Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Marguerite Audoux à Léon Werth

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

Notice biographique

Transcription des deux articles que Marguerite Audoux a écrits sur Octave Mirbeau



« PORTRAITS

OCTAVE MIRBEAU

Devant sa maison de Triel, à l'ombre des arbres dominant le beau jardin qui descend et s'étale en larges pelouses jusqu'au petit chemin pierreux, Mirbeau se tient souvent assis dans un fauteuil d'osier. Son buste, qui ne fléchit pas, s'appuie à peine au dossier, et son coude est souvent posé sur le bras du fauteuil pour permettre à son poing de toucher sa joue sans soutenir la tête.
Il reste ainsi de longs moments, et on ne sait si son regard se perd dans les nuages lointains, ou sur la Seine qui luit et s'efface au tournant du coteau. Et si quelqu'un vient à passer devant lui à ce moment, ses paupières ne s'abaissent pas. Ce qu'il voit doit être si large et si haut que rien ne peut le lui cacher ; cependant il reste attentif à tout et aucun des bruits qui viennent jusqu'à lui ne le laisse indifférent.
Quand il marche, son corps se tient droit, et ses pieds touchent légèrement la terre. Il fait penser à un grand oiseau qui saurait mieux voler que marcher. Parfois ses épaules se haussent et il porte la tête en avant d'un air assuré, comme s'il s'apprêtait à vaincre un ennemi. Mais s'il se promène dans les allées pleines de fleurs de son jardin, ou le long des pelouses unies, sa haute taille se courbe à tout instant pour redresser avec le même soin la tige d'une petite herbe ou celle d'une fleur rare.
Un jour quelqu'un m'a dit : «Je n'ai jamais vu Mirbeau, mais je le connais aussi bien que vous ; c'est un monsieur qui crie et qui fait de grands gestes.»
Mais non : sa voix est bien posée, et ses bras ne s'agitent pas quand il parle. Seuls ses yeux clairs vous fixent et semblent vous parler encore plus que sa voix. S'il vous interroge, son visage prend un air de naïveté, et on dirait qu'il est prêt à croire tout ce que vous allez lui dire, mais s'il veut vous convaincre d'une idée qu'il croit juste et bonne, ses yeux s'élargissent et tout son corps se tend vers vous comme s'il voulait peser lourdement sur votre pensée.
Son sourire est amer et doux, et son rire est bas et plein, d'une seule note, avec des vibrations graves.
Il vient au‑devant de vous les deux mains bien ouvertes, et pendant qu'il garde les vôtres dans une pression pleine et chaude, on sent qu'il donne toujours plus qu'il ne prend.

Marguerite Audoux. »

(Les Cahiers d'aujourd'hui, n° 1, octobre 1912, p. 10‑11).

