Archives Marguerite Audoux

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Brouillon de lettre de Marguerite Audoux à Antonin Dusserre

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

DescriptionMise au point sur les relations entre les deux écrivains
Texte

[Paris, fin 1914[1]]

Mon cher Teno,

Tout est bien qui finit bien.
C'est votre vérité que vous venez de m'écrire. La mienne est autre.
Oui, j'ai agi selon ma conscience, d'après la parfaite connaissance que j'avais de vous‑même, et je pourrais sans trop me casser la tête dire[2] le jour où cette[3] amitié que nous avions ébauchée vous est apparue pleine de menaces pour votre tranquillité future. Croyez‑vous que je n'ai pas ressenti profondément certain froissement[4] ?
Vous dites que vous croyez être sans reproches. C'est l'essentiel. Quand on vit dans la solitude, il est absolument indispensable[5] de se trouver sans cesse aussi net qu'un petit agneau[6].
Vous prétendez avoir souffert de mon manque de présence près de vous.[7]. En êtes‑vous bien sûr ? Et, si cette souffrance a été réelle, pourquoi n'êtes‑vous pas venu à Paris, alors que cela vous était si[8] facile de le faire ? Vous aviez [sic] convenu avec moi que vous y viendriez pendant la publication de votre livre[9]. Vous aviez une maison amie, peu éloignée de la mienne et dont vous me disiez grand bien[10], et au moment d'y aller vous n'en avez rien fait, sans prendre la peine de me donner la moindre explication à ce sujet. Plus tard je vous ai demandé de venir passer quelque temps dans ma maison[11] comme par le passé ; vous avez refusé sans hésiter.
Lorsque je vous ai parlé de la maison du Patisseau[12] de La Haie[13], qui réunissait toutes les conditions pour une installation en famille[14], vous m'avez envoyée promener carrément, en me priant (pas très poliment même) de m'occuper de mes affaires et non des vôtres.
Ce projet[15] méritait pourtant la peine d'être discuté. Et lorsque je vous demandais le pourquoi de toutes ces choses, vous n'y répondiez pas.
Aujourd'hui, vous me dites que vous ne m'avez pas étourdie de vos plaintes. Vous ai‑je jamais assourdi des miennes ?[16]
Vous parlez de la fierté comme d'une chose vous appartenant en propre. Mais peut‑être bien que vous n'aviez pas tout pris, et qu'il en restait quelques parcelles pour les autres.
Nous voici donc pleinement d'accord, et vous voici délivré des méchants [17]. Vous auriez pu l'être plus tôt[18] si vous aviez toujours parlé avec autant de franchise.
Je n'ai pas besoin de vous redire mon contentement de vous savoir heureux et tranquille. Vous savez depuis longtemps que cela a toujours été mon vœu le plus cher.
Oui, je travaille, ou tout au moins j'essaye de le faire pour tâcher d'oublier l'horreur de cette guerre qui me fait souffrir épouvantablement.
Gardez‑vous de tout mal[19], et vivez en paix selon votre désir[20].
À vous, de souvenir et de cœur.

M. A.

[1] La guerre est commencée, et les allusions à l'absence de Dusserre au moment de la publication de son livre (fin 1913) laissent entendre que cette mise au point ne saurait concerner des événements trop lointains. Mais ce ne sont là que des conjectures qui n'excluent pas une datation postérieure [(début ?) 1915].

[2] dire remplace un fixer biffé en-dessous.

[3] Un jolie est barré avant amitié.

[4] À propos du certain froissement : quelle valeur attribuer au vocable ? Un malaise ? Une cassure ? Une blessure ressentie par l'un, l'autre ou les deux ? Tout cela à la fois, comme la suite de ce brouillon de lettre tendrait à le suggérer ?… Les réactions d'Antonin Dusserre (mais analysées, comme il se doit, subjectivement par la romancière…) peuvent sembler contradictoires, comme la plupart du temps dans ce genre de dissensions : d'une part il revendique son autonomie, d'autre part, Marguerite Audoux ne se serait pas suffisamment occupée de lui… – ceci pouvant d'ailleurs expliquer cela par une réaction de dépit amoureux. Il est fort possible, en effet, que l'on puisse trouver une logique dans tout cela, si l'on admet que les cicatrices de la séparation avec Michel sont encore mal refermées, qu'en conséquence Marguerite Audoux soit moins amoureuse que ne l'est son éphémère compagnon, et qu'enfin le tempérament possessif de la romancière n'ait pas pour autant disparu. On comprendrait alors que le « manque de présence » soit un manque de présence amoureuse, et que le besoin de Teno de s'occuper seul de ses affaires réponde aussi, outre son dépit, à un envahissement de mère‑poule qui est une habitude chez Marguerite Audoux. Les deux lettres à Bernard Grasset du 21 et du 25 janvier 1913 (195 et 196) font état de cette prise en main de la situation et des rapports tutélaires de la romancière avec « [s]on protégé aveugle »

