Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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349. Londres, Jeudi 23 avril 1840,
8 heures

On m’assure qu’en passant à Berlin les comtes Pahlen et Orloff ont tenu, l’un et l’autre, un langage très modéré, et qu’ils ont dit notamment qu’il fallait que les affaires d’Orient fussent reglées de concert entre les cinq cours, et sans se séparer de la France.
Si cela est, et je suis porté à le croire, vous avez là, le symptôme le plus clair de l’état actuel des affaires et des esprits de l’état au fond et non à la surface, dans la réalité et non selon l’apparence.
Selon l’apparence, la division est toujours grande. La France ne songe qu’à soutenir le Pacha d’Egypte. L’Angleterre qu’à l’abaisser. La Russie qu’à désunir la France et l’Angleterre. L’Autriche et la Prusse qu’à pressentir qu’elle sera l’issue de la lutte et à s’y adapter.
Il y a de cela en effet, aujourd’hui comme au premier jour, et c’est ce qui frappe au premier coup d’oeil. Les yeux vulgaires doivent s’arrêter là et croire qu’ils ont tout vu. Mais au delà de cette surface des affaires, au fond des cœurs, de tous les cœurs, il y a quelque chose de bien plus réel et plus puissant, le désir de l’immobilité dans l’ordre établi, la crainte de toucher à cette machine Europeenne qui se remet à peine de tant de sécousses, le pressentiment qu’en y touchant on amènerait on ne sait pas quoi mais quelque chose de grave, aussi grave qu’inconnu, impossible à prévoir, impossible à arrêter une fois commencé.
A-t-on raison d’avoir le pressentiment ? Je ne sais pas ; mais on l’a ; tout le monde l’a ; et au moment décisif, tout le monde le retrouve après l’avoir oublié. On l’oublie en effet ; et là est la cause du caractère faible, mesquin, incohérent de la politique de notre temps. 
Si les gouverements Europeens se rendaient compte nettement de ce qu’ils pensent et veulent réellement, s’ils parlaient et agissaient d’après le fond de leur pensée et de leur volonté, tout serait serait entre eux simple, prompt, conséquent. Ils auraient eux-mêmes du repos et de la grandeur. Leur unanimité dans une idée et une conduite commune leur en donnerait infailliblement. Mais en même temps qu’au fond, et en définitive ils sont dirigés par une même idée et un même dessein, ils s’abandonnent, dans le cours de la vie, à des idées, à des desseins, à des intérêts secondaires, qu’il ne suivent pas hardiment et jusqu’au bout, ni de manière à rompre tout à fait avec l’idée dominante à laquelle ils rendent tous hommage, mais qui les entrainent à des déviations, des oscillations, des tatonnements, des luttes pleins dembarras et vides d’effet.
On a assez de bon sens pour que la petite politique ne tue pas la grande. On n’a pas l’esprit assez haut, ni assez ferme pour que la grande politique tue la petite. On se conduit raisonnablement, après tout sans en avoir l’honneur, ni tout le profit. Un gouvernement qui adopterait toujours et tout haut pour règle de sa conduite, avec connaissance et conséquence, cette idée simple de paix et de maintien, à laquelle, tôt ou tard, de bonne ou de mauvaise grâce, ils se rallient tous, aurait en Europe une dignité et une influence plus grande qu’on ne peut imaginer. Je vais vous dire quelque chose de bien arrogant. Ce que les gouvernements pourraient faire avec tant déclat et de fruit, j’essaye de le faire pour mon compte et dans ma sphère d’action. Je me porte en toute occasion, avec tout le monde, l’interprète de l’idée qui aujourd’hui et pour longtemps encore, domine au fond de tous les esprits. Je m’applique incessamment à les y ramener, à dissiper les petits nuages qui cachent, de temps en temps, à certains yeux l’étoile à laquelle tous se confient. Je rappelle vers la grande route ceux qui se fourvoyent dans les petits sentiers. Là est tout mon travail. Et dans ce travail j’ai pour allié le secret désir la secrete foi de tout le monde. Je les pousse tous dans le sens définitif où ils penchent, quoiqu’ils tâtent et vacillent dans des sens très différents.
Si je ne me trompe, le fond commence à prévaloir sur la surface, la réalité sur l’apparence. Tous commencent à s’apercevoir que sur la question d’Orient comme sur toutes les autres, les intérêts divers, les desseins opposés sont secondaires, qu’il serait imprudent et probablement vain de les poursuivre ; qu’il vaut mieux se conduire d’après ce qu’on a d’intérêt identique, d’intention commune, et s’y rallier de concert.
C’est cette idée qui a porté la Russie à ne pas tout risquer pour garder son traite d’Unhiar-Skelessi, qui la portera à ne pas tout risquer pour brouiller, l’Angleterre et la France. C’est cette idée qui a si puissamment combattu, dans le cabinet anglais, ses préventions et ses méfiances contre la Russie, qui combattra et atténuera aussi, je l’espère, ses préventions et ses méfiances contre l’Egypte. Le mouvement qui ramène tout le monde vers cette idée est encore faible, obscur, contrarié, tiraillé ; cependant il existe
et tout le monde en ressent l’effet ceux-là même qui persistent à s’y refuser. Je suis loin de compter sur le succès. L’expérience m’a appris que les petites idées, les petites passions peuvent l’emporter sur les grandes, pour longtemps, sinon pour toujours. Cependant et à tout prendre, je crois à l’empire de grandes idées, plutôt que des petites, et je m’y confie davantage.
Soyez sure qu’il y a ici dans le corps diplomatique, dans le pays, dans les Chambres, dans l’intérieur même du Cabinet, un secret travail, un effort point prémédité, point concerté, mais naturel et croissant pour surmonter l’entêtement de Lord Palmerston, et prévenir toute désunion, dans cette affaire, entre l’Angleterre et la France ; pas du tout pour amener, en revanche, une désunion entre l’Angleterre et la Russie, mais pour ramener au contraire tout le monde à un dessein commun et à un arrangement accepté de tous.

