5] Monge tient à rassurer d’emblée Marey alors qu’il émet des doutes sur la gloire de l’armée française en lui écrivant de Nuits, le 25 germinal an V [14 avril 1797] : « Mais nos pensées se reposaient du moins jusqu’à présent avec complaisance sur les armées. Fiers de leur gloire nous nous plaisions à vanter leurs exploits et surtout à louer leur républicanisme. Qu’avons nous vu au passage de la division de l’armée de Sambre et Meuse commandée par Bernadotte, des soldats sans contredit intrépides mais indisciplinés, battant, pillant les gens qui les logent, mettant à contribution les habitations écartées de la route, menaçant ceux qui les appellent citoyens, maudissant la république, préconisant la royauté ! Il y en avait de bons sans doute mais ce n’était pas le plus grand nombre. Je ne puis vous exprimer l’impression que cette disposition des esprits des soldats a fait sur les patriotes. Où est donc la République, se sont-ils dit, si elle n’est dans les armées ? Espérons que Buonaparte aura retrempé ces âmes inconstantes au foyer du civisme et de gloire qu’il entretient avec tant de zèle et d’habileté dans le sein de sa brave armée. » Voir la lettre n°89. Voir infra sur l’enjeu des victoires en Italie. 

[6] De Nuits, le 25 germinal an V [14 avril 1797] Marey lui a écrit : « L’esprit public : Je ne vois partout que des trembleurs, des girouettes, et des royalistes, le peu de patriotes qui osent se prononcer, fussent-ils courageux, est honni, calomnié, et livré au couteau de l’aristocratie. La composition des tribunaux : partout l’on absout des royalistes tandis qu’on déploie la plus grande sévérité contre les républicains. Le croirez-vous Brottier Dunan, Lavilleurnois, conspirateurs avérés, pris en flagrant délit nantis de pouvoirs du soit disant Louis XVIII, avouant eux-mêmes leur crime, viennent l’un d’être condamné à 10 ans, l’autre à 4 et le dernier à 1 an de détention bien que l’embauchage ait été constaté d’une manière péremptoire. Comparer actuellement cette indulgence avec l’extrême sévérité déployée contre les malheureuses victimes de la plaine de Grenelles et juger de l’avenir par le présent ! » Charles-Honorine Berthelot de la Villeurnois. Maître des requêtes arrêté avec Malo et Brottier. Il a développé un plan pour le retour de la royauté et est arrêté en possession de divers documents qui prouvent son attachement à la monarchie et à Louis XVI. In BUCHEZ et ROUX (1838), Histoire parlementaire de la Révolution française, Paris, Paulin, p. 192. Marey développe ce sujet dans sa réponse de Nuits, le 15 prairial  an V [3 juin 1797] : « Brottier, Laville-Heurnois, Dunan sont pris en flagrant délit  de pouvoir du soit disant Louis XVIII. Ils conviennent de leur correspondance avec 3000 agents contre-révolutionnaires disséminés dans la France une commission choisie par le gouvernement les absout à peu près. Les Républicains exaltés d’un autre côté répandent des écrits bien criminels [mais qui paraissent être plutôt l’effet d’une imagination exaspérée et délirante que d’une (?) réfléchie.] [Samson] et Clarke, ils sont condamnés à mort. Je suis loin de désirer l’affusion de sang de qui que ce soit mais il me parait que l’on devrait pardonner aux coupables des deux partis ou les punir également. »

[7] Lorsqu’il s’adresse à son gendre, Monge prend soin de placer la France avant le perfectionnement de l’esprit en déterminant les motifs de son action. Dans la correspondance à sa femme, le perfectionnement de l’esprit est déterminé comme le but premier de son action. Voir la lettre n°3.