[5] On notera la force de la correction : absolument indispensable remplace, dans l'interligne supérieur, un nécessaire biffé. Surcharge d'ironie, sans aucun doute…

[6] net remplace, dans l'interligne supérieur, un blanc biffé ; et agneau suit un Saint‑Jean barré.

[7] de mon manque de présence près de vous remplace du manque de ma présence (du devient de par surcharge ; mon est ajouté dans l'interligne supérieur ; ma est biffé ; et près de vous est remis dans l'interligne inférieur, en bout de ligne, suivi du point). La seconde formule, apparemment moins égocentrique, mêle en réalité, et non sans habileté, la première et la deuxième personne, ce qui permet ainsi d'accuser davantage la « paranoïa » du malheureux Dusserre et, un peu perfidement, d'atténuer encore son épaisseur, sa personnalité. Malgré qu'elle en ait, et en dépit de ses désirs les plus profonds (et la thématique de l'œuvre est là pour le prouver), l'homme (le vir), de l'abandon de son père à celui de Yell en passant par tous les autres, puis définitivement par la suite, sera demeuré l'éternel ennemi pour la romancière.

[8] si est ajouté entre était et facile. Surcharge d'accusation, là encore

[9] Rappelons que Jean et Louise paraît dans La Petite Illustration fin 1913.

[10] Allusion non éclaircie

[11] auprès de moi est rayé et surmonté de dans ma maison.

[12] Quartier de la ville bretonne.

[13] La Haie-Fouassière.

[14] À propos de l'installation en famille : Qu'est‑ce à dire ? Que Marguerite évoque une sorte de pension familiale, ou qu'elle songe de nouveau à fonder un foyer ? Parmi les deux lettres envoyées par Dusserre à Lucile Dugué (la fille de Louise, l'amie de toujours de Marguerite Audoux), toutes deux sans date (Correspondance familiale et familière, Fonds d'Aubuisson), l'une nous renseigne un peu plus précisément à ce sujet :
« […] Lorsque je quittais Paris en avril 1913, Marguerite était certainement la personne au monde pour qui j'avais le plus d'affection, et je ne demandais qu'à la revoir le plus tôt possible. Vivre ensemble n'était pas très facile, puisqu'elle ne voulait pas venir habiter à Carbonat, mais nous aurions pu passer quelques semaines ou quelques mois l'un près de l'autre chaque année. Enfin, à quoi bon regretter ce qui aurait pu être et n'a pas été ? maintenant je n'y pense plus.[…]. »
(Dusserre est quasi aveugle ; des lignes sont inégalement tracées pour servir de guide‑âne ; l'écriture est plus grande que la normale ; à plusieurs reprises des mots ou des groupes de mots sont répétés…). Ce passage, bien sûr, nous donne une autre version des faits, et confirme les problèmes de communication entre les deux écrivains.

[15] Même remarque que celle émise à la fin de la note 14, même ambiguïté…

[16] Parallélisme qui s'inscrit dans une rhétorique de l'aigre‑doux et même, qui sait ? de l'amertume…

[17] Et [] méchants est ajouté dans l'interligne supérieur.

[18] plus tôt remplace, dans l'interligne inférieur, depuis longtemps déjà, qui est rayé.

[19] tout mal remplace, dans l'interligne supérieur, la haine, qui est barré.

[20] En […] désir remplace, dans l'interligne supérieur, selon votre désir qui a été barré.

Lieu(x) évoqué(s)La Haie-Fouassière, Paris
État génétiqueVoir les notes 2, 3, 5, 6, 7, 8, 11, 17, 18, 19 et 20 de la partie TEXTE

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024