Lettre de Marguerite Audoux à Valery Larbaud
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
DescriptionNouvelles de Fargue et des Jourdain - Projet de voyage dans le Midi - Fermina Marquez - Article sur Charles-Louis Philippe à envoyer à Montfort et Mirbeau
Texte
10, Rue Léopold Robert
[Début janvier 1911]
Mon cher Valery,
Sur ce beau papier que j'ai reçu il y a quelques jours, je m'empresse de te[1] dire que tout va bien ici. Je suis seulement un peu abrutie par un reste de gloire qui se traîne en longueur Je vais voir Fargue tout à l'heure, mais j'attendais ta venue hier, et c'est ce qui fait que je ne t'ai pas écrit. Les Francis[2] partent dimanche. Ils vont s'arrêter 8 jours à Lyon, et moi je pense les rejoindre jeudi prochain car cela ne me dit rien de rester à Lyon pendant 8 jours, surtout par ce froid. Je pense que nous allons à Roquebrune[3] près de Menton, et j'espère que tu viendras nous y rejoindre après que Fermina Marquez aura fait son entrée dans le monde[4]. Cette jeune personne commence à intéresser pas mal de gens.
Veux-tu, mon cher Valery, envoyer de suite à Eugène Montfort, 9, rue Chaptal, Le Travail. Il veut publier mon article dans Les Marges[5].
Tu seras gentil d'en envoyer un aussi à Mirbeau, 139, rue de Longchamp, et par la même occasion un à moi qui n'en ai pas un seul.
Au revoir. Je t'embrasse bien affectueusement en t'offrant mes meilleurs vœux de bonheur pour l'année 1911.
Marguerite Audoux
Notes
« Charles‑Louis Philippe à Paris
C'est au restaurant que je vis Charles‑Louis Philippe pour la première fois. Quand il se fut assis presque en face de moi, il lissa du bout des doigts le dessous de sa moustache, tout en faisant un mouvement des lèvres pour dégager sa bouche, et quand il eut remis son binocle bien d'aplomb, il regarda l'un après l'autre tous ceux qui occupaient la table.
Je regardais très peu son visage ce jour‑là, mais je ne pus m'empêcher de regarder ses mains. Il s'en aperçut très vite, et je vis qu'il en ressentait de la gêne. Il lui arriva même de les tenir cachées un moment sous la table. C'est que ses mains avaient une forme si parfaite qu'il était difficile de ne pas les remarquer.
Il nous fallut peu de temps pour devenir de bons amis. Il parlait avec un accent que j'avais entendu dans mon enfance, et aussitôt qu'il sut que j'étais d'un pays très peu éloigné du sien, il me rappela des mots de patois que j'avais oubliés et qui nous rapprochèrent comme un lien de parenté. Peu de temps après il me donna à lire La Mère et l'Enfant et je retrouvai dans ce livre la même forme pure que ses mains m'avaient déjà laissé voir, la même délicatesse enveloppante, la même ironie nuancée d'intelligence, et je pensai alors que ses mains étaient les sœurs jumelles de son talent et qu'elles ne pouvaient appartenir qu'à lui seul.
Ceux qui ont dit que Charles‑Louis Philippe était laid n'ont jamais vu ses mains.
Il aimait à se promener par les rues avec des amis. Il marchait près d'eux à petits pas, mais comme tous ses amis étaient plus grands que lui, cela le forçait à leur parler avec un mouvement de tête en haut qui montrait ses yeux bruns très attentifs et toute la douceur de sa physionomie, et quand il écoutait, la tête levée ainsi, avec son nez court aux narines très ouvertes, il semblait sentir les paroles qu'on lui disait avant de les entendre.
Il prenait toujours part à la conversation, mais il restait toujours à l'écart de la discussion, et si les amis las de crier sans s'être convaincus mutuellement lui demandaient son avis, il répondait par deux ou trois mots qui montraient combien il y avait apporté d'attention et qui terminaient souvent la discussion. Un jour qu'un ami voulait le convaincre de ce qu'il appelait une vérité, Philippe répondit : «Tu as raison, parce que tu es comme un homme qui se tiendrait toujours sur le haut de la montagne ou au fond de la vallée. Alors qu'entre la montagne et la vallée les choses ne sont pas moins intéressantes et qu'il faut aussi les connaître ?»
Il ne voulait plus habiter à la campagne. «Je la connais parfaitement, disait‑il, et elle ne m'apporte plus rien, tandis que j'ai tout à apprendre de la ville.» Cependant il passait souvent ses dimanches aux environs de Paris avec plusieurs amis. Il ne pouvait pas souffrir les grandes propriétés entourées de hauts murs. Il s'emportait contre l'égoïsme de la plupart des riches qui empêchent les passants d'admirer de beaux arbres dont eux‑mêmes ne se soucient pas. Il disait : «Si seulement ces gens‑là avaient la bonne idée de mettre des grilles à la place des murs, on penserait qu'ils veulent partager un peu avec nous.»
