Lettre de Marguerite Audoux à André Gide
Auteur(s) : Audoux, Marguerite
Notice biographique
Rappelons, pour bien comprendre les lettres qui suivent à ce propos, ce que fut « l'affaire Bachelin » :
Rappelons, pour bien comprendre les lettres qui suivent à ce propos, ce que fut « l'affaire Bachelin » :
Un article que Marcel Ray fait paraître dans la NRF du 1er août 1911 nous instruit sur les vicissitudes éditoriales relatives à La Mère et l'Enfant de Charles‑Louis Philippe, dans lesquelles le germaniste joue un rôle non négligeable. Ce livre est écrit en 1898‑1899. La version primitive contient dix chapitres qui, assez rapidement, se trouvent réduits à huit. Une nouvelle révision, toujours avec la collaboration de Marcel Ray, aboutit à la suppression de tous les chapitres impairs. C'est cette version courte qui paraît aux éditions de La Plume en 1900. En 1911, lorsque les collaborateurs de la NRF envisagent de rééditer le roman, ils disposent donc de deux versions : celle qui a été éditée, et la version longue
La réédition qui est en chantier va vivement irriter le groupe de Carnetin pour deux raisons : ce qu'il considère comme la mise en avant intempestive de Bachelin, qui participe à l'établissement du texte ; et le manquement au respect des volontés de Philippe. C'est la présente lettre que Marguerite Audoux envoie à André Gide qui semble mettre le feu aux poudres. Le premier des deux griefs y est clairement exposé, non sans précipitation et maladresse.
Contre le groupe, Bachelin, Gide, et à sa suite la NRF, semblent faire bloc. Gide joue, comme il aime le montrer, son rôle d'arbitre. Le 20 mai 1911, il écrit à Bachelin :
« Recommandation amicale de garder tout votre calme dans ces stupides potins autour de La Mère et l'Enfant, et surtout de crainte d'échauffer la querelle, que j'apaise de mon mieux [...]. [1] »
Le second point de la querelle, nous l'avons dit, est pour les amis du groupe un sentiment de trahison vis‑à‑vis de Charles‑Louis Philippe. Les solutions proposées varient d'ailleurs d'un membre à l'autre. Tandis qu'un certain nombre (Marguerite Audoux, Gignoux, Werth) ne semblent prêts à accepter qu'une publication en appendice des pages écartées, Marcel Ray, quant à lui, serait favorable à une véritable édition savante, avec notes, et à tirage limité, tandis qu'on rééditerait parallèlement le texte réduit de La Plume avec un tirage beaucoup plus important. Larbaud, à l'inverse de la position d'universitaire de Ray, approuve la publication d'une version augmentée et à grand tirage, mais sans appareil critique. Tout cela est, selon lui, "étranger à la littérature". Larbaud souhaite aussi, dans le même esprit, que Gide renonce à la préface et aux appendices dont il voulait se charger[2]. C'est Larbaud qui va finalement imposer son point de vue puisque, à l'issue d'une réunion chez Gignoux, il est décidé pour contenter la majorité, et contrairement à ce que pense Ray, de faire deux éditions conjointes de La Mère et l'Enfant, l'une réduite à un tirage limité, conforme au texte de 1900, et l'autre complète, sans notes, et précédée d'une notice non signée. Apparemment, l'affaire est ainsi sagement résolue.
Tout au long de ce conflit, tout en se proposant de calmer le jeu, une fois de plus André Gide ne peut totalement cacher son irritation. C'est ce qui apparaît dès la réception de la lettre de Marguerite Audoux qui va entraîner deux réponses, la première à Bachelin, la seconde à la couturière (lettre 119). La lettre du 18 mai 1911 à Bachelin contient ce passage :
« Ce matin, lettre de M[arguerite] Audoux m'apprenant qu'on dit que nous nous proposons de substituer votre nom à celui de Philippe sur la couverture du 1er livre! De ces absurdités ne retenons que ceci : nous avons des ennemis que la moindre incorrection, la moindre coquille réjouira. Veillons donc à ce que le texte soit impeccablement correct, ‑ comme déjà nous eussions fait sans l'aide de leur animosité.[3] »
"Nous avons des ennemis"... Les forces en présence ne sauraient être mieux définies! La lettre 119 que, le lendemain, il expédie à Marguerite Audoux ne peut apparaître que comme la marque supplémentaire d'une sympathie plutôt froide, sinon glacée. Marie-Claire est déjà loin, et... toute proche la rupture entre Marguerite et Michel, pour lequel on sait que Gide aura la préférence. Le ton de la réponse immédiate de Gide (lettre 119) souligne déjà cette distance.