« Ce que je sais de lui

Je le trouvais en haut du chemin où il aimait à attendre et voir venir ses amis. Les deux mains tendues, il s'informait d'abord de ma santé, puis il ouvrait la barrière verte de son beau jardin, et tout de suite il m'entraînait par les allées.
‑ Venez voir mes fleurs.
Nous allions lentement d'une touffe de fleurs à l'autre pendant qu'il m'expliquait de quel endroit il les avait fait venir, et quels soins elles exigeaient. Les rosiers grimpants, surélevés, encerclés et formant d'énormes bouquets placés de‑ci de‑là sur la pelouse, attiraient et retenaient le regard. Mais c'était surtout vers les fleurs rares que Mirbeau s'attardait pour m'expliquer leur origine. Je ne pouvais retenir leurs noms compliqués, pour la plupart. Il s'en étonnait :
‑ C'est que vous n'aimez pas les fleurs, disait‑il.
Et il souriait avec une indulgence pleine d'ironie.
Quand fleurirent les pavots, ce fut comme une plus grande fête dans le jardin. Il n'y en avait que quelques pieds, mais ils étaient si hauts et si touffus qu'ils paraissaient garnir à eux seuls toutes les plates bandes. Les rouges surtout avaient un éclat si éblouissant qu'ils semblaient plutôt des morceaux de soleil tombés dans la verdure et restés accrochés aux tiges. Des boutons plus gros que le poing laissaient échapper comme à regret une soie brillante et fripée, tandis que les fleurs épanouies étalaient de larges pétales d'un rose à peine teinté ou d'un jaune si merveilleux qu'on pensait tout de suite à des robes de fées.
Il y avait aussi les digitales, avec leurs clochettes bariolées ; quelques‑unes, velues et comme armées de crochets à l'intérieur, semblaient des bêtes étranges et mauvaises, dont je m'éloignais.
‑ Oui, elles portent en elles le mal, disait Mirbeau, mais elles sont si belles !
Il n'accordait pas moins d'importance aux arbres qu'il faisait planter dans des endroits soigneusement choisis à l'avance. Et s'il arrivait que l'un d'eux dépérît, il s'en désolait et disait :
‑ Je n'ai pas su trouver la place qui lui convient.
Il s'attardait auprès de l'arbre. Il en faisait le tour.
‑ Voyez‑vous, disait‑il, il ne se plaît pas ici, il s'ennuie, et si je ne l'ôte pas de là, il va mourir.
Et les mains derrière le dos, les épaules voûtées et son grand corps incliné, il s'éloignait tristement de l'arbre malade.
La souffrance des choses tout autant que celle des êtres lui apportait à lui‑même une souffrance qu'il augmentait comme à plaisir. Rarement il riait, et lorsque cela lui arrivait, son rire était plus amer que gai.
Il eut pourtant un instant de franche gaîté le jour où je lui avouai ne pas savoir reconnaître un sycomore d'un platane.
‑ Ils sont cependant très différents, me dit‑il.
Et il me montra l'un et l'autre ? Mais, peu après, comme nous tournions le dos aux deux arbres, il eut une malice dans les yeux en me demandant soudain :
‑ à quoi reconnaissez‑vous un sycomore d'un platane ?
‑ Le sycomore est plus brun, dis‑je.
Il s'arrêta tout surpris.
‑ Plus brun, c'est vrai, reprit‑il, mais je n'y avais jamais songé, quoique je sache les différencier depuis toujours.
Il repris sa marche tout en riant, et il dit encore, se moquant de lui‑même :
‑ On croit tout savoir…
L'intérieur de sa maison faisait encore penser aux fleurs, tant les murs en étaient peints de couleurs délicates. Il n'aimait pas à y rester enfermé cependant. Et lorsque son cabinet de travail ne le réclamait pas, et que le mauvais temps l'empêchait de sortir, il se tenait dans un retrait du grand vestibule, d'où il pouvait voir tout ensemble par la baie vitrée, le ciel, le jardin et la vallée de la Seine qui s'étendait au loin. Il aimait aussi à marcher d'un bout à l'autre de la galerie qui élargissait sa maison. Ainsi, il lui semblait qu'il était encore dehors.
On eût dit qu'il n'était à l'aise qu'au milieu de grands espaces. Selon lui, son jardin manquait d'étendue, et sa maison était beaucoup trop resserrée. Parfois lorsqu'il y entrait, il avait un mouvement violent des épaules, comme s'il eût voulu, d'un seul coup, en reculer les murs.
Dans les derniers temps de sa vie il ne put résister au désir de la faire agrandir. Et comme je m'en étonnais en disant qu'elle était déjà très grande, il me répondit bourru et comme en colère :
‑ Une maison n'est jamais trop grande.
La laideur lui apportait la même souffrance que l'injustice.
‑ Tout ce qui est laid est méchant, disait‑il.
Il critiquait sans mesure, mais il ne se montrait pas plus satisfait de lui‑même que des autres. Jamais il ne trouvait ses actes assez nobles, assez purs, et toujours il restait inquiet de ce qu'il avait dit ou fait, avec le regret de n'avoir pas dit ou fait mieux.
Une grande partie de son temps se passait à lire les manuscrits qu'il recevait de tous côtés. Et un jour que quelqu'un le plaignait de la fatigue que devait lui apporter une pareille occupation, il répondit aussitôt :
‑ Il le faut bien, car dans le tas, il peut y en avoir un bon.
Et, à ce moment‑là, toute la générosité qui était en lui apparut dans son regard.
Il était sensible à toute affection, mais il désirait surtout être aimé des pauvres.
« Vous l'êtes, lui disais‑je. »Il réfléchissait une minute, puis sa lèvre se retroussait de façon ironique :
‑ Savoir ? faisait‑il.
Il en eut la preuve quelques semaines avant sa mort.
Les hommes, alors, tous occupés à pointer des canons ou à fabriquer des obus, n'avaient pas le temps de réparer un tuyau de chauffage destiné à entretenir la chaleur dans la chambre d'un malade. Il s'en trouva deux cependant qui sacrifièrent leur nuit de repos à cette réparation nécessaire. Et au matin, lorsqu'en plus de leur salaire on leur offrit un bon pourboire en récompense de leur adresse et de leur activité, ils refusèrent simplement en disant :
‑ Pour Mirbeau, nous aurions même travaillé pour rien.
Lorsqu'il mourut, l'amour des pauvres vint encore à lui.
Tandis que la foule se rangeait derrière le cercueil, un fiacre s'avança comme pour prendre la file et suivre aussi le convoi. Mais au même instant un passant qui paraissait très pressé l'arrêta en lui faisant signe de tourner. Il y eut une discussion. Le vieux cocher refusait de charger le client sans vouloir donner aucune raison pour cela. Et comme le passant, fort de son droit, insistait et prenait quand même place dans la voiture, le cocher lui dit l'air chagrin :
‑ Enfin, Monsieur, puisque vous l'exigez, je vais vous conduire chez vous, mais j'aurais été bien plus content de suivre Mirbeau jusqu'au cimetière.