Et quand il haussait sa canne jusqu'au faîte du mur, il avait l'air de vouloir mesurer la propriété pour en donner à chacun une petite part.
Il y a quelques années, il fut pris d'un grand désir de voyager. Il voulait connaître des gens d'une autre race, et voir des villes extraordinaires. Il rêva aussi de longs parcours en mer sur un navire où il serait le seul passager. Il en parla tout un dimanche, et, pendant que nous dînions dans une arrière‑salle d'auberge, il disait toute son admiration pour les hardis chercheurs d'aventures et les grands navigateurs.
Dans les instants où il cessait de parler, sa bouche toute semblable à celle d'un enfant ne pouvait rester tranquille. Les lèvres bien appuyées l'une contre l'autre remuaient comme si elles continuaient une conversation entre elles sur les choses que les yeux de Philippe semblaient voir de loin. Tous nous nous taisions. C'était comme si Philippe nous chantait une très belle chanson. Plusieurs regardaient fixement devant eux pendant que d'autres émiettaient machinalement leur pain. La lampe de cuivre pendue au plafond n'éclairait guère la table, mais par contre elle éclairait en plein une grande toile d'araignée que le vent faisait flotter comme une voile qui sèche dans le port. Puis l'un de nous dit que des hommes avaient pu faire de ces longs voyages en trouvant à s'employer sur les navires marchands.
Alors les plis du front de Philippe se creusèrent davantage, une petite grimace lui remontait la joue comme aux gens qui ont très mal aux dents et il dit :
‑ Oui, mais moi, je ne serais bon à rien sur un navire.
Et il resta silencieux pendant tout le reste de la soirée.
Par la suite, quand quelqu'un lui en parlait, il répondait d'un air soucieux : «Il faudrait pour cela beaucoup d'argent.»
Il aimait son travail par‑dessus tout, et rien ne pouvait l'empêcher de rentrer chez lui quand il avait décidé d'y rentrer. Il arrivait parfois que chacun le tirait à soi en lui disant : «Voyons, tu peux bien rester avec nous ce soir. Quand on écrit un livre, le travail d'un jour compte peu.» Il prenait aussitôt un air d'entêtement, son regard se retirait de nous et paraissait regarder à l'intérieur de lui‑même, et comme s'il eût obéi à un ordre mystérieux, il nous quittait pour rentrer travailler à son livre. Il s'en allait sans se retourner, sans se presser, du même pas régulier qu'il avait en tout temps, le corps bien droit, l'allure ferme et discrète.
Il y a des gens qui ont dit que Philippe était contrefait ; ceux‑là ne l'ont certainement jamais vu marcher.
Il avait une façon de manger que je n'ai jamais vu qu'à lui. Dès la première bouchée toute sa personne prenait un air de gravité. Il touchait le pain avec des gestes pleins de lenteur. On eût dit que la nourriture lui inspirait un grand respect et une inquiétude, et chaque fois que je le voyais manger je pensais à un jeune prêtre disant la messe pour la première fois.
Un jour je le lui dis. Il en fut tout étonné et, après avoir ri, il me répondit : «Cela doit venir de ce que mes ancêtres ont souffert de la faim, et que je suis le premier à connaître la quantité considérable de choses qui peuvent se manger.»
Les heures qu'il consacrait à ses amis étaient toujours pleines de gaîté.
Il ne voulait jamais parler de ses livres. Pourtant, un jour qu'un ami lui disait que les gens de son pays devaient être fiers de lui, il répondit avec un peu de tristesse :
‑Mais non, personne ne connaît mes livres ; quelques‑uns ont bien entendu dire que j'écrivais dans les journaux, mais si on venait leur affirmer que j'ai publié déjà plusieurs livres, cela ferait bien rire, et il ne manquerait pas de gens pour dire que je les ai fait écrire par d'autres.