[8] Monge effectue une distinction entre son action révolutionnaire et celle de son gendre parlementaire. (Sur la grande différence entre le politique et le savant dans l’action publique voir infra.) Dans sa réponse de Nuits le 15 prairial an V [3 juin 1797] Marey souligne à son tour la spécificité de l’action de Monge déterminée à la fois par ses compétences et connaissances et par ses « principes », c’est-à-dire les principes sur lesquels l’idée de progrès est fondée  que Monge lui a déjà longuement exposés (voir les lettres n°3, 4 et 5) : «  Vous êtes appelés par vos talents, vos principes bien connus, et vos vertus à occuper quelques postes éminents d’où vous ferez jaillir quelques étincelles qui ranimeront peut-être un feu couvert d’une cendre bien épaisse. » Monge entame son action révolutionnaire par le ministère de la Marine (voir les lettres n°118, 127 et 132) et déjà les axes de son engagement dans la révolution sont les mêmes que ceux qui dirigent sa pratique scientifique et cela depuis plus de vingt ans. De la même façon, c’est l’objet et les résultats des recherches ainsi que la nature de la pratique des membres de la nouvelle communauté scientifique qui a permis la réalisation des grands ouvrages de l’œuvre révolutionnaire. L’organisation de la production de l’armement en 1794 a été possible grâce aux travaux menés par les savants autour de Lavoisier dès la fin des années 1770. (Voir les lettres n°3, 5, 46 et 108.) Catherine le souligne dans sa lettre du 19 germinal an VI [8 avril 1798] : « […] c’est alors que tes talents et ton activité ont été employés avec succès dans la plus profonde obscurité, il en est résulté des moyens de repousser nos ennemis qui nous cernaient de près […]. » La Géométrie descriptive de l’École normale et les Feuilles d’Analyse appliquée à la Géométrie de l’École polytechnique sont aussi des exemples d’élaboration qui précède la Révolution, publiée en 1795 leur élaboration a débuté dès 1765 à l’École du génie de Mézières. Voir la lettre n°1. Ces œuvres ne sont pas alors des « produits » de la Révolution, ni de ses conditions sociales, politiques, culturelles et institutionnelles. Les conditions spécifiques de la Révolution, notamment celles de la première phase, celles de la table rase ont été l’opportunité d’exposer dans le domaine public, de mettre en pratique et de réaliser les projets de réforme de la pratique scientifique et des institutions scientifiques en déterminant leurs nouveaux rapports avec les institutions de pouvoir. (Voir la lettre n°4.)

[9] Cela est même un principe de l’action publique de Monge, Catherine le cite dans sa lettre du 19 germinal an VI [8 avril 1798] : « Voilà pour l’intérêt général et pour te rassurer sur tes principes qu’il faut faire à son pays tout le bien dont on est capable sans s’attendre à la reconnaissance. »

[10] Marey répond à cette lettre de Nuits le 15 prairial an V [3 juin 1797] : « Vous avez la bonté obligeante de chercher à me consoler. C’est un soin superflu. Ce n’est pas moi qui ai besoin d’être rassuré. Familiarisé avec les calomnies, les peines, les dangers, les amertumes de toute espèce, je compte la vie pour peu de chose et la fortune pour rien. Il n’est aucun événement auquel je ne sois préparé de longue main. Quand mes ennemis m’ont déchiré comme ce vertueux romain, j’ai rendu grâce aux Dieux de ce qu’ils étaient obligés d’avoir recours au mensonge pour dire du mal de moi. Quand la fortune me tournera le dos, mes ressources sont assurées, je me surviendrai également à la fatigue du corps et à celle de l’esprit, Quand les lâches détracteurs des amis de la liberté m’attaqueront en face, je leur répondrai de la plume ou de l’épée, mon parti est pris là-dessus, peut-être même mes ennemis ont-ils acquis sur cela quelques notions positives, car j’entends à peine leurs vils bourdonnements et n’ai pas encore trouvé quelqu’un qui ait osé me faire le moindre reproche ouvert. Mais c’est, cher citoyen, les patriotes que je vois tous les jours qui me donnent de l’inquiétude autant sur leur sort futur que sur l’effet que pourrait produire un changement d’opinion amené par une habituelle persécution non réprimée par le gouvernement. Quand au bonheur domestique j’en jouis complètement. Personne n’est mieux partagé que moi. Tous les jours je me félicite de mon choix, et mon enfant sain, bien constitué et qui annonce d’heureuses dispositions vient encore ajouter à ma satisfaction tout ce que le sentiment de paternité pouvait lui prêter de charmes.»

