Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
Description
Description des bombardements parisiens - Propos sur la santé
Texte
[Paris,] 27 mars 1918[1]
Mon cher ami,
Oui, c'est bien vrai qu'un canon du diable nous a bombardés pendant deux jours. Le premier jour tout le monde croyait à des avions de chasse ne transportant qu'une seule bombe. La Gare de l'est, ou plutôt la place qui est devant, a pris les deux premières marmites[2] qui ont écrasé deux tramways, et tué une dizaine de bougres, tant soldats que civils, et blessé une vingtaine d'autres de leurs pareils. La suite a été pour Montparnasse, la rue Liancourt en face de chez moi, au bout du cimetière à côté, le petit Luxembourg, et un peu plus loin le lycée Louis‑le‑Grand. Puis le tir a dévié vers la Bastille, et la Gare de Lyon où il a tué des enfants jouant dans la rue.
Les grands boulevards ont pris aussi. Un obus est tombé sur les brioches à la Lune[3], en même temps que sur un pauvre diable qu'il a aplati comme une galette.
Il faut vous dire que ma frousse de l'autre soir était passée, et que je n'ai pas pu rester longtemps à l'abri. Je suis remontée, et à chaque marmite je bombais le dos. Le lendemain j'ai eu vite fait de comprendre que cette chose diabolique n'arrivait que tous les quarts d'heure. À chaque coup, je me promettais de descendre deux minutes avant le prochain coup[4], mais j'étais déjà habituée, et j'ai continué à faire le gros dos jusqu'à la fin. C'est égal ! Ce qu'on était abrutis de ne pas savoir d'où cela nous venait !
Imaginez un ciel d'un bleu adorable, pas un souffle de vent. Un soleil radieux et chaud comme au cœur du printemps, pas un avion dans l'air, et pourtant cette chose venue d'en haut qui détonnait et tirait.
Si Guillaume[5], comme on nous le dit, comptait sur sa longue gueule pour faire se révolter les Parisiens, il en est pour sa peine. Je n'ai jamais vu les Parisiens aussi calmes. Aux détonations, quelques‑uns levaient le nez, mais personne ne s'arrêtait, et la vie coulait dans le soleil et la douceur comme une chose délicieuse et nécessaire. À vrai dire, ce bombardement espacé semblait un jeu à côté des ravages des gothas[6] et de leurs torpilles. Savez‑vous qu'une maison de six étages solide et bien enclavée a vidé la place complètement ; les caves seules ont résisté. Elles avaient été justement choisies comme abris. Vous parlez d'une frousse que j'aurais eue en sentant s'écrouler sur moi la boutique. Si vous voyiez le lycée Bossuet avec son horloge[7] en œil crevé ! Si vous voyiez les dégâts des rues avoisinant le Luxembourg ! Et l'école des Mines ! Entre nous elle n'a pas bonne mine, cette école.
C'est bientôt dit que je m'en aille, mais ce n'est pas facile, d'abord parce que les gares sont prises d'assaut, en ce moment, et de plus, parce que j'ai une sale bronchite qui se double d'un peu de congestion aux poumons. C'est à la cave que j'ai attrapé ça. Pour une fois que j'y suis allée ! Du diable si j'y retournerai jamais ! [sic]
Au revoir, mon très cher ami.
Je vous embrasse bien affectueusement.
Marguerite Audoux
[1] Lettre envoyée le 29
[2] Obus de gros calibre, dans l'argot militaire
[3] Il s'agit sans doute, par métonymie, d'une boutique de ce que l'on n'appelait pas encore «viennoiseries», située sur les Grands boulevards.
[4] Mot (qui crée ainsi une répétition) ajouté dans l'interligne supérieur
[5] Guillaume II
[6] Voir la note 6 de la lettre 251
[7] Mot qui se trouve dans l'interligne supérieur au‑dessus d'un premier (illisible) barré
Lieu(x) évoqué(s)Paris
État génétiqueVoir les notes 4 et 7 de la partie TEXTE