Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Marcel Ray à Marguerite Audoux

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

Notice biographique
Marcel Ray (1878-1951) est le fils du directeur de l'école Carnot de Vichy, école primaire supérieure dont le jeune Larbaud fut l'élève en 1889. Mme Larbaud mère fait de Marcel Ray un modèle et un mentor pour son fils, puis ce rapport tutélaire se transforme en une amitié d'égal à égal, dont suffit à témoigner l'abondante correspondance réunie en trois tomes chez Gallimard. Ray, dans le Groupe de Carnetin, représente l'intellectuel. À l'époque où les amis se réunissent, le jeune normalien vient d'être reçu deuxième à l'agrégation d'allemand. Après avoir passé sa thèse d'état il s'orientera, en 1912, vers le journalisme. Il sera correspondant du Figaro à Vienne, s'occupera de la section de politique étrangère et coloniale au Petit Journal dont il deviendra le directeur politique. En 1932, il est Directeur adjoint du Cabinet du Ministre des Affaires étrangères. C'est le début d'une carrière politique active : en 1940, il est recherché par la Gestapo et la police de Vichy ; en 1941, il passe en Algérie, collabore à Combat et sera chargé par de Gaulle de la direction des Affaires culturelles. Sa carrière se termine, en 1946, par la Direction de l'Information en Autriche.
Cette fiche signalétique présente l'intérêt de nous montrer la grande diversité des personnalités qui composent le Groupe de Carnetin. On aura compris que Marcel Ray y trouve sa place à travers des qualités humaines sans lesquelles son immense culture eût été lettre morte pour ses compagnons. Sa modestie et sa simplicité, assorties d'autodérision, apparaissent bien dans sa correspondance avec la romancière. Ce brillant universitaire, tout comme Larbaud, est capable d'y aborder les petites questions matérielles de la vie quotidienne (cuvette qu'il a été contraint d'acheter, linge à laver, pourboire à la concierge, etc.).


Louise Dugué (Roche par son second mariage, et née Leroy, 1867-1942) est la meilleure amie de Marguerite Audoux. Toutes deux se rencontrent à Paris en 1886. Après le départ du mari de Louise, les deux jeunes femmes cohabitent dans le quartier de Vincennes, avec les deux petites qu'elles élèvent (Lucyle Dugué et Yvonne, la nièce de la romancière). À l'heure du succès de Marie‑Claire, Louise Dugué fait office de «garde du corps», refoulant les trop nombreux tapeurs, d'où le surnom que lui donne parfois son amie : «Rabat‑Joie». Jusqu'à la fin, Louise et sa fille Lucyle seront aux côtés de l'écrivaine. La correspondance entre Marguerite Audoux et ces deux femmes s'inscrit dans le second ensemble épistolaire (correspondance familiale et familière).

Description
Questions domestiques - Voyage Paris-Montpellier - Suzanne Ray - Valserine

Texte

Montpellier, 29 juin 1911

Ma chère Marguerite,

En descendant de chez toi[1] j'ai sonné vainement à la porte de la blanchisseuse ; il n'y avait personne. Je n'ai donc pas pu lui remettre le montant de ma créance. Veux‑tu régler ça, je te prie, et attendre que nous repassions à Paris pour te rembourser ? Je pense qu'en donnant trois francs à Mme Chasles[2], ce sera suffisant. Mais je laisse ça à ton appréciation, et te prie de faire pour le mieux, car Mme Chasles et sa fille m'ont montré beaucoup de complaisance.
J'ai fait un très mauvais voyage dans un compartiment de troisième bondé. Je suis tombé hier matin sur le quai de Montpellier et dans les bras de Suzanne[3], noir, sale et inconscient. J'ai roupillé une bonne partie de la journée. Et ce matin, devant être à la Faculté à 8 heures[4], je me suis réveillé à 8 heures 10. J'y ai couru habillé à la va‑comme‑je‑te‑pousse, les yeux troubles, la bouche amère, avec une barbe de 3 jours ; je dormais debout, et en entrant dans la salle où étaient assemblés mes augustes collègues, je leur ai distribué des poignées de main très molles en leur disant « au revoir » au lieu de « bonjour ». Ils ont échangé des regards inquiets et m'ont cru fou ou saoul ou accablé par un énorme malheur. Sur quoi j'ai demandé si on avait besoin de moi, et ayant appris que non, je me suis trotté à la hâte, les laissant en pleine consternation. Puis, dans la rue, j'ai réussi à me réveiller.
Je n'avais annoncé mon voyage à personne ; mais tout le monde sait que je suis allé à Paris. Comment ? mystère et perspicacité des petites villes. Tout le patelin est agité des commentaires et suppositions qu'on fait sur mon compte. Je rigole bien, ma vieille, en pensant à la tête de tous ces idiots qui s'interrogent les uns les autres. Je garde et garderai un silence souriant. Et dans deux ou 3 semaines, je ficherai le camp de Montpellier sans dire adieu à personne. Cela confirmera les jabirus d'ici dans leur idée que je suis un drôle d'original, pas tout à fait sain d'esprit.
Je t'embrasse, ma vieille Marguerite (tu vas finir par te fâcher en voyant que je t'appelle toujours « ma vieille ») en te remerciant de tes bonnes côtelettes et de ta bonne affection. Mon meilleur souvenir à Louise Dugué. Suzanne, qui supporte tant bien que mal l'effroyable chaleur qu'il fait ici, est heureuse de penser qu'elle te verra bientôt et se joint à moi pour t'embrasser, encore une fois, bien affectueusement.

