Lettre de Léon‑Paul Fargue à Marguerite Audoux
Auteur(s) : Fargue, Léon-Paul
- Nous reproduisons les trois poèmes de Marguerite Audoux dont il est question dans cette letre, écrits de 1901 à 1902, et publiés dans La Phalange en 1911, puis le texte de Léon-Paul Fargue qui évoque son aversion pour les coquilles, ce dont il témoigne dans le quatrième paragraphe.« Mon Bien‑AiméMon bien‑aimé est parti, et la nuit descend sur moi. Elle ne peut être en moi, cardans mon cœur brûle une flamme claire que rien ne peut m'éteindre et qui m'éclaire toute. Dans le crépuscule léger, j'erre doucement par les sentiers, espérant toujours voir le bien‑aimé dans l'autre sentier.Parfums doux des roses et des lis,Parfums amers des peupliers et des lierres,Vous passez dans mes cheveux et sur ma bouche ;Mais ma bouche garde le souvenir des parfums vivants de son baiser.Mon bien‑aimé est parti, et mon âme est pleine de sanglots.Pleurez sur moi, saules pleureurs :N'êtes‑vous pas ici pour pleurer sur les peines d'amour ?Vous laissez pendre votre feuillage comme une douce et blonde chevelure ; mais la sienne est plus blonde et plus douce.Fermez sur moi vos rideaux mystérieux, beaux ifs ; afin que mes soupirs ne troublent pas les amours des fleurs.Les roses toutes parfumées s'ouvrent en frémissant à l'approche de la nuit, et les liserons frileux s'enroulent dans leurs pétales pour attendre la fraîcheur du matin qui déposera sa blanche rosée au fond de leur corolle blanche.Douce nuit, tu chantes pour m'endormir.Mais le sommeil s'en est allé avec le bien‑aimé.Tu chantais aussi quand il était là,Et silencieux nous t'écoutions.Nos mains s'enlaçaient : nos fronts se touchaient et tu passais sur nos visages avec des caresses qui faisaient frémir nos âmes et remplissaient nos cœurs de tendresse.Nous t'aimions, belle nuit,Avec tes brises parfumées,Avec tes arbres balancés,Avec tes feuilles frissonnantes,Avec le mystérieux chagrin de tes sources,Et le chant de tes crapauds qui soufflent dans des flûtes de perles…Ce soir, mon bien‑aimé est parti.Dans l'ombre, mes yeux cherchent ses yeux,Mes doigts s'ouvrent pour caresser son front et la douceur de son cou.Mon visage se tend pour aspirer son souffle,Et le doux lien de ses bras manque à ma ceinture.Douce nuit si bonne à ceux qui souffrent mets un pan de ton voile sur mes yeux afin que je ne voie plus le sentier par où s'en est allé mon bien‑aimé.Juillet 1901.Nouveau LogisL'ancien était mon bien ; j'en connaissais les plus petits recoins ; pas un bruit qui ne me fût familier. Je savais à quel moment mes meubles craquaient et les ombres qui couraient le soir sur mes murs étaient mes amies. Là tout était naturel, ici tout est suspect.Le vent ricane près de la croisée et secoue la porte comme un voleur. L'ombre de l'étagère semble un mystérieux dragon prêt à se jeter sur moi. La flamme de la bougie, attirée par quelque chose que je ne vois pas, penche toujours du même côté. Le robinet de la cuisine gronde sans cesse comme une personne grincheuse. Mon lit mal arrimé crie à tout instant, et quand enfin je commence à sommeiller, une porte de placard s'ouvre brusquement.Octobre 1901.Petite Abeille.Ah ! te voilà enfin posée sur le montant de ma fenêtre. Depuis un long moment tu étais là, dansant dans le soleil levant, le soleil d'automne encore tout frais de la fraîcheur de la nuit.D'où viens‑tu, petite abeille jaune et noire ?Quel chemin t'a conduite par la grande ville jusqu'à mon sixième étage, et quelle gaîté ou quel désespoir t'a fait danser si longtemps dans l'encadrement de ma fenêtre ouverte ?Parfois tu t'élançais si fort qu'on eût dit que tu voulais atteindre le ciel, puis ta danse devenait triste et ton vol retombait.Dis‑moi, petite abeille, viens‑tu d'un bal de nuit, ou reviens‑tu de guerre ?Quand tu t'es posée sur le montant de ma fenêtre, tout ton petit corps tremblait de fatigue. Tes pattes se repliaient sans forces, tes ailes frissonnaient et ta tête ronde remuait et se balançait comme la tête d'une vieille femme dont le cou est devenu faible.Maintenant tu dors, petite abeille.Tes fines pattes sont agrippées au bois, mais ton corps est si lourd qu'il penche de côté et tu fais penser à un pauvre homme sans gîte, qui a erré toute la nuit, et qui s'est endormi au matin sur un banc.Tout à l'heure tu t'envoleras, tu secoueras tes fines ailes qui ressemblent en ce moment à des parcelles d'écaille séchées.Tu redescendras vers la terre, où tu trouveras encore des fleurs et des ruisseaux.Mais maintenant, dors dans le rayon du soleil levant, dors tranquille sur la boiserie de ma fenêtre ouverte, car j'ignore d'où tu viens, petite abeille. Mais que tu viennes d'un bal de nuit ou que tu reviennes de guerre, dors jusqu'à midi, sous le doux soleil d'octobre.Octobre 1902[1]. »[1] La Phalange, 20 mars 1911, p. 206‑209
«COQUILLES
Écrire un livre, n'est pas tout. Il faut encore, comme disent les éditeurs, le fabriquer. C'est alors que commence le tourment de l'auteur.