3 heures
Je vous en ai dit bien long ce matin, et j’en aurais bien davantage à vous dire. C’est à propos des grandes choses et des choses intimes que l’ennui de l’absence se fait surtout sentir. C’est aujourd’hui mon mauvais jour comme le mardi pour vous. J’ai eu de vos nouvelles ce matin par ma mère qui me dit qu’elle vous a vue Lundi. Ma pelite fille est à merveille, M. Andral, qui a examiné à fond sa poitrine, l’a trouvée en très bon état. Point de mal dans l’organisation, seulement beaucoup de délicatesse et un rhume accidentel.
Je viens de voir Dedel qui part après-demain pour aller passer quinze jours en Hollande. Il m’a fait venir l’eau à la bouche, pas pour la Hollande. Adieu. Adieu. Donnez-moi aussi de bonnes nouvelles de vous. Le beau temps continue, et je le vois avec quelque regret. C’est pour juin que je veux du beau temps. Vous savez que je ne sais pas jouir seul. Adieu encore

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
Guizot épistolier
274 Du Val Richer. Lundi 23 Sept 1839, 8 heures et demie

Je sors tard de mon lit quoique je me sois couché hier de très bonne heure. J'étais fatigué. Au rhume, qui dure encore un peu, s’était jointe la migraine. Le sommeil est ma ressource. Je ne sais si je la conserverai toujours ; mais je l'ai encore. J’ai beaucoup dormi. Je suis bien ce matin. Il fait beau. Le soleil brille. Je me sens en bonne et forte disposition. Quelles mobiles créatures nous sommes, et que les spectateurs qui nous entourent se doutent peu des agitations, des faiblesses, des innombrables vicissitudes, intérieures par lesquelles nous passons !
Si les propositions de D. Carlos sont telles qu’on le dit, elles me paraissent acceptables. Pourvu qu’il ne réserve que ses droits éventuels, en cas d’extinction de la lignée de la Reine Isabelle, masculine et féminine, et que sa renonciation à ses droits actuels, pour lui et les siens, soit bien claires, bien complète. Pourvu aussi que le gouvernement de Madrid y consente, et soit partie contractante dans l’arrangement. A ces conditions l'affaire me paraît finie, autant quelle peut l'être. Et si D. Carlos accepte tout cela, j'ai peine à voir à quel litre et par qu’elle raison on ne le laisserait pas vivre où il voudra même en Autriche, le Capharnaüm, des Prétendants. Nous sommes un grand exemple de l’état ou jettent les grands excès. Il y a cent ans, l’Europe aurait vécu au moins six mois sur un événement comme la chute de D. Carlos. Il y aurait eu là, pendant longtemps, de la pâture pour les esprits, les réflexions, les conversations, les correspondances. Figurez-vous tout ce que M. de St. Simon y aurait vu et fait voir. Aujourd’hui, nous avons tant vu, tant vu que nos yeux sont las et comme hébétés. Nous regardons à peine les plus grosses choses. Je suis sûr que, s’il ne survient point d’incident nouveau dans quinze jours, à Bourges même, D. Carlos vivra sans qu'on pense à lui.
Voilà mon ami, et le vôtre, d’Haubersaert conseiller d'’Etat. Il le désirait beaucoup et on me l’avait promis. Cette nomination de Conseillers d'Etat est une image fidèle du chaos général. On en a donné un à Thiers, un à moi, trois aux 221, trois aux 213. Et tout le monde sera content. Personne n'est difficile. Les troubles pour les grains, sans être sérieux peuvent devenir gaves et embarrassants. Décidément, les récoltes sont insuffisantes ; le pain est déjà cher et renchérira. La crise industrielle se prolonge. L’Angleterre en souffre encore plus que nous. L’hiver s’annonce mal. Si, par dessus le marché, il est froid, la détresse sera réelle.
Le parti radical, devenu parti Buonapartiste, s’agite beaucoup pour remuer le peuple. Il ne peut que cela, mais il peut cela.