Marcel Ray

J'ai par hasard oublié chez Valéro larbi[5] un certain nombre d'objets. Mais je les retrouverai, j'espère, et les reprendrai pour pouvoir en oublier d'autres, à moins que l'œil perçant de Suzanne ne ramasse tout[6].
Bon courage pour la valserine[7]. Et remercie bien pour moi tous les amis qui m'ont accueilli, engraissé et réconforté.


[1] Ray, de passage à Paris du 21 au 27 juin 1911 (voir dans sa correspondance avec Larbaud, Gallimard, tome deuxième, la lettre du 19 juin 1911, p. 121), a pu profiter de la double hospitalité (ce qui est confirmé par la suite de la lettre) de Marguerite Audoux et de Larbaud, chez qui finalement il loge (lettre de Ray à Larbaud du 9 juillet 1911, Ibid., p. 127).

[2] Orthographié /Chale/ par la romancière (voir les lettres 107 et 137 de Marguerite Audoux à Larbaud et Werth). Il s'agit d'une femme de ménage, dont la fille habite l'immeuble de l'écrivaine (10, rue Léopold‑Robert).

[3] Son épouse

[4] Marcel Ray, normalien et reçu deuxième à l'agrégation d'allemand, mais qui à trente‑trois ans n'a pas terminé la rédaction de ses thèses, est suppléant à la faculté de Montpellier. Dans sa lettre du 19 juin 1911 à Larbaud (Ibid., p. 121‑123), il explique les intrigues politico‑universitaires qui le plongent dans l'inquiétude par rapport à un avenir des plus précaires.

[5] Nul besoin de traduire cette contrepèterie, digne de l'esprit de potaches que ne perdront jamais les deux compères ; leur correspondance en est un témoignage suffisant.

[6] Ce qu'écrit Francis Jourdain de Ray complète bien l'autoportrait – et l'autodérision – qui sont au principe de cette lettre :

« [L]es qualités d'un homme ont moins de valeur en soi qu'elles n'en doivent à celui qui les possède et à l'emploi qu'il en fait. De toutes celles de Ray, celle à laquelle nous étions le plus sensibles, c'était, après son indéniable intelligence, la proverbiale maladresse de cet hurluberlu qui tombait dans les escaliers, glissait, en entraînant les tapis, sur les parquets des salons où il était introduit, renversait les potiches en saluant, s'asseyait dans les confitures, écrasait les orteils des femmes auxquelles il faisait la cour, oubliait ses rendez-vous et, dans les trains, ses bagages, se bosselait le crâne au chambranle des portes dont les boutons lui restaient dans la main, perdait son parapluie, son portefeuille, la notion des réalités, et jamais le fil de ses idées. » [Jourdain (Francis), Sans remords ni rancune, Corrêa, p. 164].

[7] Pour mémoire, la nouvelle de Marguerite Audoux qui paraîtra en prépublication dans Paris‑Journal à partir du 23 septembre 1911, puis en volume chez Flammarion en 1932, réunie à d'autres récits brefs sous le titre La Fiancée. On sait que les avis sont partagés sur «Valserine». (Voir la note 135 de la lettre 114)

Lieu(x) évoqué(s)Montpellier, Paris

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024