D'un manuscrit qui, lourd et délicieux compagnon de vos nuits, témoin discret, complice assidu de vos fatigues et de vos ratures, vous était devenu un ami et un confident, on vous apporte un beau matin la copie dactylographiée. Ce n'est plus votre enfant, avec ses taches de rousseur et ses cheveux mal peignés, mais quelque chose de net, de sec et de froid, qui vous est totalement étranger et même hostile.
Une terreur vous prend. Vous songez aux bévues commises par les écrivains les plus illustres, aux pièges (en voici du galimatias) que vous tend la langue à chaque détour de la phrase. C'est Saint‑Simon écrivant : « Force gens de robe et de Paris étaient allés à la suite… » (Ces raccourcis, d'ailleurs, me plaisent.) C'est Voltaire, dans La Princesse de Babylone[1] : « Une multitude de gens à pied suivaient en cheveux gras et en silence ». C'est Verlaine, dans Vœu, des Poèmes saturniens, vantant pour commencer, d'une aimée dont il prétend se souvenir :
L'or des cheveux, l'azur des yeux, la fleur des chairs,
Mais qui devient, à la fin du sonnet :
Douce, pensive et brune, et jamais étonnée.
Vous avez beau dire, avec Montaigne, ils (les lecteurs) concluront à la profondeur de mon sens par l'obscurité. Vous préférez cependant vous montrer en pleine lumière, tel que vous êtes, et c'est aussi pour ne pas donner aux pédants l'occasion de rééditer pour vous, par lettre anonyme, et souvent dans un style moins choisi, la fameuse épigramme de Maynard :
Si ton esprit veut cacher
Les belles choses qu'il pense,
Dis‑moi, qui peut t'empêcher
De te servir du silence ?
Bref, vous êtes lu et relu. Vous avez dépouillé, clarifié, ébarbé, rogné, poli votre texte. Mais ce n'est pas fini. Et même, ça commence. On va vous livrer à l'imprimeur.
Un éditeur digne de ce nom fait lire les épreuves, avant de les envoyer à l'auteur, dont après tout ce n'est pas le métier, par le correcteur de l'imprimerie, d'abord, et les fait lire par son correcteur particulier, ensuite, quand il ne les revoit pas lui‑même. Mais le correcteur, pour cause de déformation professionnelle, ne regarde qu'à la typographie, tandis que vous ne regardez qu'au sens. Le correcteur sait toujours, par exemple, que Clemenceau ne prend pas d'accent aigu sur l'e, mais il vous laissera passer, sans sourciller, l'anachronisme le plus honteux, la catachrèse la plus vicieuse et le pataquès le plus granuleux.