[11] De son ministère jusqu’au sein même du Club des Jacobins, Monge a été inquiété et de tous les bords. La réaction thermidorienne comme les journées de Prairial (Voir la lettre n°1) ont été dangereuses pour Monge. DE LAUNAY L. (1933) p. 99 ; 124 ;135-136). Catherine évoque cette époque dans sa lettre de Paris le 19 germinal an VI [8 avril 1798] : « Les grandes crises sont arrivées, […] la mort planait sur toi, rappelle-toi l’intérieur de ton ménage pendant ces temps malheureux, […], ta persécution dans la réaction […]. »

[12] En restant sur sa position Marey répond à son tour de Nuits, le 15 prairial  an V [3 juin 1797] : « […] un cœur sensible et vraiment attaché à sa patrie et à la liberté ne peut comprimer ses sentiments d’indignation et de pitié qui s’élèvent dans son âme à la vue de tant de vengeances exercées envers les fondateurs de la république sans que le gouvernement daigne opposer une digue aux projets homicides et contre-révolutionnaires des ennemis de la liberté. […] Lyon, Avignon sont des théâtres horribles de proscription tous les jours la terre est abreuvée du sang des patriotes, à tant d’atrocités le gouvernement n’oppose qu’un système d’inertie. De l’inertie grands dieux quand le sang coule ! Pour qu’elle occasion réserve-t-il donc son énergie ? Un bras de fer s’appesantit sur les patriotes à la moindre pécadille tandis que l’on promulgue l’indulgence plénière pour les crimes royalistes. […] Pardon cher citoyen de l’ennui que je vous donne par cette digression elle est amenée par la nouvelle que je viens d’apprendre de la condamnation à mort de Babeuf et Darthé qui tous deux sous les yeux de leurs juges se sont poignardés sans réussir à s’ôter la vie. Ils viennent d’être exécutés. Le jugement opposé à celui de Dunan Lavilleurnois etc. m’a fait naître des réflexions que je n’ai pas pu comprimer, il dit encore plus que je n’ai exprimé. Vous apprendrez avec plaisir que les Députés impliqués dans cette affaire et notamment Lindet sont déclarés innocents.»

[13] LYCURGUE (IXe siècle av. J.-C.), législateur de Spartes.

[14] SOLON (640 – 558 av. J.-C.) réformateur du système politique, fiscal et social athénien. Il s’exile sous la tyrannie de Pisistrate.

[15] En Chypre.

[16] Lucius Iunius BRUTUS (IVe siècle)  neveu de Tarquin le Superbe, fondateur mythique de la République romaine.

[17] Monge n’envisage jamais de quitter son pays. Voir la lettre n°96. Et il prend soin après son ministère de mener son action publique au sein de commissions ; cela donne à son action une dimension collective, un objectif déterminé. Ainsi sans occuper un poste de pouvoir au sein de l’exécutif et tout en y étant directement relié afin d’assurer l’efficacité de son action et la réalisation rapide des projets. Marey répond à cela de Nuits le15 prairial  an V [3 juin 1797] : « Lycurgue dîtes-vous fut obligé de quitter son pays. Il le fit volontairement et pour engager ses concitoyens à respecter ses lois ayant eu soin d’exiger d’eux qu’ils les observeraient jusqu’à son retour. Solon eut le chagrin de voir la tyrannie de Pisistrate s’établir sous ses yeux. [Zalicius] fut obligé de s’arracher un oeil, Charondas se donna la mort pour avoir violé involontairement la loi qu’il avait rendue. Romulus fut tué par ordre des Sénateurs. Chers malheureux bienfaiteurs de l’humanité tel est donc votre sort tandis que tant de tyrans et de despotes coquins meurent dans leur lit ? Je savais tout cela citoyen, et soyez sûr que je n’ai jamais compté en mon particulier que sur l’ingratitude toutes les fois que j’ai eu l’occasion de faire quelque bien. Il est cruel de le penser mais il n’est malheureusement que trop vrai que l’ingratitude est un vice nécessaire à une république. C’est la reconnaissance qui créa la tyrannie. Un général victorieux est chéri adoré, on le proclame roi. Bientôt il devient despote et tyran. Voilà les hommes. »

[18] Dans une lettre à Catherine, il les nomme « les vieux patrons de la Révolution ». (Voir la lettre n°127.) Monge insiste sur la nécessité d’un engagement durable. Voir supra. Marey au contraire après un mandat parlementaire, se désengage rapidement de l’action révolutionnaire. Après l’exécution de  Louis XVI en 1793, il se retire en Bourgogne. (Voir la lettre n°3) De Nuits dans sa réponse, de Nuits le 15 prairial an V [3 juin 1797], Marey justifie l’éloignement des patriotes : « Cher citoyen, je ne puis me le dissimuler, une conséquence nécessaire de l’indulgence pour les royalistes est la sévérité la plus rigoureuse pour les patriotes ; une autre conséquence non moins juste de ce système sera l’audace des uns et le découragement total des autres. »  

