Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
DescriptionDémarche auprès d'amis - Problèmes de santé - Paris en guerre - René Dugué - Georges Roche - Mort du frère de Gignoux - Mirbeau
Texte
Paris, le 17 décembre [1914[1]]
Mon cher ami,
Si j'avais pu sortir, je serais allée tout de suite chez vos amis lorsque j'ai reçu votre lettre, mais j'étais immobilisée par une phlébite qui est à peu près guérie maintenant et qui[2] me permet de sortir un peu. Aussi, hier je suis allée jusqu'à la maison de vos protégés avec l'intention de les voir et de leur parler, mais voilà qu'au moment d'entrer je me suis demandé tout à coup ce que j'allais faire chez ces gens que je ne connais pas, qui ne m'ont jamais vu, et qui allaient se demander eux‑mêmes ce que je leur voulais. Je vous assure que je me suis sentie brusquement bien embarrassée. Et la crainte d'apporter dans leur maison une crainte ou simplement une gêne m'a fait retourner sur mes pas. Peut‑être avez‑vous réfléchi vous‑même depuis que vous m'avez écrit. Il m'eût fallu un prétexte pour me présenter chez eux, et encore je ne sais si mon entrée dans leur intimité ne les aurait pas froissés un tant soit peu. Ces choses‑là sont bien difficiles à faire, mon cher ami, et malgré l'envie que j'ai de vous faire plaisir en allant voir vos amis, je crains fort d'aller à l'encontre de leurs idées. Enfin vous me direz par la suite s'il y a lieu que j'aille les voir de votre part. Ce serait déjà un pas de fait.[3]
Savez‑vous que ma jambe me fait encore beaucoup souffrir. Lorsque je suis assise, tout va bien, mais aussitôt que je suis debout ça ne va plus.
Avez‑vous passé le conseil de révision ?
Paris est calme comme une campagne des environs. Pas d'éclairage le soir, très peu de voitures dans le jour. Et si ce n'était les automobiles des officiers qui roulent comme si tous les vents les poussaient à l'arrière, on ne se croirait pas en guerre ici.
Hier, pour ma première sortie, j'ai vu un groupe de blessés. Sur cinq, quatre marchaient avec des béquilles. Le seul qui se tenait très droit sur ses jambes n'avait plus qu'un bras. Je mentirais si je vous disais que ces malheureux avaient l'air triste. Non. Ils riaient entre eux, et le manchot fumait gaiement sa cigarette.
Le fils de Louise est toujours en bon état[4], et Roche[5] attend toujours son appel. Le frère de Gignoux était un jeune homme de 22 ou 23 ans. Je le connaissais bien.
Je n'ai pas encore vu Mirbeau, j'espère pouvoir aller à Cheverchemont la semaine prochaine. Il a été très malade d'une bronchite ces temps derniers.
Au revoir, mon bien cher ami. Je vous embrasse bien tendrement et aussi la gentille Lette.
Marguerite Audoux
[1] Lettre envoyée le 18 et reçue le 19
[2] Comprendre bien évidemment : ce qui…
[3] Nous ne sommes pas en mesure de dire qui sont ces amis, ni ce qui pourrait motiver cette démarche.
[4] René, pour mémoire, mourra au combat le 2 octobre 1916. Voir les lettres 220 (note 5) et 240
[5] Georges Roche, avec qui s'est remariée Louise Dugué
Lieu(x) évoqué(s)Cheverchemont, Paris