Lettre de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
DescriptionRoger et Maurice - La Fiancée - Louise et Lucyle - Marie-Claire
Texte
[Saint-Raphaël,] 27 mars 1932[1]
Bonnes Pâques et beau soleil, mon bien cher ami, pour vous et tous ceux que vous aimez.
Et maintenant, voici, avant tout, la raison qui va me priver, hélas ! d'aller passer quelques jours auprès de vous. – Mon deuxième[2], qui en octobre dernier a pris la charge de son petit frère[3] et lui apprend son propre métier d'électricien, prévoit qu'il lui faudra fermer pour quelques mois le chantier où il est chef déjà depuis bientôt deux ans, quoiqu'il n'ait pas encore tout à fait vingt ans. C'est un as !
Marié, ou presque, ce n'est pas le moment, pour lui, de rester les bras croisés. Naturellement, le petit ne peut suivre son frère en province, où le travail donnera pendant l'été. Il ne peut pas davantage rester seul à Paris, où il lui faut continuer son apprentissage. C'est donc chez moi que va revenir ce garçon de 14 ans. Vous la voyez bien, la raison majeure qui m'empêche d'accepter votre si gentille invitation. Moi aussi, j'aurai grand plaisir à bavarder avec vous d'un tas de choses et d'un tas de gens. Je fais, malgré le mauvais vouloir des événements, des projets dans ce sens. Par exemple, si mon Roger quittait Paris vers le 15 juin comme il le croit, je pourrais passer auprès de vous une bonne semaine, avant son départ. Faisons des vœux pour que cela réussisse.
Je ne suis pas encore fixée sur mon retour à Paris, j'attends que Flam[marion] m'appelle pour mon service de presse. – Est-ce que je vous ai dit que La Fiancée était un recueil des contes que vous connaissez déjà ? Ce recueil s'augmente d'une nouvelle inédite, « Le Néflier sur la rivière », et de « Valserine ». Les conditions de Flam[marion] sont très acceptables – reste à savoir si cette fiancée plaira aux lecteurs.
Le mot « cachotterie » qui vous a intrigué dans ma dernière lettre avait trait, seulement, à la lettre de L[ouise] R[oche] au sujet du nom de sa fille. Ce nom, qu'elle a déformé par je ne sais quelle méfiance vis-à-vis de vous, et qu'elle m'avait déjà imposé de taire, m'a choquée[4] et mon mécontentement est venu tout naturellement au bout de ma plume. Il y a là une histoire « pas trop triste », dit Lucile, et qui dure depuis dix-huit ans. Ce qui est triste en ce moment, c'est que tous deux sont assez souffrants, rien de grave, peut-être, mais très ennuyeux. Lucile et Rimbert ont tout pour être heureux, semble-t-il. Entente parfaite. Maison très confortable, qu'ils embellissent chaque jour[5] et qui est à l'abri des indiscrets. Beau jardin fleuri et couvert de hauts sapins. Citroën de luxe, leur permettant de voyager à leur fantaisie, ce dont ils ne se privent pas, je vous assure, mais la santé manque. On ne peut tout avoir ! – La pauvre L. R. est bien déformée elle aussi ; plus encore, je crois bien, au moral qu'au physique. Des finasseries vulgaires et mesquines ont remplacé une franchise, brutale sans doute, mais qui ne manquait pas d'intelligence, si elle était souvent sans pitié. Toute sensibilité est morte, en elle, et l'éteignoir qu'elle tient sans cesse à la main souffle ma chandelle plus souvent qu'il ne faudrait. Je l'appelle Madame Rabat-joie. Quant à moi, si ma jeunesse s'est enfuie, ma sensibilité me reste fidèle, pour le bon comme pour le mauvais. Je sais que la vie est dure, cruelle, même à mes pareils. « C'est bien fait pour ces imbéciles-là », dit L. R. Et moi j'ai l'audace de préférer être au nombre de ces imbéciles-là, plutôt que d'être au nombre de ceux qui s'en vont vers la fin, sans idéal comme sans illusions, avec un cœur durci, qui ne conçoit plus ni joie ni amour, et dont la langue ne remue que pour lancer de petites méchancetés qui les empoisonnent eux-mêmes, sans faire grand mal aux autres. Pour ceux-là, la sérénité ne vient jamais. Pour les autres elle vient à son heure. Votre cerveau, alors riche de souvenirs, déroule sans cesse devant votre pensée ce qui a fait votre joie et votre souffrance.
Je suis contente que vous ayez reconnu, dans la photo, une petite M[arie-] C[laire] Elle a parfois ce visage placide. Ne vous y fiez pas. C'est là une porte bien close pour empêcher les curieux de pénétrer dans l'intérieur. Cela ne l'empêche pas, cette petite curieuse, de pénétrer dans l'intérieur des autres, mais elle ne le fait pas exprès, ses yeux voient à travers portes et volets clos. Un critique de par chez vous a dit, lors de mon dernier livre[6] : « M[arie-] C[laire] est une petite fille qui voit effroyablement clair. » [7] Faut-il vous dire qu'elle préférerait y voir plus clair avec les yeux du corps qu'avec ceux de l'âme ? – Je vous embrasse tous quatre bien affectueusement.
Marguerite Audoux
Au moment de fermer ma lettre, je trouve sous ma main ces lignes adressées à moi-même dans un moment difficile : « Si une chose, qui s'impose à toi, te laisse énervé, mécontent, et même plein de rancune contre toi-même, va-t'en seul au bord de la mer. Écoute un long moment sa voix sourde et menaçante comme si elle voulait faire taire toutes les voix plaintives de ceux qu'elle garde dans ses profondeurs. Regarde ses longues vagues jamais lasses de lutter pour tâcher d'effacer on ne sait quoi. Puis rentre dans ta maison avec le souvenir de ce que tu viens de voir et d'entendre, et tu sentiras alors comme ton cœur est léger et ton esprit plein de paix. »
[1] Lettre envoyée le 28 et parvenue à destination le 29
[2] Roger
[3] Maurice
[4] Marguerite Audoux veut sans doute dire que ce qui la choque est, non pas le nom bien sûr, mais qu'on lui impose de le cacher. Il s'agit sans doute de celui de Dugué, le premier nom d'épouse de Louise Roche, qu'a conservé Lucile, puisqu'elle ne se mariera qu'en 1936, et ainsi s'appellera désormais Rimbert. Voir la dernière lettre (393) de Marguerite Audoux à Antoine Lelièvre du 23 juillet 1936, où elle évoque ce mariage récent (« Lucile a, cette fois, passé devant la mairie et se nomme Mme Georges Rimbert »), ce qui contredit Louis Lanoizelée (Marguerite Audoux, Plaisir du bibliophile, 1954, p. 149) qui situe l'événement dans le premier semestre de 1933. Mais peut‑être (et peut‑être pour ne pas fâcher sa mère) Lucile se faisait‑elle appeler Rimbert avant son mariage…
[5] jour est ajouté dans l'interligne supérieur.
[6] Il s'agit de La Fiancée qui est en train de paraître. « Marie‑Claire » désigne par métonymie la romancière. Nous n'avons pas trouvé trace de l'article en question.
[7] À partir de cette citation, le texte est écrit verticalement de haut en bas dans la marge. Le P. S. apparaît de la même façon sur la troisième, puis la deuxième page.
État génétiqueVoir la note 5 de la partie TEXTE