9 heures 3/4
Si je commençais, je ne tarirais pas sur votre famille. Je n’ai jamais rien imaginé de pareil. Je vous renverrai demain la lettre de votre sœur. Il me faut bien la journée pour la lire. Je ne comprends pas grand chose, à la lettre de Benkhausen. Je suppose que lorsqu'il aura en main votre signature apposée aux letters of administration, vos plein pouvoirs à votre frère seront considérés comme suffisants, et que celui-ci fera alors toucher, en votre nom, par un délégué de lui, peut-être par Paul lui-même. Il vaudrait beaucoup mieux en effet ne pas faire ce tour du monde, et faire tout simplement toucher, en votre nom, par votre banquier qui remettra à vos fils leur part. Cela est bien plus simple. Vous pourriez, ce me semble, mander cela à Benkhausen. Je ne vois pas quelle objection il y pourrait faire. Vous êtes bien la maîtresse de donner vos pleins, pouvoirs à qui vous voulez, pour cette affaire spéciale ; et il est bien naturel que vous les donniez directement à votre banquier de Londres qui touchera, plutôt qu'à votre père de Pétersbourg qui sera obligé de les déléguer et de faire toucher, par un autre, vous ne savez pas qu' il est évident que vous ne sauriez prendre trop de précautions. Pourquoi, n'aurez-vous pas de vaisselle ? Dans le quart du mobilier qui vous revient de droit vous pouvez toujours prendre ce que vous voulez, au prix d'estimation. Adieu. Adieu. Vous dîtes bien, toutes ces horreurs. Adieu, dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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227 Du Val-Richer, Mercredi 24 Juillet 1839, 5 heures

Je viens d’écrire à Madame de Talleyrand. Je trouve ridicule d’écrire à Baden et que ce ne soit pas à vous. Vous m'aviez promis un petit dessin de votre maison, de ce qui l'environne, de la vue. Est-ce qu’il n'y a pas à Baden un dessinateur ? J’aime les lieux honorés par les pas, éclairés par les yeux... Je ne continue pas avec La Fontaine. La suite ne vous va pas du tout. Mais ceci est vrai, et tendrement dit.
La session finit mal pour le Cabinet. L'affaire de Barbés lui a porté un rude coup, un coup analogue à celui que reçut le Cabinet du 22 février de la suppression de la revue de la garde nationale en juillet 1836. Presque personne ne croit qu'ils puissent gouverner jusqu'à la session prochaine. Moi, je suis convaincu que, sauf de grands incidents, ils iront jusques là, et qu'alors, le remplacement sera très difficile. Je persiste à croire qu'une seule combinaison est efficace. Je ne ferai jamais rien qui la rende impossible, mais j'attendrai qu'elle vienne me chercher. Elle rôde beaucoup autour de moi depuis six semaines, même ici. Je suis sûr que les ministres se regardent eux-mêmes comme très atteints. Deux seulement ont un peu gagné, M. Villemain comme orateur, M. Dufaure comme homme d’affaires et debater. Il me semble que je vous ai déjà dit tout cela. Mais vous vous plaignez que je ne vous parle pas du Cabinet. Savez-vous pourquoi on dit autour de vous que la gauche est en progrès ? Parce qu'on en a peur. Il y a longtemps que les peurs de l’Europe nous font ce mal là Je dis de votre Europe. La gauche lui semble irrésistible et elle se hâte toujours de prédire son triomphe. Ce n'est pas la gauche qui gagne du terrain, c’est la faiblesse universelle. La gauche s'affaiblit et se décolore comme le reste. Pas plus de gouvernement que d'opposition ; pas plus d’opposition que de gouvernement; voilà notre mal. S’il durait une nouvelle gauche apparaîtrait bientôt sur les ruines de l'ancienne, une vraie gauche révolutionnaire. Peut-être faut-il cela pour qu’un gouvernement reparaisse aussi. J’espère que non.