[19] De Nuits, le 25 germinal an V [14 avril 1797] Marey lui a écrit : « Quant à moi cher citoyen quelques soient les événements je veux suivre les destinés de la république, trop heureux de me sacrifier pour une si belle cause. Le soin que j’ai [ ?] d’éviter la vie molle et oisive me rend propre à figurer dans quelles circonstances il plaira à la providence de me placer. Par goût, je préfère la vie champêtre, et les occupations paisibles mais s’il faut défendre le palladium de la liberté, je me sens la force et le courage de le faire. Adieu cher citoyen. J’ai l’âme trop déchirée de tout ce que je vois pour pouvoir m’entretenir avec vous d’objets d’art et d’histoire. » 

[20] La grande différence entre le politique et le savant dans l’action publique est la familiarité avec une pratique particulière : l’« application » des principes. Se confronter à la difficulté et la complexité que pose l’application d’un principe, c’est-à-dire sa mise en usage hors de son domaine d’origine et son perfectionnement n’est pas une situation inédite pour un savant de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Tout au contraire, c’est précisément dans ces conditions qu’il travaille. De même, c’est au moment les plus difficiles que Monge sort de la « spéculation » et s’engage dans l’action révolutionnaire alors que certains s’en détournent déjà. Catherine le lui rappelle dans sa lettre de Paris le 19 germinal an VI [8 avril 1798] : « Je parcours ta vie politique depuis 89. Les premières années de la révolution qui ont été les plus brillantes, se sont passées pour toi en spéculation sur le bonheur général et futur. Il y avait dans ces temps là trop d’hommes avides de gloire, pour que ta modestie et le soin de cacher tes talents mais non ton amour de la liberté te permissent de te mettre en avant, les grands dangers étant au comble, la plupart de ces hommes ont cessé de prendre part aux affaires, alors on t’a arraché de ton obscurité et à moi le bonheur dont nous jouissions si paisiblement depuis que nous avions celui d’être ensemble […]. »

[21] Il s’agit ici des Autrichiens et de l’Empereur François II.

[22] Selon les préliminaires de Leoben signé le 28 germinal an V [18 avril 1797­], l’Autriche cède la Belgique et récupère la Vénétie( sauf Venise) en échange de la Lombardie.  Voir les lettres n°119, 176 et 177.

[23] Voir la lettre n°84.

[24]  Bonaparte écrit au Directoire de Triste le 11 floréal an V [30 avril 1797] : « Les Vénitiens se conduisent de plus en plus mal ; la guerre est ici déclarée de fait ; le massacre qu’ils viennent de faire du citoyen Laugier, commandant l’aviso le Libérateur de l’Italie est la chose la plus atroce du siècle. Le citoyen Laugier sortait de Trieste ; il fut rencontré par la flottille de l’Empereur […] ; il se battit une partie de la journée avec eux, après quoi il chercha à se réfugier sous le canon de Venise. Il y fut reçu par la mitraille du fort. Il ordonna à son équipage de se mettre à fond de cale, et lui, avec sa trompe demanda pourquoi on le traitait en ennemi ; mais, au même instant, il reçoit une balle qui le jette sur le tillac raide mort. […] Cet évènement n’est qu’un échantillon de ce qui se passe tous les jours dans la Terre ferme. Lorsque vous lirez cette lettre la terre ferme sera à nous. » (1521, CGNB) La mort de Laugier est un prétexte qui permet à la France d’attaquer Venise alors que quelques semaines auparavant les Français ne pouvaient pas ouvertement attaquer un état neutre et préféraient tenter d’obtenir la domination des territoires de l’État vénitien par la stratégie diplomatique. Voir la lettre n°76.

[25] Monge compte sur les nouvelles républiques italiennes pour renforcer la République en France.

[26] Selon Condorcet le luxe est « l’aiguillon de l’industrie ». CONDORCET [1795] (1988), p. 113.

