La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)

La correspondance inédite du géomètre Gaspard Monge (1746-1818)


196. Monge à sa femme Catherine Huart

Auteurs : Monge, Gaspard

Transcription & Analyse

Transcription linéaire de tout le contenu
Au Caire, le 24 brumaire de l'an VII
 
J'ai quelque lieu d'espérer, ma très chère amie, que ma dernière, écrite après l'insurrection du Caire, te parviendra.[1] C'est Louis Bonaparte[2], frère du général en chef, qui en était chargé ; nous savons qu'il a pu partir d'Alexandrie et qu'il a échappé à la surveillance des Anglais. Pourvu qu'il ne lui arrive pas d'accident, c'est-à-dire que les ennemis ne le rencontrent pas dans la traversée, tu auras de mes nouvelles.
L'insurrection dont je te parlais a été heureuse sous un point de vue ; et si elle n'avait pas été aussi chère, elle aurait été désirable. Jusque-là, les Français n'avaient vaincu que l'ancien gouvernement d'Égypte ; ils n'avaient ni combattu ni vaincu les Égyptiens qu'on avait toujours traités avec une douceur et des ménagements exemplaires. On avait respecté leurs usages, leur religion, leurs préjugés, et peut-être attribuaient-ils à quelque sentiment de faiblesse les égards que tout le monde, jusqu'au dernier tambour de l'armée leur montrait.[3] Mais actuellement ils ont éprouvé notre force. Leur perte dans cette affaire s'élève à 2000 hommes, sans compter les chefs, prêtres et autres, qui ont été exécutés le lendemain et les jours suivants ; et ils n'ont pas envie d'y retourner.
Ce sont les Arabes du mont Sinaï qui ont coutume d'apporter du charbon au Caire, quoiqu'ils demeurent à environ 60 lieues d'ici de l'autre côté de la mer Rouge. Depuis notre invasion ils n'avaient pas osé venir en Égypte. Quelques-uns d'eux qui étaient venus il y a un mois pour escorter quelques Grecs, ayant été bien traités par le général en chef, ont encouragé à leur retour leurs camarades ; et ils sont venus les jours derniers en caravane avec environ 500 chameaux chargés de charbon, de gomme arabique et de fruits. Cette fois-ci ils ont amené avec eux un des moines du mont Sinaï pour leur servir d'interprète auprès du général, et le moine lui a présenté des fruits de son jardin. Il y avait des prunes, des pommes qui étaient fort bonnes ; mais ce qu'il y avait de meilleur c'était des raisins frais excellents et dont nous avons mangé avec plaisir, car depuis trois mois la récolte en est mangée dans ce pays-ci, et nous n'avons plus de fruits dans ce moment que des dattes sèches. Nous avons tous été voir cette caravane qui est fort contente du général, et qui dit de lui qu'il a le bras de fer et la bouche de miel.
Depuis que nous sommes en Égypte le ciel est toujours beau, le soleil est toujours brillant, et si jamais nous y voyons quelques gouttes de pluie, ce sera pour nous un phénomène. Les chaleurs n'ont jamais été insupportables, et lorsque le thermomètre pendant l'été était à 27 ou 28 degrés, il soufflait constamment un vent du nord qui donnait à l'atmosphère de la salubrité. Actuellement les chaleurs sont modérées ; les matinées même sont fraîches ; au soleil levant le thermomètre est à 10 degrés ; notre jardin qui était rempli d'eau pendant l'inondation est actuellement semé en trèfle pour la nourriture de notre basse-cour et de notre ménagerie, et présente une verdure charmante pour tout pays, mais qui l'est bien davantage au Caire où tout est sec comme au milieu du désert ; en sorte que nous passons une vie fort douce.
Lorsque ce pays-ci aura été habité, bâti, planté, percé pendant cinquante ans par les Français, ce sera un paradis terrestre. Les propriétaires viendront passer l'hiver ici pour améliorer leurs possessions, et courront au printemps manger leurs revenus à Paris.[4]
Rien ne nous contrarie que de ne pas recevoir des nouvelles de notre pays. Je viens de suspendre ma lettre pour assister à la lecture de papiers d'Europe qui viennent de nous arriver, et que le commandant de l'escadre anglaise a envoyés au général en chef. Nous voyons que vous ne saviez pas encore à cette époque notre débarquement à Alexandrie, et encore bien moins la défaite presqu'entière de notre pauvre escadre. Si l'amiral Brueys qui a eu un mois entier pour cela avait eu l'esprit d'entrer dans le port d'Alexandrie, ou de se retirer soit à Malte, soit à Corfou, au risque d'y être bloqué, notre expédition serait la plus brillante possible.[5] Mais l'effet de ce malheureux combat sur les opinions en Europe peut être fatal. Déjà nous voyons que le roi de Naples menace la République Romaine[6], ce sera bien pis quand il n'aura plus rien à redouter de cette flotte française. Les conférences interminables de Rastadt auront-elles été interrompues ? Allons-nous retomber dans une guerre atroce et pour laquelle il est difficile que nous ayons la même énergie ?[7] L'ignorance totale où nous sommes de l'état de l'Europe augmente nos inquiétudes.
J'ai vu dans les papiers une lettre que je t'ai écrite et une autre sous mon nom qui n'est pas de moi. Je ne suis pas, comme Lalande,[8] fort curieux que mon nom soit sur les gazettes ; et les lettres que je t'écris rapidement et avec abandon ne sont pas faites pour être publiées.
Je ne sais pas comment notre bonne Louise a fait ses couches.[9] Je suspecte Émilie de retour à Nuits.[10] Je vous crois en bonne santé et je vous embrasse tous bien tendrement. Mille amitiés à toute la famille et croyez que je pense souvent à vous.
Berthollet[11] se porte bien ainsi que tous nos amis.
 