Jeudi 10 heures
Imaginez que tout à l'heure, quand le facteur m'a remis son paquet, j’y ai tout de suite cherché votre lettre. Point de lettre. Il y en avait dix au douze que j'ai jetées là avec une immense humeur. Puis j’ai cherché encore. Votre lettre s’était glissée dans un journal. Quand vous avez mal à la tête, essayez-vous d'aller vous asseoir en plein air, dans quelque coin bien tranquille, et de rester là immobile, les yeux fermés, loin de toute lumière et de tout bruit, & y dormir même ? Ce complet repos, dans un bain d’air a toujours été pour moi le seul remède aux maux de tête, dans un temps où j'en avais beaucoup.
Comment me demandez-vous pourquoi je n’ai pas été à Neuilly ? Vous n'avez donc pas vu dans les journaux, même officiels, que j’y ai été le samedi soir 20. Il est vrai que j'étais ici le vendredi matin 19. Apparemment quelqu'un y été pour moi. J’y serais allé sans l'affaire de Barbés. Je ne voulais pas m'en expliquer, et on m'en aurait certainement parlé. J'ai dit à deux personnes que je n'irais pas, et pourquoi. Elles l’ont sans doute redit et on m'a supplié. Savez-vous ce que fait le rédacteur du nouveau journal qu’on vous attribue, le Capitole ? Il fait auprès de la grille du bois de Vincennes, des discours en l’honneur d’Armand Carrel dont la statue a été inaugurée là hier matin. Il y est enseveli. Il y avait assez de monde, quoique fort paisible. Plusieurs discours ont été prononcés. On n’a remarqué que ceux de M. Arago et de M. Charles Durand, ce rédacteur.

Vendredi, 8 heures
Vous me dites que le chaud vous empêche de sortir. Nous avons froid, depuis mon retour ici. Je n’ai jamais vu si peu d’été. Il y a un grand et bel appartement à louer rue de Lille au coin de la rue de Bourgogne. La position est bonne ; mais pas de jardin. Et puis, cela ne me paraît pas gai. Plus, un joli petit hôtel nue Lascazes entre la rue Belle-Chasse et la place Belle-Chasse. Le Duc de Crussel l’occupait naguère. Un rez-de chaussée et deux étages, et un petit jardin, 5 à 6000 francs. Ceci serait mieux, quoiqu'un peu plus loin. Pour vous, la maison est gaie, la vue gaie, et vous seriez seule chez vous. Pour moi, c’est près de la Chambre. Voulez-vous que je le fasse visiter avec soin et que je vous en envoie la description détaillée ? C'est presque en face les derrières du jardin de l’hôtel Danson, où est M. de Stackelberg. Adieu. Quand nous occuperons-nous ensemble de l’arrangement de votre maison ? Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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226 Du Val-Richer, Mardi 23 Juillet 1839 5 heures

Je viens d'avoir une minute très désagréable. Henriette s'est pincé le doigt dans une porte. Elle criait : " ouvrez-moi, ouvrez-moi !"" J’ai trouvé bien long le temps d’un saut jusqu'à la porte. Ce n’est rien. Elle en sera quitte pour une compresse d’extrait de Saturne pendant quelques heures ce que Madame de Talleyrand vous a fait mettre pour pareil accident. Je lui sais très bon gré de son courage (à Henriette) ; elle n’a pas pleuré du tout.

8 heures
J’ai été interrompu par un homme qui venait de Paris me demander quelques mots de recommandation pour M. Duchâtel. Je les lui ai données. Il a dîné. Il vient de repartir. Il aura fait 90 lieues pour une lettre qui, je crois, ne lui servira pas à grand chose. Je ne m'étonne pas que la conversation de M. Humann vous plaise. Il a assez d’esprit, et ce qu’il en a est bon et net, comme vous dites. Caractère peu élevé d'ailleurs, quoique grave et dont l’honnêteté naturelle a été singulièrement altérée par l’habitude, et le goût de gagner de l’argent. Vrai allemand, susceptible sans être fier ; sentimental et personnel et fort relâché dans la pratique quoique sans corruption. Je suis bien aise que vous l’ayez à Baden ; il vous distraira quelques fois.
La destruction de l'armée Turque préoccupe beaucoup le Cabinet. Non qu’il craigne les folies du vainqueur, tout indique qu'Ibrahim selon les ordres de Méhémet, se conduira, très sagement et attendra. Mais c’est un coup bien rude pour Constantinople ; et si comme on me le mande le Capitan Pacha fait défection avec sa flotte et passe à Méhémet, que deviendra, le jeune Sultan au milieu de ce tremblement de terre ? Les personnes pourraient bien, malgré leur retenue, être encore une fois lancées malgré elles dans de grandes choses. S'il est possible qu’il y ait de grandes choses pour ceux qui n'en veulent pas. Moi aussi je suis très préoccupé de ceci.Toucherions-nous déjà au moment où l’Europe sera remise en question ? Je ne crois pas. Je ne le souhaite pas. Je ne veux, à aucun prix, d'une nouvelle grande lutte révolutionnaire. Je crois que le bonheur de l’Europe des deux Europes, et ce qui me touche bien plus, son honneur, son état moral en seraient profondément altérés, et pour longtemps. Mais s'il se pouvait que les questions fussent grandes, et point révolutionnaires, et que devenues inévitables, elles contraignissent la politique à grandir aussi, ce serait bien heureux, et j'en serais bien heureux. Nous verrons.