[27] Tallien dans le Prospectus qui introduit le premier volume de la Décade égyptienne décrit d’une manière semblable l’usage de la presse par les acteurs politiques au cours de la Révolution : « Le règne de la liberté a multiplié en France le nombre des feuilles périodiques. La suite non interrompue des événements les plus extraordinaires, la discussion des plus grands intérêts, des questions les plus importantes durent nécessairement fixer l’attention, non seulement de la France, mais de l’Europe entière. Chacun voulait connaître jusqu’aux plus petits détails de cette révolution étonnante […]. Dans les premiers moments tous les papiers nouvelles étaient lus avec avidité : ensuite les factions, les partis s’emparèrent de ce puissant levier de l’opinion publique ; les journaux devinrent les échos de la calomnie, et n’offrirent bientôt plus qu’une arène où chacun se déchirait avec acharnement. », TALLIEN (1798), « Prospectus », La décade égyptienne, p. 5.

[28] Monge fonde son action révolutionnaire sur l’idée de progrès, idée qui détermine sa pratique scientifique depuis les années 1770. (Voir les lettres n°3, 4, 5.) Dans sa réponse de Nuits le 15 prairial an V [3 juin 1797], Marey donne un indice de l’engagement durable et inaltérable de Monge : « Si votre lettre m’était parvenue sans date je l’aurais crue écrite en 90. Elle respire ce saint enthousiasme qui animait alors les Français. Soyez respectable citoyen, la vestale de la révolution ! Conservez, conservez précieusement le feu sacré de la liberté. L’homme âgé embrasé de sa vive chaleur me représente l’Etna ce grand alambic de la nature rendant tous les éléments volcaniques sous les neiges éternelles qui couvrent sa cime. » Pourtant Monge à son tour perd un moment son enthousiasme avec la montée des royalistes en France.  Voir la lettre n°119.

[29] 29 avril 1797.

[30]  Voir supra. Sur les rapports entre Venise et la France voir les lettres n°40, 45, 84 ,93, 96 et 99.

[31] Ces deux îles ioniennes sont sous la domination de Venise. Bonaparte n’est pas autant attaché que Monge à la liberté que les peuples tentent d’obtenir. Voir la lettre n°119. 

[32] François II (1768-1835). Le 29 germinal an V [18 avril 1797] signature des préliminaires de Loeben. Voir la lettre n°89.

[33] Voir la lettre n°66.

[34] Luigi BRASCHI ONESTI (1745-1816), neveu du Pape Pie VI, Giannangelo BRASCHI (1717-1799) et sa femme issue de la famille FALCONIERI.

[35] Famille du secrétaire d’état à Rome Giuseppe Maria DORIA PAMPHILI (1751-1816).

[36] Rodolphe KREUTZER (1766-1831). Il fait partie des adjoints de la commission nommés après le Traité de Tolentino signé le 1er ventôse an V [19 février 1797].

AnalyseTranscription établie par René Taton à partir de l'autographe du fonds Marey-Monge.

Relations entre les documents


Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

Ce document a pour thème Campagne militaire (Italie) comme :
89. Monge à sa femme Catherine Huart


Ce document a pour thème Politique comme :
110. Monge à sa femme Catherine Huart
116. Monge à sa femme Catherine Huart
118. Monge à sa femme Catherine Huart
119. Monge à sa femme Catherine Huart
127. Monge à sa femme Catherine Huart
131. Monge à sa femme Catherine Huart
132. Monge à sa femme Catherine Huart
135. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

129. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Campagne militaire (Italie) comme ce document
132. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Campagne militaire (Italie) comme ce document
30. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Esprit public (Opinion publique) comme ce document
62. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey a pour thème Esprit public (Opinion publique) comme ce document
85. Monge à sa fille Émilie Monge a pour thème Esprit public (Opinion publique) comme ce document

Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

168. Monge à sa femme Catherine Huart
a pour thème Esprit public (Opinion publique) comme ce document

Collection 1795-1796 : Les débuts de l’École polytechnique. Fin de la Convention et premiers mois du Directoire. Thermidor an III - pluviôse an IV

3. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey a pour thème Politique comme ce document

Collection 1796-1797 : Première mission en Italie, La commission des sciences et des arts Prairial an IV - vendémiaire an VI

89. Monge à sa femme Catherine Huart

a pour thème Politique comme ce document
113. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Politique comme ce document
128. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Politique comme ce document

Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

156. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Politique comme ce document
167. Monge à sa femme Catherine Huart
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Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022