Parfois aussi, et c'est là le plus dangereux, le correcteur se mêle de vous corriger. Ce fut ce qui arriva à La Fontaine qui avait écrit : que la sage Minerve sortit tout armée de la cuisse de Jupiter. Le typographe flaira l'erreur, et fit sortir la déesse de la cuisine. Il y a aussi la pêche au cachalot devenue la pêche au chocolat, Albéric II pour Albéric Second, la pommade contre la chute des chevaux et autres gentillesses…
Je n'ai jamais donné le bon à tirer d'un de mes livres sans trembler. Mais je n'en ai pas un sur deux qui soit exempt de scories. Il arrive que l'on m'apporte quelque plaquette à signer. Croyez‑vous que cela me fasse toujours plaisir ? Je n'en profite pas pour évoquer les beaux jours de ma jeunesse. Je me saisis rageusement d'une plume et je commence par corriger pages 6, 8 ou 53, j'y vais naturellement « les yeux fermés », les insupportables coquilles dont je devrais avoir la sagesse de me dire que je suis seul, sans doute, ou à peu près seul à les connaître, pour en souffrir naïvement.
Je profite donc de l'occasion pour rétablir, dans un de mes derniers livres, Refuges, une phrase dont le corrigé n'avait pas été reporté par moi sur les dernières épreuves et qui m'empêche de dormir. Il faut lire, à la page 53, ligne 23 (si vous lisez…) : « Les formes d'une nuit qu'ils pourraient se flatter d'avoir percée à jour, » (etc.).
Mais ne croyez‑vous pas que la matière de l'imprimerie fait des blagues et qu'il y a, comme dans Samuel Butler, une révolte des machines ? Moi, je pressens des meetings : les caractères qui ne sont pas « de bonne composition » sortent de leurs composteurs, se groupent par affinités et commencent à parloter : « Et toi ? On t'a corrigé ? Et tu as cédé ? grand lâche ! Moi, je saute ! » Et il y a aussi les loustics‑fantômes qui changent les marbres de place, comme les étudiants farceurs du temps de Guy de la Farandole changeaient de porte les chaussures dans les hôtels.
Mais il y a peut‑être aussi une « reine » des caractères, comme il y a une reine des abeilles, des fourmis ou des termites… »
[Fargue (Léon‑Paul), Lanterne magique, Robert Laffont, 1943, p. 9‑15].
[1] in Romans et Contes.
- Propos sur les poèmes de la romancière et les siens - Tancrède
[Paris] Le 31/3/11[1]
Ma bien chère Marguerite,
LPF
[1] La date se situe au‑dessus d'un blason servant d'en‑tête.
[2] Rappelons que Marguerite Audoux est depuis plus de deux mois à Saint‑Jean‑sur‑Mer.
[3] La revue de Jean Royère, où viennent de paraître les trois poèmes en prose de Marguerite Audoux
[4] Voir supra
[5] Fargue transforme à sa façon « le chant de tes crapauds qui soufflent dans des flûtes de perles… ».
[6] L'enthousiasme de Fargue est surprenant quand on constate la distance qui sépare sa veine poétique réelle de ce qu'il faut bien considérer chez Marguerite Audoux comme des poésies d'adolescence, sans surprises, d'une rhétorique un peu scolaire et laborieuse.
[7] « […] à Bar‑le‑Duc s'imprime La Phalange, et à Bruges où il se rendra aussi et pour les mêmes raisons [voir la suite de la lettre], s'imprime à la St. Catherine Press la Nouvelle revue française.
Léon‑Paul fargue est en état de révolte permanente contre les coquilles qui défigurent ses vers imprimés. Il réclame de son éditeur des épreuves qu'on ne lui donne pas, ou qu'on ne lui donne qu'en maugréant. Il a des sueurs froides à la pensée qu'une bévue qu'il n'aura pas su détecter dans son manuscrit, qu'une faute outrageante due à quelque ignorant typographe, le couvriront de honte pour l'éternité ! Il a conté toutes ses terreurs, non sans humour, dans un texte de Lanterne magique intitulé tout simplement « coquilles » (voir supra). Il n'est pas jusqu'aux machines elles‑mêmes qu'il ne soupçonne de quelque méchant complot à son égard. […]» (Note de François Talva). [Voir les références dans la partie "PUBLICATION"].
[8] de gauche a été omis dans l'édition de François Talva.
[9] Voir la note 7 de la présente lettre
[10] « […] Tancrède, fantaisie poétique en prose et en vers, première œuvre de Léon‑Paul Fargue, avait été publié seize ans auparavant, en 1895, dans le supplément français de la revue franco‑allemande Pan. « Je sortais à peine du lycée quand je l'ai composé, a‑t‑il dit à Frédéric Lefèvre qui rapporte ses paroles dans les Nouvelles littéraires du 15 juin 1929. Il était inspiré par une femme dont nous étions tous amoureux, une Fanny ». (Note 4 de François Talva).
[11] Voir la note 1 de la lettre 102