Mercredi 24 9 h 1/2
Je n’ai pas de lettres. Cette fois, j’en suis fâché mais non pas inquiet. J’ai peut-être tort. Nous vivons dans les ténèbres. Adieu. Adieu. Vous ne m’avez pas dit à quelle époque l’arrangement de vos affaires serait définitivement conclu et signé. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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221. Paris, mercredi soir 9 heures-19 Juillet 1839

Vous ne savez certainement pas qu'elle est la famille, la plus populaire de Paris, une famille que tout le peuple de Paris aime et admire. une famille de singes au Jardin du Roi ; vraie famille, père, mère, petits. L'autre jour, un passant leur a jeté un gâteau. Le père a voulu le prendre ; mais le grillage était trop serré ; sa patte n'a pu y passer. Il est allé chercher un de ses petits et l'a amené sur le lieu. Le petit a passé sa patte et pris le gâteau. Mais il l’a mangé. Le père a battu le petit, très battu. Le petit est allé rejoindre sa mère qui l’a consolé, caressé, amadoué, baigné dans leur petit bassin. Puis tout à coup elle a accouru vers le père, s'est ruée sur lui et l'abattu à son tour sans qu’il essayât de se défendre ; au grand applaudissement des spectateurs. Voilà l'histoire dont on vient d'amuser mon dîner. Vous voyez que je vous dis tout.
Je viens de voir, mon pauvre ami Baudrand encore repris d’un accès de rhumatisme goutteux. Il est dans son lit, très souffrant et tout aussi patient quoique fort impatienté. Dès qu’il en pourra sortir, on l'envoie aux eaux de Néris. Tout le monde va aux eaux. M. Molé est parti ce matin. Vous ai-je dit qu'il m'emmène mon petit médecin, celui que j'aime et qui vient voir mes enfants tous les deux jours ? Ce bon jeune homme, qui m'est très attaché, ne savait pas s’il pouvait décemment accepter cette mission. Il était tout près de s'y refuser. Je lui ai vivement recommandé la santé de M. Molé. Il ne peut pas lui souffrir la plus légère indisposition. M. de Montalivet va aussi à Plombières, pour la santé de sa femme qui est fort malade. M. Cousin aussi. Plombières aura son Cabinet.

Jeudi 9 heures
Je relis votre n° 216. Je ne veux de vos pauvres lettres tous les jours qu’autant que cela ne vous coûte pas, & ne vous fatigue pas. Ne faisons rien avec effort. Ainsi vous ne m'écrirez plus que tous les deux jours. J'en ferai autant. Et quand j'aurai quelque vraie nouvelle à vous dire ou quelque envie particulière de vous écrire, je ne me l’interdirais pas. Tous les deux jours, sera l'habitude. Et il y aura des œuvres de surérogation. J’ai mal dormi. Un gros orage est dans l’air. J'aimerais mieux qu’il tombât avant mon départ que pendant la route. L’atmosphère est aussi agitée que la politique est plate.

