Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Léon Denis à Marguerite Audoux

Auteur(s) : Denis, Léon

Description
  • Cette lettre de Léon Denis (sur lequel on ne possède aucun renseignement autre que ce qui transparaît dans sa correspondance), ainsi que les deux suivantes (276 et 277) s'inscrivent dans le courrier des lecteurs.


  • Critique émue des deux premiers romans - Marie Donadieu - Projet d'une œuvre de bienfaisance pour la défense des femmes
Texte

Léon Denis
Casilla Correo 438
BUENOS AIRES

Buenos Aires 1er août 1920[1]

Mademoiselle Marguerite Audoux
Aux soins de Monsieur Eugène Fasquelle Éditeur
11, rue de Grenelle Paris

J'ai lu récemment avec une émotion profonde votre Marie‑Claire, ce qui m'a fait acheter sur‑le‑champ votre Atelier dès que je vis ce nouvel ouvrage à la vitrine de mon libraire ; je crois qu'il faut que je risque de vous importuner.
J'ai travaillé presque toute ma vie comme un âne, lisant très peu. Depuis quelques mois je tâche de trouver des livres que je puisse lire sans dégoût et en résumé, ce qui m'a peut‑être le plus frappé dans votre atelier, c'est le hurlement de la page 211[2] qui ressemblait à celui d'un jeune chien.
Il m'arrive à moi aussi de hurler ainsi, mais comme un vieux chien errant que je suis en train de devenir, et croyez‑moi, la détresse d'un vieux chien est bien différente de celle d'un jeune. Comme il est malséant de hurler dans les rues, je compte aller sous peu m'en donner à gueule‑que‑veux‑tu dans une forêt un peu lointaine où je penserai tous les jours à votre « paradis de la femme[3] ».
Hier j'ai lu d'une traite Marie Donadieu[4] mais ne le relirai pas. Et pourtant, toute femme doit être protégée, car ce n'est pas de sa faute si elle est née femme[5], mais le diable est de savoir comment s'y prendre : il n'y en a pas deux pareilles.
Je connaissais ma femme depuis 55 ans quand après 37 ans de mariage elle m'a quitté dans des circonstances particulièrement douloureuses, le 4 décembre dernier, juste le jour où j'atteignais 62 ans. Elle repose dans un cimetière situé à mille kilomètres d'ici, et je sèche des fleurs pour les lui apporter prochainement. Elle était douce, tendre, compatissante comme elle seule savait l'être. C'était à la fois ma mère et ma sœur, et je me rends compte, tous les jours davantage, de ce que je fus gâté par elle mille fois plus que je ne le méritais. Je ne vivrai plus assez longtemps[6] pour pouvoir concevoir tous les remords auxquels je suis condamné pour n'avoir pas su correspondre à son affection. Enfin tout ceci me regarde et je vous demande pardon de vous faire perdre votre temps à lire mes doléances. J'arrive au fait : après une vie de travail et de privations, toujours plutôt à court d'argent, je crois que je laisserai derrière moi une petite fortune. Je veux en affecter la moitié au moins à la constitution du noyau d'un fonds destiné à une œuvre de protection aux [sic] femmes, surtout aux jeunes filles et spécialement aux jolies filles, plus exposées que les autres à devenir la proie ou les bibelots des « gorilles » dont parle Le Dantec dans son livre Savoir[7] au chapitre de la morale sexuelle.
Le Dantec est mort[8] car sinon je l'aurais importuné aussi.
Cette œuvre sera un hommage à la mémoire de ma vieille chérie et si elle en a connaissance dans l'autre monde, s'il y en a un, elle me repardonnera mes brutalités passées.
Or, n'ayant jamais été qu'un vulgaire médiocre négociant, ingénieur manqué, artiste avorté, etc., etc., je manque, malheureusement ou heureusement, de la préparation intellectuelle requise pour pouvoir donner une forme pratique à mon idée, tracer un plan quelconque de mon œuvre qui reste à l'état d'intention, et le restera aussi longtemps que je ne serai pas aidé, conseillé, encouragé comme j'en ai tant besoin. Je n'ai aucun titre à votre attention et si je m'adresse à vous c'est parce qu'il me semble que vous savez tant des côtés pénibles, douloureux, de la vie des femmes, que vous devez avoir le cœur bien placé pour m'écouter.
En général on m'indique des œuvres à programme étroit, limité, que j'approuve tout en déplorant que tant de nobles efforts soient disséminés dans des sens divers.
Il me semble que les premiers fonds réunis devraient servir surtout à subventionner la propagande destinée à faire connaître l'œuvre en projet, à rallier des adhésions intellectuelles et financières.
Après la satisfaction de quelques legs personnels, j'évalue à plutôt deux millions de francs le noyau initial que je laisserai à l'œuvre. C'est de l'argent mais c'est si tristement peu en regard de tout ce qu'il faudrait pour que l'œuvre puisse fonctionner utilement.
On me dit que sans l'intervention de la religion, il n'y a rien à espérer… Tant pis s'il en est ainsi car je veux qu'avant tout mon œuvre soit libre penseuse.
On me dit que je ne dois pas compter sur des femmes seules pour organiser, mettre en train, administrer l'œuvre. Et pourquoi devrais‑je exclure les hommes ? Dans le tas, il y a des braves gens parmi eux ![9]
Et voilà, le papier coûte cher, les yeux commencent à me faire mal ; il fait froid et je n'ai pas envie de rester geler (nous sommes au cœur de l'hiver ici) en vous énumérant sans ordre toutes sortes d'idées confuses.
Je serais heureux de pouvoir compter sur vous, Marie‑Claire, et vous en remercie d'avance.
Veuillez agréer, Mademoiselle, l'assurance de ma respectueuse considération.

