LE GRAND JARDIN
SAINT-JEAN-SUR-MER
(ALPES MARITIMES)
[Février/mars 1911[1]]
Mon cher Valery,
Quelle idée d'être malade au cours d'un si joli voyage ! Mais soignez‑vous bien, au moins ! Il ne faudrait pas recommencer la petite édition de l'année dernière[2]. Ici tout va bien, les enfants[3] ont repris une mine superbe, Francis travaille et fait des chefs‑d'œuvre, moi je n'en fiche pas une datte mais je me porte bien, et j'ouvre des quinquets sur tout ce qui passe à ma portée. Je me console en me disant que si je ne fiche rien ici, j'emporterai toujours quelque chose dans mon sac. Je dois aller à Monte Carlo lundi avec l'ami Coudourt[4]. C'est un joueur enragé et j'ai l'intention de risquer ma pièce de 20 francs, non pas dans l'espoir de gagner car je ne suis pas joueuse, mais simplement pour pouvoir parler de cela en connaisseur.
Le temps ici est vraiment merveilleux, on se croirait au mois de juin. Le rossignol chante déjà la nuit, les papillons blancs et jaunes vont par bandes, les arbres à fruits commencent de fleurir de tous côtés, et le clair de lune est d'une puissance que je n'avais pas encore imaginée.
Je compte m'arrêter quelque temps à Fronton chez Michel, la mère Michel[5] m'offrant l'hospitalité. Je n'ose pas écrire ce que je pense à ce sujet.
Au revoir, mon cher Valery. Je t
[6]'embrasse bien affectueusement et te prie de bien te soigner.
Marguerite Audoux
P. S. Nous trouvons ici que Jeanne[7] est bien cachottière Si tu la vois, embrasse‑la bien pour nous et dis‑lui qu'elle a bien tort de garder secret [sic] si longtemps.
Nous avons bien reçu les cotignacs[8].
M.
Je reçois à l'instant cette lettre d'Amérique. Veux‑tu me la traduire et me la renvoyer afin que je puisse accepter ou refuser[9] ?
[1] Le voyage évoqué au début de cette lettre est un de ceux qui débutent le 11 février 1911 et sont l'objet du Journal de Quasie (voir la note 2 de la lettre 70). Il s'agit, rappelons‑le, d'un « voyage sentimental », entrepris en partie avec Fargue, dans le cœur de la France – prétexte pour une visite à Guillaumin, à Ygrande, ou encore pour quérir une autorisation afin de publier les œuvres de Henry Jean‑Marie Levet (1874‑1906)… Voir Levet (Henry Jean‑Marie), Cartes postales et autres textes, précédés d'une conversation de Léon‑Paul Fargue et Valery Larbaud, édition de Bernard Delvaille, NRF, Poésie/Gallimard, 2001.
[2] Voir les lettres 34, 36, 38 et 52
[4] Sans doute le peintre Henri Coudour, nom auquel la romancière a ajouté un t. (Voir les lettres 45 et 349)
[5] La mère de Michel (Yell)
[6] Nouveau passage du vouvoiement au tutoiement. L'hésitation (avec des ratures) se maintiendra dans deux lettres suivantes (107 et 109). On assiste à la même évolution dans la correspondance Audoux‑Werth (post-scriptum de la lettre 132).
[7] La femme de Régis Gignoux semble vouloir, depuis un certain temps, attendre un heureux événement. Voir les lettres 27 et 108 à ce sujet
[8] Confitures de coing (spécialité d'Orléans)
[9] Une adaptation ? une traduction ?... Ou alors s'agit‑il déjà de J. D. Humphries (voir le premier paragraphe de la lettre 160).