                                                                                                     [Monge]
 

[1] Lettre n°195.

[2] Louis BONAPARTE (1778-1846).

[3] Voir les lettres n°192 et 195. Monge présente une position contraire à celle de Bonaparte sur la question du respect des usages et des mœurs des peuples conquis. Cette différence éclaire le rôle mineur que Bonaparte donne à la réforme des esprits et à l’enjeu des réformes culturelles et institutionnelles envisagées par les savants. De Passeriano, le 16 vendémiaire an VI [7 octobre 1797], le général écrit à Talleyrand, ministre des relations extérieures : « Je n’ai point eu, depuis que je suis en Italie, pour auxiliaire l’amour de la liberté des peuples et de l’égalité, ou du moins cela a été un auxiliaire très faible. Mais la bonne discipline de notre armée ; le grand respect que nous avons tous eu pour la religion, que nous avons porté jusqu’à la cajolerie pour ses ministres ; surtout une grande activité et promptitude à réprimer les malintentionnés et à punir ceux qui se déclaraient contre nous, tel a été le véritable auxiliaire de l’armée d’Italie. Voilà l’historique, tout ce qui est bon à dire dans des proclamations, des discours imprimés, sont des romans. » (2149, CGNB). Voir DUPOND M. (2014).

 

[4] Sur l’idée d’établissement de colonies françaises en Égypte voir les lettres 177 et 192.

[5] Défaite navale française sous le commandement de François Paul de BRUEYS D'AIGALLIERS (1753-1798) en rade d’Aboukir le 14 thermidor an VI [1er août 1798] contre la flotte britannique menée par l’amiral Nelson. (Voir la lettre n°198.)Les Français débarquent près du port d’Alexandrie le 13 messidor an VI [1er juillet 1798]. Voir la lettre n°192.

[6] FERDINAND IV, roi de Naples et de Sicile (1751-1825). Sur la création de la République romaine et la mission de Monge, commissaire de la République à Rome en février 1798, voir les lettres n°145, 150, 152, 154, 155, 156, 157, 160 et 163.

[7] Voir les lettres n°176 et 177.

[8] Joseph-Jérôme LEFRANÇOIS DE LALANDE (1732-1807). Astronome et membre de l’Institut, célèbre pour son goût de l’exhibition. Voir les lettres n°17 et 39.

[9] Du mariage de Louise MONGE (1779-1874) avec Joseph ESCHASSÉRIAUX (l‘aîné) (1753-1824) le 1er novembre 1797 naît Lucile-Eugénie ESCHASSÉRIAUX (1798-1867) à Paris le 1er août 1798. Voir la lettre n°198.

[10] Émilie MONGE (1778-1867), son mari Nicolas-Joseph MAREY (1760-1818) et leurs deux  fils Guillaume-Stanislas MAREY-MONGE (1796-1863) et Gaspard-Louis MAREY-MONGE (1797-1821).

[11] Claude-Louis BERTHOLLET (1748-1822).

AnalyseTranscription établie par René Taton.
NotesAutographe, fonds Marey-Monge.

Relations entre les documents


Collection 1798-1799 : Le voyage de Civitavecchia à Malte. l'expédition d'Égypte et le retour en France. Prairial an VI – nivôse an VIII

Ce document a pour thème Campagne militaire (Egypte) comme :
192. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

Ce document a pour thème Campagne militaire (Egypte) comme :
177. Monge à sa femme Catherine Huart

Collection 1797-1798 : Bref intermède à la direction de l'École Polytechnique Brumaire an VI – pluviôse an VI

Ce document a pour thème CSA- Fondation République romaine comme :
145. Monge au ministre de l'Intérieur

Collection 1798 : Seconde mission en Italie Institution de la République romaine et préparation de l’expédition d’Égypte Pluviôse – prairial an VI

Ce document a pour thème CSA- Fondation République romaine comme :
150. Monge à sa femme Catherine Huart

152. Monge à sa femme Catherine Huart

154. Monge à sa femme Catherine Huart

155. Monge à Bonaparte
156. Monge à sa femme Catherine Huart
157. Monge à Bonaparte
160. Monge à sa femme Catherine Huart

163. Monge à son gendre Nicolas-Joseph Marey

Collection 1798-1799 : Le voyage de Civitavecchia à Malte. l'expédition d'Égypte et le retour en France. Prairial an VI – nivôse an VIII

Ce document a pour thème Vie familiale comme :
198. Monge à sa fille Louise Monge

Collection 1798-1799 : Le voyage de Civitavecchia à Malte. l'expédition d'Égypte et le retour en France. Prairial an VI – nivôse an VIII

195. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Campagne militaire (Egypte) comme ce document
193. Monge à sa femme Catherine Huart a pour thème Vie familiale comme ce document
Notice créée par Marie Dupond Notice créée le 12/01/2018 Dernière modification le 11/02/2022