Midi
Pas de lettre de vous. Cela m'ennuie. D'autant que celle qui viendra demain ne me rejoindra qu'après demain au Val-Richer. J'en ai une de Madame de Talleyrand. Je n'admets pas la compensation. Pourtant elle me tranquillise sur le fond de votre santé de l'avis de votre médecin. Ce n’est pas tout pour moi, bien s'en faut ; je ne me contente pas de ce qui ne vous fait pas encore mourir, comme vous dîtes ; mais c’est le sine qua non. Malheureusement, pour le reste, je ne puis rien de loin.
Le Sultan est mort le 27 juin et non pas le 30. On a caché sa mort pendant trois jours. Nous croyons de plus en plus sinon à un Congrès ou à une conférence du moins à un concert Européen, dont Vienne serait le centre. Vous vous montrez moins éloignés de vous y prêter. On avait eu quelque envie d'avoir pour les fêtes de Juillet une grande revue de la garde nationale. On y renonce. Le goût de l’amnistie est moins répandu qu’en 1837. En 1836, on a supprimé, la revue de peur des assassins. Aujourd’hui autre cause même effet. Cela se dit en latin : similia e contrario. Mais ce n’est pas du latin diplomatique.
Pozzo est venu me voir hier. Je n’y étais pas. Je le regrette. Je ne sais comment je le retrouverai à mon retour. S'il ne met pas son estomac à un régime plus sévère, sa tête ne résistera pas. Savez-vous que l'Angleterre avait demandé l’occupation de Bassora par un corps de troupes anglaises, comme garantie de sa sûreté dans l’Inde ? La proposition a été écartée à Constantinople. Adieu.
Dans quelques heures, je serai sur la grande route, mais vers l'ouest et non vers l'est. Vous auriez beaucoup de choses à me dire que vous ne me dîtes pas. Et moi aussi. Adieu. Adieu G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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199. Paris, jeudi 20 Juin 1839, Midi.

Pas une lettre ne m'a manqué et ne m'est arrivée deux heures plus tard. J’avais pris mes précautions. Mais adressez-les moi désormais rue de la Ville l'évêque.
Le Duc de Broglie arrive dimanche pour siéger lundi au procès. Il ne passera pas plus de quinze jours à Paris, et les passera probablement, comme moi en garçon ; car il revient tout à fait seul. Nous dinerons souvent ensemble, mais je resterai chez moi. J’y vois beaucoup de monde le matin beaucoup trop pour mon plaisir. Je n’ai pas les ennuis de la solitude. Je ne voudrais pourtant pas vous passer mon monde ; il ne vous désennuierait pas. Je sors à 1 heure, pour quelques visites et pour la chambre. Je rentre avant 6 heures. Je vais dîner en ville ou au café de Paris. Je fais le tour des Tuileries. Je dis adieu à la Terrasse; et je suis chez moi avant 9 heures pour lire, écrire et me coucher. Sauf les forêts et les montagnes, et sauf vous pour qui je donnerais toutes les montagnes et toutes les forêts du monde, cette vie ressemble un peu à la vôtre. J’en ai jusque vers la fin de juillet, du 20 au 25. La Chambre est endormie et pressée, partagée entre la précipitation et l’apathie. J’espère pourtant la réveiller et la ralentir un peu sur l'Orient. Le rapport se fait attendre. M. Jouffroy est malade. M. de Castillon sort de chez moi, bien content. Il partira pour Pétersbourg dans quinze jours. Il aurait pu partir hier et le marquis de Dalmatie me l’avait dit à la Chambre. Mais par un arrangement intérieur du département, on a mieux aimé, et il a mieux aimé lui-même ne partir que dans quinze jours. L’envoi des courriers est fréquent. Nous sommes contents des dépêches qui nous viennent de chez vous. Vous avez trouvé que nous nous étions bien pressés de demander des millions, que cela avait un peu trop ému l’Europe. Mais au fond, vous savez que nous serons raisonnables, et vous le serez vous-mêmes. L’Autriche l’est beaucoup, la Prusse beaucoup. L'Angleterre est fort contente de nous. L'hérédité du Pacha en Egypte est à peu près convenue entre quatre. Mais il lui faut l'hérédité de la Syrie, ou d'une portion de la Syrie. Sur cela, on négociera et on enverra à Constantinople des négociations conclues. Voulez-vous que j'aille à Constantinople ? J'ai lieu de croire que d'autres que vous m’y verraient avec plaisir. Passons en Occident. Ce pauvre Zéa doit être désolé. Les Cortès espagnoles dissoutes et le baron de Meer destitué du gouvernement de la Catalogne. C'est le renversement de sa politique et de toutes ses espérances. J’ai tort de dire toutes. Il retrouvera de l’espérance, car il a de la foi.

