19 juillet 1911 – La Chapelle d'Angillon (Cher)[1]
jusqu'à Vendredi soir
Bien chère Madame,
Voici d'abord, en tas, les renseignements que j'ai pu glaner :
- Henri et Lucien Dejoux[2] n'ont jamais eu idée de se suicider.
- Henri Dejoux est veuf[3]. Il doit avoir près de 58 ans. Il a trois garçons : Paul (24 ans), Jean (18 ans), André (14 ans). Il est toujours meunier au Guet‑Poron[4], près de Clémont[5].
- Il vient souvent et ses enfants aussi à Villeneuve
[6], l'été.
- Les fermiers chez qui vous étiez s'appelaient Sylvain et Pauline Cherrier[7].
- Je n'ai pu savoir où ils sont actuellement.
- La rivière qui coule dans la petite vallée auprès de Beruet[8] et qui passe à Villeneuve s'appelle la Boute‑Morte[9].
Et maintenant voici des détails :
C'est ce matin que j'ai fait, à bicyclette, ce beau voyage : La Chapelle d'Angillon – Presly – Ménétréol - Sainte-Montaine - Villeneuve (28 kilomètres).
À Sainte‑Montaine, il n'y a, comme vous l'avez dit, qu'une rue, avec l'église au milieu. « Villeneuve est à deux lieues ! » m'a dit une femme, d'un ton qui signifiait « Vous ne voulez pas aller si loin que ça, voyons !… » Je n'ai d'ailleurs jamais vu des gens aussi courtois et aussi obligeants que dans cette région. Ils quittent leur besogne et font une partie du trajet avec vous pour vous montrer le chemin…
À gauche, sur la colline, en sortant de Sainte‑Montaine, une grande maison triste sort des feuilles. « Les Chesnaux ». La chapelle de la Sainte[10] se trouve dans cette propriété et ressemble de loin à un tombeau de famille.
À partir de ce moment, je me suis senti mal à l'aise, presque angoissé. De Marie‑Claire (II° Partie) en effet, il m'est resté surtout des souvenirs d'automne et d'hiver. Or c'était, ce matin, le plus ardent matin de juillet qu'on puisse imaginer. De là une confusion d'impressions contradictoires extrêmement pénibles.
Longtemps, j'ai filé sur la route sans rien rencontrer, entre des bois, des sapins, dans un beau pays sombre et chaud. Puis il y eut une descente à l'ombre, un pont, une femme qui ne pouvait pas arriver à rassembler ses petits cochons. Je l'ai aidée à bicyclette et nous avons causé.
J'étais là aux « Cochers[11] », près des « Légers ». Villeneuve était encore à trois kilomètres. Je l'ai fait parler des Dejoux ; puis de Beruet. « Ce sont mes parents, les Bersamain, a‑t‑elle dit, qui ont remplacé les Cirrode[12] et qui sont maintenant à Beruet ». Elle m'a dit le nom de famille[13] de Pauline et Sylvain Mais elle ne se rappelait pas leur bergère…
Arrivée à Villeneuve. Il y a quelques maisons à gauche, mais tout le domaine important avec le moulin est à droite. Le moulin sombre, avec un toit rouge passé, saupoudré de farine, est à demi caché derrière les peupliers. Un oiseau dans les hautes branches jacasse comme au printemps. C'est un endroit feuillu et frais. Plus loin la route monte et c'est toute une Sologne désolée qui commence.
Une femme des maisons de gauche m'indique le chemin de Beruet. C'est, dans le sable et la bruyère, deux traces de roues de voitures… « Vous suivrez la sapinière, a dit la femme, et un kilomètre plus loin vous trouverez Beruet. »
Je ne cesse pas de penser à l'histoire d'amour de Marie‑Claire. (Pourtant ce n'est pas cela qui m'avait le plus frappé dans le livre[14]). Je ne suis plus gêné, maintenant, que ce soit l'été. Je marche dans une plaine accidentée coupée de bois de sapins[15] ; les mouches bourdonnent ; de[16] loin, j'aperçois une bergère coiffée d'un chapeau de paille.
Mon chemin arrive sous de grands chênes. Il est dix heures. C'est la pleine matinée d'été. Dans le petit[17] bois à droite, une tourterelle ne cesse pas de roucouler. Vous savez ce roucoulement qui rend les jours d'été si longs, si romanesques[18]. Par l'échancrure d'une grande haie on aperçoit la cheminée de la[19] ferme… Tout cela me rappelle de très vieux paysages de ma première enfance, dans des pays[20] du Cher où je ne suis jamais revenu
[21].
À l'entrée de la cour, une vieille femme que j'interroge me répond en souriant : « Je ne peux pas vous renseigner en aucunes choses, monsieur, je suis sourde… »
J'entre avec inquiétude. Je sais qu'il est difficile de parler aux paysans sans se rendre suspect. Voici la cour. Il n'y a plus les grands arbres sur la place
[22]. Les bâtiments sont très vieux. Les toits viennent presque toucher terre. Les maisons sont allongées et petites, elles ont l'air de s'être enfoncées dans la terre.
Rien n'a été démoli, je crois. Mais le bâtiment du centre, qui devait être jadis le logement, est occupé maintenant par des écuries. Derrière, on a construit un nouveau logement (qu'on ne voit pas dans mon dessin
[23]).
Auprès de la grange (à l'endroit marqué d'une croix), une fille lavait à un petit lavoir : la fille de la maison, la sœur de celle que j'ai vue aux Légers. Elle était misérablement vêtue ; la ferme a d'ailleurs l'air très pauvre. Elle me répondait poliment, mais d'un air légèrement soupçonneux.