Jacques Copeau fait chorus puisqu'il écrit le 22 mai 1911 à Gide : "Très bien votre réponse à Audoux. Mais sa lettre suit si stupidement la question!" [4].
Mais le principal intéressé, le "copiste" incriminé, va être encore bien plus virulent que la maison d'édition. Le procès d'intention dont Bachelin a été l'objet, son caractère et son goût pour la polémique vont le faire sortir de ses gonds. Le 21 mai au matin, il écrit à Gide :
« Quant au crétinisme humain, c'est q[uel]q[ue] c[hose] de prodigieux. également au reçu de votre lettre vendredi, j'en ai écrit une, salée, à M[argueri]te Audoux[5]. J'ai reçu sa réponse hier soir[6]. Et de cette même plumée d'encre, je vais lui riposter de nouveau[7]. Je ne peux pas admettre que des jaloux et des imbéciles m'embêtent. [8] »
La dernière lettre de Marguerite Audoux mentionnée par Bachelin est une double tentative, pour se justifier et apaiser le destinataire. Mais elle intervient malheureusement trop tard dans cette querelle et cette argumentation ne fait qu'irriter davantage le bouillant correspondant.
[D'après notre thèse, tome premier, p. 361‑368]
[1] Henri Bachelin, Correspondances avec André Gide et Romain Rolland, édition établie, présentée et annotée par Bernard Duchatelet avec la collaboration d'Alain Mercier, Centre d'étude des Correspondances, CNRS (UPR 422), Faculté des Lettres, Brest, 1994, p. 105 [C'est André Gide qui souligne.]
[2] Voir, sur la position et l'intervention de Larbaud, sa correspondance avec Gide (édition de Françoise Lioure, Gallimard, Cahiers André Gide n° 14, 1989), notamment sa lettre de Chelsea du jeudi 25 mai 1911, p. 81‑84.
Voir aussi, dans la Correspondance Gide‑Copeau, la note 1 de la lettre 382 du 27 mai 1911 (Op. cit., p. 496). C'est dans cette lettre que Gide se range à l'avis de Larbaud : "Je trouve que le petit père Larbaud parle d'or", écrit‑il à Copeau. (Ibid.)
[3] Henri Bachelin, Correspondances avec André Gide et Romain Rolland, Op. cit., p. 102‑103
[4] Correspondance A. Gide‑J. Copeau, Cahiers André Gide n°12, p. 489 (double adressé à Copeau)
[Il s'agit d'un P.‑S.].
La lettre de Copeau commence ainsi :
" La lettre de Marguerite Audoux dépasse en absurdité tout ce que la conversation avec Werth m'avait fait pressentir. "Chacun crie sans rien savoir de précis". C'est bien cela. Des potins. "
(Ibid., p. 492).
[5] Lettre non retrouvée
[6] Lettre 120
[7] Lettre 122
[8] Henri Bachelin, Correspondances avec André Gide et Romain Rolland, Op. cit., p. 107 [C'est Bachelin qui souligne.]
DescriptionL'affaire Bachelin
Texte
[Paris, 16 ou 17 mai 1911]
Cher Monsieur et ami,
A peine étiez‑vous sorti de chez moi hier, que Régis Gignoux est venu me voir. Nous avons naturellement parlé des mêmes choses. Régis s'est fâché contre Bachelin parce qu'il trouve tout à fait déplacé que son nom soit mis à côté de celui de Philippe sur la nouvelle édition de La Mère et l'Enfant. J'avoue que moi‑même j'ai été très étonnée de cela et que je ne vois pas bien ce que le nom de Bachelin vient faire dans l'édition de La Mère et l'Enfant.
Voulez‑vous être assez bon de m'expliquer ce que cela veut dire ? Il va sans dire que depuis hier j'ai demandé des explications autour de moi, tout le monde a l'air mécontent, j'entends dire que le nom de Bachelin sera en tête, avec des lettres de un mètre de haut, et le nom de Philippe si petit qu'il faudra le regarder à la loupe. Chacun crie sans rien savoir me dire de précis, c'est à devenir fou ; aussi je vous serais reconnaissante de me rassurer au plus vite. Vos explications sont toujours très claires pour moi et je me fie complètement à votre grande loyauté.
Croyez à ma très grande affection.
Marguerite Audoux