5 heures et demie
Je suis bien aise que vous ayez Madame de Nesselrode et qu’elle soit bonne. Quiconque a de l’esprit devrait être bon, et toujours bon. La méchanceté, pour dire le plus gros mot, même quand elle réussit ne donne que des plaisirs tristes comme sont tous les plaisirs solitaires. Ce serait une chose charmante que de se promener dans ce beau pays dont vous me parlez avec Madame de Talleyrand et vous. Puisque je n’y suis pas, parlez-lui de moi, je vous prie. J’ai cru quelques fois que pour n'être pas oublié d'elle, j’avais besoin que quelqu'un prit soin de l'en empêcher. Mauvaise condition, qu'il ne faut jamais accepter, n’est-ce pas ? Mais il me semble que son bon souvenir m'est revenu, et j'en jouis beaucoup. J'en jouirai encore mieux si vous voulez bien veiller à ce qu’il me reste.
Toute idée de voyage du Roi me parait abandonnée. Il ne faut pas aller au devant des velléités d'assassinat qui succèdent presque toujours aux tentatives d’insurrection. Mais Mgr le duc d'Orléans pourra bien aller à Bordeaux ; de la à Bayonne au devant de Mgr, le Duc de Nemours qui viendra y débarquer après avoir visite le Tage et Lisbonne ; de là le long des Pyrénées où nous avons des troupes ; de là à Alger pour voit l’armée d'Afrique. J’ai vu hier Montrond qui a envie d'aller à Baden. Je l’y ai fort encouragé. Mais il voudrait aller auparavant aux eaux d'Aix, puis à Florence, puis à Palerme. C'est beaucoup pour un été. Vendredi 11 heures.
Voilà Montrond qui sort encore de chez moi. C'est beaucoup. Adieu. Quelques uns me parlent. & d'autres m'attendent. J’aimerais bien mieux être à Baden. Adieu Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°161 Lundi soir, 15 oct, 9 heures et demie

Moi aussi je regrette cet entassement d’arrivants et de partants. Ils vous fatigueront. Bien distribués, ils vous reposeraient. Car vous avez besoin d’un mouvement qui vous repose. Vous n’avez assez de force ni pour le monde, ni pour la solitude. Il vous faut de tout, des doses, si justes qu’on les manque souvent. Il n’y aura que mes visites, j’espère, qui n’auront pas besoin d’être mesurées. C’est dommage que vous ayez refusé la conférence sur l’Orient. J’aurais demandé à y être envoyé.
J’ai passé ma matinée couché sur une carte de Turquie et de Grèce suivant la marche de petits événements bien oubliés, mais dont je voulais me rendre compte avec précision. Je me résigne parfaitement à l’ignorance, pas du tout au savoir vague et incomplet. J’en sais beaucoup en ce moment sur l’Orient. Je comprends votre refus ; mais c’est dire à l’Occident. qu’il fera bien de s’unir et d’y bien regarder. M. Turgot reprochait aux Encyclopédistes leur esprit de secte et de coterie : " Vous dites nous ; le public dira vous. " Vous faites bande à part ; on fera bande en face de vous. Cette affaire-là, ne s’arrangera pas sans canons. C’est dommage encore une fois. Ce serait un beau spectacle que l’Europe maintenant l’Orient de concert tant qu’il pourra être maintenu, et le partageant de concert quand il tombera. Si nous nous entendions, cela se pourrait peut-être. Vous voyez que j’ai aussi mes utopies. Mais elles sont très dubitatives. Et à tout prendre, comme il faudra bien un jour que le canon recommence, il vaut mieux que ce soit là qu’ailleurs. Je ne m’étonne pas que Lord Palmerston soit avec vous dans l’affaire belge. Soyez sure qu’on n’en est fâché nulle part. Il faut une raison de céder.

Mardi 7 heures
e reprends la politique. J’ai des nouvelles de la frontière d’Espagne. Les succès des carlistes sont réels et les provinces carlistes dans l’enthousiasme. Les gens sensés n’en tirent pas de grandes conséquences.. Cela arrive près de l’hiver, quant la campagne ne peut être tenue longtemps. Les Chrisminos y perdront plus que les Carlistes n’y gagneront. La solution en Espagne est toujours qu’il n’y ait pas de solution. Notre petit duc de Frias me paraît faire la même figure qu’il a faite chez vous (C’est bien chez vous n’est-ce pas?) le jour où il n’a pas voulu se coucher dans la Chambre cramoisi. Ici, le Ministère est très préoccupé d’affaires qui ne vous intéressent pas du tout des chemins de fer, du sucre de betterave, un peu de la pétition sur la réforme électorale ; pas autant peut-être qu’il le devrait, car elle a plus de signatures qu’on ne le dit. dans la 6e région, la majorité, à ce qu’il paraît, a signé. Je vous prie de vous souvenir un jour que je vous ai toujours dit que le mal essentiel, le déplorable effet de l’administration actuelle, c’est de pousser ce pays-ci vers la gauche de lui faire regagner quelque chose beoucoup peut-être du terrain que nous lui avions fait perdre. En voilà pourtant bien assez. Que faites-vous du Duc de Noailles ? Il me semble qu’il devrait être revenu à Paris avec son soleil, qui n’est pourtant pas à lui tout seul. On m’écrit que les Holland ne se sont pas fort amusés à Paris. Ils ont mal pris, leur temps.

