Lettre de Marguerite Audoux à Valery Larbaud
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
Saint‑Jean‑sur‑mer[1] [Fin mars 1911]
Mon cher Valery,
Nous venons de recevoir le colis de Dijon et nous t'[2] embrassons pour te[3] remercier, moi de la moutarde, Francis de la liqueur et Agathe des gâteaux et de la crème. Nous n'avons pas pu attendre à demain pour goûter à toutes ces bonnes choses, et Agathe a dit : « Je sais bien, moi, où il dépense toutes ses pièces de cent sous ». Parbleu, je le sais bien moi aussi et si tu continues de ce train‑là, mon cher Valery, tu te ruineras et tu deviendras pauvre comme ce brave Job d'antique mémoire.
Je ne t'envoie pas moi‑même les deux livres de Philippe que tu me demandes[4] parce qu'ils sont chez le relieur, mais Francis a prévenu son père[5] qui va te les adresser directement à Vichy. Nous avons pensé qu'il valait mieux ne pas attendre que Fargue aille les chercher. Sais‑tu à quelle date se fera l'inauguration[6] ? Je ne pense pas que j'irai. Je ne sais pas ce qui m'attend là‑bas avec ces sacrées bonnes femmes[7], et leur haine m'empêcherait d'être toute à notre pauvre ami.
Je compte quitter Saint‑Jean pour Fronton vers le 10 avril, peut‑être avant[8], car je commence de m'ennuyer terriblement de ne pas travailler. Voilà plusieurs fois que le noir me saisit. Je me remets vite parce que Francis et Agathe sont si gentils qu'on ne peut pas s'ennuyer avec eux, mais le fait de rester à ne rien faire d'utile m'est parfois insupportable, et depuis quelques jours cela me pèse encore plus lourd. Et ce qui est plus étonnant, c'est que je ressens une fatigue énorme, une fatigue nerveuse très désagréable, et je sens bien que si je travaillais, cela me reposerait de cette fatigue‑là[9].
Je crois que je t'avais dit qu'un rossignol avait commencé à chanter dans notre grand jardin ; eh bien le voisin a dû me le tuer (il chasse tout le temps dans le jardin et il chasse les petits oiseaux) car je ne l'entends plus. Mais depuis deux jours, si on n'entend plus le rossignol, on entend les grenouilles. Ah, mon pauvre ami, quel concert ! elles en ont, un gosier, les grenouilles de Saint‑Jean ! Depuis plusieurs jours il pleut, ou le temps est couvert. Ce matin, nous sommes allées à Nice, Agathe et moi ; le temps était gris, la mer aussi. Tout à coup, Agathe m'a dit avec un air inquiet : « La mer est à l'eau. » Je n'avais pas compris sa pensée et j'ai répondu : « Est‑ce que tu as peur qu'elle se noie ? » Nous étions dans le tramway, et nous voilà prises toutes deux du fou rire car je venais de comprendre qu'elle voulait dire qu'il allait pleuvoir. Au même instant le tram nous flanque une secousse qui envoie Agathe le nez en plein dans la vitre. Si son nez avait été plus pointu, il aurait certainement fait un trou à la vitre. Toutes ces petites bêtises nous ont amusées pendant le trajet et mes idées noires sont parties pour un moment.
Au revoir, mon cher Valery. Je t'embrasse bien affectueusement et t'envoie les baisers des enfants et les amitiés des parents.
Marguerite Audoux
Il me semble que j'entends mon petit rossignol mais les grenouilles font un tel vacarme que je n'en suis pas sûre