Léon Denis

[1] La lettre a été postée le 2.
[2] « Une sorte de hurlement s'éleva soudain près de moi. On eût dit la plainte d'un jeune chien, et il me fallut un moment pour comprendre que c'était Mlle Herminie qui pleurait. Assise sur des pierres éboulées, les mains à l'abandon et la tête renversée sous la lune, elle poussait un cri monotone et long comme si elle lançait dans l'espace un appel convenu afin que sa douleur soit recueillie et que rien n'en fût perdu. »
[Audoux (Marguerite), L'Atelier de Marie‑Claire, Fasquelle, 1920, p. 211‑212 (p. 221‑222 dans l'édition des Cahiers Rouges)].
Mademoiselle Herminie est la vieille voisine de Marie‑Claire. Toutes deux font une escapade de quelques jours en Bourgogne, où la femme âgée fut autrefois éconduite (calque de l'histoire vécue par Marie‑Claire dans le roman précédent). C'est la douloureuse émotion, allant crescendo, provoquée par le pèlerinage en question, qui trouve son acmé dans ce passage.
[3] Cette bribe de chanson clôt ironiquement le roman (édition de 1987 des Cahiers Rouges, p. 269).
[4] De Charles‑Louis philippe
[5] Quelle pâture de choix pour les féministes ! Mais Charles‑Louis Philippe, que vient de lire Léon Denis, ne tenait‑il pas des propos similaires ? (Voir la fin de la lettre 21 de Marguerite Audoux à André Gide).
[6] Effectivement, Léon Denis mourra l'année suivante, le 18 juillet 1921 (voir la lettre 284).
[7] Félix Le Dantec (1869‑1917), après avoir été reçu premier à l'école Normale Supérieure, entra comme préparateur en 1888 à l'Institut Pasteur, où il eut pour maîtres Metchnikoff et Pasteur lui‑même. Docteur ès sciences en 1891, puis universitaire et écrivain, il soutient la thèse que l'individu est soumis à l'adaptation et que sa liberté est illusoire. Il s'oppose à Bergson et au nouveau spiritualisme français. Ses œuvres maîtresses sont Le Déterminisme biologique et la personnalité consciente (1897), Athéisme (1906) et L'égoïsme, seule base de toute société (1911). Savoir est publié après la mort du savant, en 1920.
L'allusion au « gorille » renvoie au « gorille féroce et lubrique » de Taine, dont se réclame Le Dantec.
À propos de la morale sexuelle, Le Dantec se fonde, comme ailleurs, sur les « désharmonies » irréductibles qui nous dirigent.
Tout ce courant de pensée s'accorde à la tonalité des trois envois de Léon Denis à Marguerite Audoux, où perce un pessimisme désabusé, proche parfois du cynisme.
[8] Le 7 juin 1917
[9] Ce paragraphe n'est pas des plus clairs. Ne devrait‑on pas plutôt comprendre en son début : « On me dit que je ne dois compter que sur des femmes seules… » ?

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024