10 heures 1/2
Le facteur est arrivé au milieu de ma toilette. J’ai lu votre lettre. Puis, j’ai achevé. Il faut que je le fasse repartir. Je n’avais pas du tout, du tout pensé à vous en vous parlant. de Lord Holland. En cachetant ma lettre, l’idée m’est venue que vous me diriez ce que vous me dîtes ; et qu’au fait vous pourriez me le dire. N’importe. C’est bien simple de vous dire de rester comme vous êtes. Je n’ai pourtant que cela à vous dire. Quand vous voudrez changer. j’y mettrais mon veto. C’est comme vous êtes que je vous aime, sauf à vous critiquer, soit sans y penser; soit en y pensant. Adieu Adieu, le plus tendre que je sache. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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N°159 Dimanche 14 octobre, 7 h. et demie

Je me suis promené hier avec vous sous les Arcades. Y étiez-vous ? Il n’y avait certainement pas moyen d’être ailleurs. La pluie est-tombée par torrents. Décidément je vous aime à La Terrasse. Je m’y crois plus aisément qu’ailleurs, en attendant que j’y sois. Et puis je pense à cet hiver. C’est près de chez moi, près de la Chambre par un chemin commode. Nous arrangerons, nos heures, car je veux travailler un peu.
Vous ne m’avez pas dit si Lady Granville avait fait sa déclaration à Marie, et avec quel effet. J’aime à savoir où en est tout l’établissement. Et Mad. de Flahaut revient-elle cet hiver ? Sera t-elle toujours mon ennemie ? Ou bien changera-t-elle comme M. Molé ? Il vous a dit qu’il me respectait fort. Vous souvenez-vous de l’humeur que lui donnait ce mot, de votre part ? Je ne prévois pas du tout la session et je n’essaie pas de la prévoir. Je ne sais qu’une chose, c’est que j’agirai selon mon propre jugement.
Je ne me fatigue pas non plus l’esprit à prévoir l’Europe de 1839. Cependant, je persiste ; il y a quelque chose à prévoir. Cette immobilité générale, des esprits et des corps, ne durera pas toujours. Et parce qu’elle dure depuis longtemps, c’est une raison pour qu’elle soit plus près de son terme, non pour qu’elle dure encore. Du reste tout cela est si vague qu’il n’y a pas à en parler. Lord Holland vous plaît donc beaucoup. J’en suis bien aise Il me plaisait fort aussi. J’aime les esprits cultivés et variés, qui s’intéressent à toutes choses, et reçoivent de toutes un mouvement facile. Il y a à cela de la liberté et de l’élégance, deux qualités charmantes. Quand je suis entré dans le monde les esprits là n’étaient pas rares ; il en restait quelques uns du siècle dernier ; temps de conversation et d’amusement s’il en fut jamais, où l’on pensait à tout pour s’en entretenir et avoir de quoi se plaire les uns aux autres. Lord Holland est fort lettré, grande ressource et grand agrément pour causer. On a eu beaucoup d’esprit dans le monde. il faut en hériter et en jouir encore, et en faire jouir les autres. Je n’aime pas les gens qui ne savent parler que de ce qui se voit et se fait de leur temps et autour d’eux. Pour tout le monde, le présent est une coterie. La meilleure est petite.
Savez-vous à quoi je m’amuse quelques fois ? à chercher, parmi les gens d’esprit que j’ai connu, lesquels vous auraient plu. Je n’en trouve pas beaucoup, quelques uns pourtant, trois ou quatre. Et quand j’ai trouvé ceux-là, je cherche s’ils vous auraient plu beaucoup. Il me semble que non. J’en suis charmé.

10 heures ¼
Je ne crois pas que vous me trouviez plus de jours que de coutume, mais moi, je voudrais bien ne pas vous trouver maigrie. Je borne là mon ambition. C’est bien de la vertu à moi. Du reste je ne sais pourquoi vous vous êtes persuadée que l’embonpoint me plaisait. Cela ne m’est pas arrivée une fois en ma vie. Je suis charmé que Marie soit de bonne humeur. Vous avez raison ; il ne faut pas prodiguer les remèdes héroïques Je serai comme vous dites, la pierre de touche, Adieu, adieu. Il fait très froid aujourd’hui. Je fais rentrer mes orangers. Il faut que tout rentre. Adieu. G.
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