Marguerite Audoux. »

[Les Cahiers d'aujourd'hui, 5e année, n° 9 (consacré à Octave Mirbeau) 1922, p. 122‑125].

DescriptionOctave et Alice Mirbeau - Valserine - Les Jourdain
Texte


[Paris, juillet 1911]

Mon cher ami,

Je viens de passer 9 jours chez notre Mirbeau [1], et je vous engage vivement à aller en faire autant à votre rentrée des vacances. Madame Mirbeau est douce, active et gentille, et vous aurez une jolie chambre pour dormir et travailler tout à votre aise.
Je compte être à l'Île‑d'Yeu le premier août et, si le cœur vous en dit, vous serez le bienvenu parmi nous.
Je n'ai toujours pas fini « Valserine »[2]. Je ne sais pas ce qui va arriver s'il faut que je la livre à la fin de ce mois. Je suis très embêtée.
J'irai voir Francis dimanche. Il paraît que les enfants vont bien mais Agathe et Francis sont toujours patraques. Moi aussi, du reste, et j'ai hâte d'être à la mer[3] pour me guérir.
Au revoir, mon cher vieux, je vous embrasse bien affectueusement.

Marguerite.

Dis‑donc, Léon, voilà qu'en me relisant je m'aperçois que je ne t'ai pas tutoyé ; je t'en demande pardon et je te charge d'embrasser mon Jeannot, son André et le père Régis[4]. Dis à tous ces gens‑là que je les aime bien‑bien‑bien‑bien‑bien.



[1] 1911 est l'année où les Mirbeau, particulièrement dépressifs l'un après l'autre, se réfugient à Cheverchemont (près de Triel, où Mirbeau a fait construire la maison de ses rêves en 1909). « Marguerite Audoux est la compagne favorite d'Octave Mirbeau : il attend sa visite avec impatience », nous renseignent Pierre Michel et Jean‑François Nivet (Octave Mirbeau, Séguier, p. 872). Les deux lettres (142 et 149) que « l'imprécateur au cœur fidèle » fait parvenir à sa consœur datent d'ailleurs de cette même année 1911 et évoquent ces visites. Voir supra, à la rubrique "DESCRIPTION", les articles que la romancière rédige sur Mirbeau pour deux numéros (de 1912 et de 1922) des Cahiers d'aujourd'hui.

[2] Le titre « Valserine » est suivi d'un et barré. Au sujet de ce conte, et de sa réception, on sait que Werth se range parmi les sceptiques. Voir la note 3 de la lettre 114

[3] à la mer est suivi d'un qui barré.

[4] Il s'agit de Régis Gignoux, de sa femme Jeanne (souvent affublée par Marguerite Audoux de ce diminutif masculin) et de leur fils.

Lieu(x) évoqué(s)Cheverchemont, Île-d'Yeu
État génétique
Dans le troisième paragraphe, le titre "Valserine" est suivi d'un et barré ; et dans le quatrième, à la mer est suivi d'un qui barré.

Géolocalisation

Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024