Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
DescriptionLa guerre à Paris - Louise et Georges Roche - Lucile Dugué - Le Feu et L'Enfer de Barbusse - Alain-Fournier - Recherche d'emploi du destinataire
Texte
[Paris,] Mardi soir 12 mars[1] [1918]
Mon bien cher ami,
Votre carte d'Avignon m'est arrivée aussi bien que vos lettres d'avant[2], et si je n'y ai pas répondu aussitôt, c'est que je suis un peu abrutie. C'est à mon tour d'être au front. Cela va vous faire rire, moi aussi je ris en vous le disant, mais tout de même ça a bardé encore la[3] nuit dernière et ce soir je n'ose pas me coucher. Ce n'est pas tant que j'ai peur d'être zigouillée, cela va si vite ! mais j'ai peur du feu dans la maison. Mon amour de la chaleur ne va pas jusqu'à vouloir me laisser griller toute vive, comme cela est arrivé à des gens qui n'avaient plus d'escalier pour se sauver. Notre quartier a bien pris, ces deux dernières fois. Ils en veulent aux écoles à ce qu'il paraît. Ils font usage de torpilles, ces salauds‑là, et les maisons de 6 étages vident la place comme de simples cabanes en bois. Ce soir j'ai un peu la frousse, mais la vraie, celle qui fait battre le cœur et prendre tous les bruits pour des menaces. Il est vrai que je suis assez souffrante et je mets ça sur le compte de mon malaise. Moi qui commençais à engraisser, je me sens maigrir de nouveau tant j'ai la frousse.
J'ai été un peu en froid avec ma Louise. Elle allait trop loin dans la méchanceté. Son premier mot à l'annonce des morts et des blessés avait été : « C'est bien fait ! » Elle s'adoucit, il me semble, mais tout de même, la bonté ne la gonfle guère. La pauvre Lucile[4] est malade de peur, mais sa mère s'en moque. Roche[5] qui fait la lumière dans une ambulance de Mont‑Notre‑Dame écrit qu'il est très en danger à cause des Gothas[6] qui viennent sur Paris, et qui passent au‑dessus de lui. C'est un type !
J'ai enfin lu Le Feu de Barbusse[7]. Je pense que je relirai ce livre des mois sans me lasser. Oui, il a le talent de faire voir la guerre à ceux qui n'y sont pas allés. Me voilà bien emballée sur lui. Je ne lui écrirai pas, parce que je ne pourrai pas m'empêcher de lui dire en même temps que son Enfer[8] n'est qu'un vulgaire bouquin.
Où êtes–vous maintenant, mon bon Lelièvre ? à Marmande ? à Avignon ? à Carpentras ?
C'était à Marmande qu'était Alain‑Fournier[9].
J'ai eu un fort contentement en apprenant que vous aviez fait votre demande[10]. J'ai vu aussitôt mon vieux camarade[11]. Il m'a promis. Promettre n'est pas tenir, mais il faut se contenter de ça pour l'instant.Je vous aime bien et vous embrasse.
M. A.
M. A.
[1] Carte envoyée le 13 et parvenue à Mayenne le 14
[2] Envois non retrouvés
[3] la remplace un cette, barré, qui précède.
[4] Lucile Dugué, fille de la précédente
[5] Georges Roche, le mari de Louise
[6] Le Gotha G.V. est un bombardier allemand.
[7] Publié en 1916, ce livre obtient la même année le Goncourt. Henri Barbusse (1873‑1935), le gendre de Catulle Mendès, est rédacteur en chef de Je sais tout au moment de la déclaration de guerre (en 1919, il fondera Clarté avec Romain Rolland et en 1928 l'hebdomadaire Monde). Le Feu est une peinture réaliste de la vie quotidienne des tranchées.
[8] L'Enfer est publié en 1908.
[9] Alain‑Fournier a pu passer à Marmande, dans le Lot‑et‑Garonne (là où Jacques Rivière rejoint son unité en août 1914), mais c'est à Mirande, dans le département voisin du Gers, que l'auteur du Grand Meaulnes accomplit plusieurs périodes militaires à partir de 1911. c'est là qu'il sera promu lieutenant lors de la mobilisation. Il semble donc que Marguerite Audoux confonde les deux villes qui ont une prononciation voisine.
[10] Demande pour un emploi non identifié. L'on a compris que Lelièvre cherche une nouvelle place. Voir, à ce propos, la dernière allusion dans la fin de la lettre 247.
[11] Lucien Trautmann
Lieu(x) évoqué(s)Avignon, Carpentras, Marmande, Paris
État génétiqueVoir la note 3 de la partie TEXTE