Pendant que je faisais le petit dessin ci‑joint, une pauvre petite bergère a fait rentrer son troupeau de moutons dans la Bergerie. Le jeune vacher
[24] passait et repassait en me regardant de travers.
Je garde un précieux souvenir de cette matinée. On dirait qu'on a tout conservé pour que vous y reveniez un jour. Et dans ce vieux domaine enfoncé entre les grands chênes, je ne m'étonne pas qu'une petite fille se soit émerveillée…
Pourtant, au retour, il m'a pris sur la route une désolation soudaine. Que tout soit fini, mon Dieu, si désespérément fini ! Que par un tel jour d'été, il ne reste rien de l'amour d'autrefois !…
J'ai envoyé l'église de S
te Montaine à Fargue
[25]. Je suis revenu en plein midi, harassé de fatigue et de chaleur. J'ai dormi depuis ce temps. Et me voici à vous écrire. Pour ma peine, vous me permettrez
[26], n'est‑ce‑pas, de vous embrasser très
[27] affectueusement.
Alain‑Fournier
[1] La Chapelle d'Angillon est la ville natale d'Alain‑Fournier. C'est de là que part, en cette chaude journée de juillet, le jeune chroniqueur de Paris‑Journal qui va, comme Fargue et Larbaud quelque neuf mois plus tôt à Bourges (où se déroule la première partie de Marie‑Claire, voir la lettre 70), entreprendre un pèlerinage, mais cette fois au « pays de Marie‑Claire », c'est‑à‑dire à sainte‑Montaine (lieu où prennent place les deuxième et troisième parties du roman), au cœur de la Sologne où la romancière fut bergère d'agneaux et servante de ferme de 1877 à 1881.
Entre le 19 et le 25 de ce même mois de juillet, Alain‑Fournier envoie trois autres lettres et trois cartes postales ‑ à ses parents, à Jacques Rivière (deux envois), Larbaud, Fargue et Gide ‑, ce qui suffit à montrer l'importance qu'il accorde à cette excursion. Il écrit notamment à Larbaud le 25 :
« J'ai fait un pèlerinage ou plutôt une découverte qui va vous rendre tous affreusement jaloux. Je suis allé, il y a huit jours, voir la ferme de Marie‑Claire. Demandez des détails à Marguerite Audoux. J'ai envoyé à Fargue une carte de Sainte‑Montaine (Sainte‑Montagne dans le livre). »
(Médiathèque Valery-Larbaud de Vichy [Sp A8]. Lettre reproduite dans Alain‑Fournier, Lettres à sa famille et à quelques autres, Fayard, 1986, Nouvelle édition, 1991, p. 677).
[2] Pour Dejoulx. Henry Dejoulx (l'y du prénom se trouve dans l'acte de naissance) est le modèle d'Henri Deslois, « l'amoureux de la colline » qui intervient dans la dernière partie de Marie‑Claire. Lucien est le frère d'Henry.
[3] Le 11 mai 1886, dans le Loiret, il avait en effet épousé Marie Pailleret, née le 28 octobre 1864 [elle a donc, comme la romancière, une dizaine d'années de moins qu'Henry, né à Brinon (Cher) le 11 mars 1854]. La jeune femme meurt précocement à trente-deux ans, peut-être en couches puisque cet événement est concomitant de la naissance du dernier enfant. Henry Dejoulx disparaîtra le 23 novembre 1917.
[5] Dans le Cher, non loin de Sainte‑Montaine
[6] Le domaine du « Gué perdu » dans Marie‑Claire. C'est là qu'habite l'intraitable Madame Deslois, la mère d'Henri, mais qui n'est veuve que dans le roman, puisqu'il existe bien un Monsieur Louis Dejoulx à l'époque où la servante de dix‑sept ans éprouve pour le fils un amour payé de retour. Villeneuve sera jusqu'en 1934 la propriété des Dejoulx. [Voir Algrain (Michel), « Le Pays de Marie‑Claire », in Le Journal de la Sologne et de ses environs, juillet 1988, n° 61, p. 31].
[7] « Silvain » (ainsi orthographié sur l'acte de naissance) naît à Chaumont‑sur‑Tharonne, dans le Loir‑et‑Cher, le 3 mars 1838, et Pauline Garsault sept ans plus tard à Ivoy‑le‑Pré, dans le Cher. Leur mariage est célébré le 16 avril 1872 à Sainte‑Montaine (Eugène, le frère du fermier mentionné dans Marie‑Claire, est témoin). Sylvain ne meurt pas jeune comme il est mentionné dans le roman, mais le 10 janvier 1915. Signalons que tous les personnages qui sont des adjuvants conservent généralement dans le roman autobiographique, comme c'est le cas ici, le nom de l'état civil.
[10] Sainte Montaine. À côté de la chapelle (lieu annuel de pèlerinage), se trouve la source qui, parmi d'autres vertus pour ceux qui la boivent, a celle de guérir la stérilité.
[12] Cirodde (« Tirande », dans le roman)
[13] famille remplace, par surcharge, Pauline.
[14] dans le livre a été ajouté.
[15] pins a été corrigé (par adjonction) en sapins.
[18] Un passage qui prend la moitié de la ligne a été biffé.
[19] Une surcharge transforme d'une en de la.
[20] Le suffixe –age a été biffé.
[21] Le sud du Cher [Marçais, Épineuil‑le‑Fleuriel (« Sainte‑Agathe », dans Le Grand Meaulnes), postes successifs du père, instituteur]
[22] place remplace, par surcharge, un autre mot.
[23] Voir les sources, à la fin de cette lettre
[24] Sui(ven)t un (ou plusieurs) mot(s) biffé(s).
[26] Ou permettez ? Les dernières lignes sont très resserrées.
[27] Plutôt que bien, qui apparaît dans toutes les leçons antérieures