Et comme aucun de nous ne voulait croire cela, il nous raconta qu'aux vacances précédentes, il avait rencontré dans sa petite ville un ancien camarade de collège. Ils avaient tout naturellement parlé de la maladie qui avait légèrement déformé le visage de Philippe pendant son enfance et, tout en regrettant l'ignorance de certains médecins de campagne, Philippe avait parlé d'une opération délicate faite par un des plus grands chirurgiens de Paris et à laquelle il avait assisté. Il allait dire le nom de ce grand chirurgien dont il était l'ami. Il allait donner des détails intéressants sur les hôpitaux de Paris. Mais son camarade s'était tourné vers sa femme qui l'accompagnait, et lui avait dit d'un ton un peu méprisant : «Tu vois, je te disais bien que, dans les salles d'opération de Paris, on laissait entrer n'importe qui.» Et Philippe ajouta :
‑ Les gens de mon pays ne sont pas plus mauvais que d'autres, seulement ils sont persuadés que leur façon de vivre est la seule qui soit bonne. De là vient leur mécontentement contre ceux qui ont une vie différente de la leur.
Quelque temps avant sa mort, il nous parla de Lucien Jean. Il gardait un profond regret de sa perte. Il nous dit comment il avait réuni tous les manuscrits de son ami en un seul volume, dans l'espoir de faire connaître le nom de Lucien Jean en publiant son œuvre. Il nous dit aussi combien il serait heureux de faire une préface à ce livre. Et comme une voix disait près de lui que cela était très beau, il répondit simplement :
‑ Mais cela c'est tout naturel, je le ferais pour n'importe lequel de vous.
Et à le voir si calme et si bien portant, nous avions l'impression qu'il vivrait longtemps après nous tous, et que cela aussi était tout naturel. Et voilà qu'il nous a quittés le premier. Il est mort au moment où son talent s'imposait malgré tout, et maintenant nous ferons pour lui ce qu'il eût fait pour nous de si grand cœur. Nous parlerons de lui sans nous lasser. Nous dirons que ses livres sont pleins d'amour pour les pauvres et pleins de pitié pour les faibles, afin que chacun apprenne à le connaître et à l'aimer.
Marguerite Audoux »
(Le Travail, 24 décembre 1910, puis Les Marges, janvier 1911).
On comparera cet article avec l'ébauche de portrait manuscrite retrouvée chez les héritiers :
« Charles‑Louis Philippe n'avait guère grandi après les quinze ans, mais son petit corps bien fait se tenait droit, et son allure était ferme et discrète. On ne pouvait imaginer Charles‑Louis Philippe courant ou sautant. Et qu'il fût dans les rues de Paris pour son travail, ou sur les routes pour sa promenade, il marchait sans jamais se presser, du même pas régulier et bien appuyé, comme s'il craignait de le séparer du sol. Ses pieds, petits comme ceux d'une femme, étaient toujours chaussés de souliers trop grands, tandis qu'il gardait une grande attention pour ses mains qui étaient blanches, et d'une forme parfaite. Les doigts se repliaient avec des mouvements doux et enveloppants, et leur toucher était délicat comme une caresse.
Il parlait peu ; il écoutait attentivement ceux qui parlaient sans les regarder, et on eût dit que les paroles tombaient en lui et venaient augmenter une source, comme la pluie vient augmenter l'eau d'un étang. Et ainsi que le vent fait frissonner l'eau de l'étang et le ternit par places, les yeux bruns de Philippe paraissaient se ternir pendant un instant et dissimuler des choses profondes. Et lorsque à son tour il voulait vous parler, il redressait sa tête en la tenant un peu de côté, mais avant de laisser sortir de sa bouche les mots qu'il avait à dire, il vous regardait, et ses yeux se posaient sur vous comme des oiseaux mal apprivoisés et tout prêts à s'envoler.[1] »
Soulignons le caractère beaucoup plus personnel de cette esquisse, qui parfois dépasse la version finale de l'article publié (à travers les images notamment), tout en présentant des détails presque clownesques (les petits pieds affublés de chaussures trop grandes[2]).
Soulignons le caractère beaucoup plus personnel de cette esquisse, qui parfois dépasse la version finale de l'article publié (à travers les images notamment), tout en présentant des détails presque clownesques (les petits pieds affublés de chaussures trop grandes[2]).
[2] On notera en contrepoint la description de la dépouille de Philippe par Léautaud, dans son Journal, le mercredi 22 décembre : « Il est habillé d'un complet veston usagé. Pas de chaussures. Les pieds enfoncés dans deux petits sacs de toile blanche. C'est la première fois qu'un mort me donne à ce point une impression de comique. Philippe était petit. La mort semble le faire plus petit encore. » [Léautaud (Paul), Journal, Mercure de France, tome I (novembre 1893 ‑ juin 1928), p. 773]. Plus loin, Léautaud évoque « un de ces visages en bois mal sculptés et mal peints qu'on voit aux marionnettes » (Ibid.), puis « une marionnette de jeu de massacre ». (Ibid., p. 774).
Lieu(x) évoqué(s)Lyon, Menton, Paris, Roquebrune