CORREZ

CORREZ - Édition des lettres internationales adressées à Émile Zola


Lettre de Léona Queyrouze à Émile Zola datée du 10 septembre 1899

Auteur(s) : Queyrouze, Léona

Transcription

Texte de la lettreNouvelle-Orléans, le 10 Sept
1899

Monsieur Émile Zola
Paris
Monsieur et honoré Maître

J'avais eu un court moment l'espoir qu'il me serait permis de joindre bientôt mon humble mais ardent tribut de félicitations à celui de la foule des illustres qu'a enthousiasmés votre intrépide et infatigable dévouement. Mais il n'a pas fallu longtemps pour se rendre compte que le malheureux Dreyfus était condamné d'avance par des juges qui, semblable (sic) aux idoles, avaient des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre. L'incroyable et insolente autocratie dont il a été fait preuve au cours de ce procès nous ramène en pleine féodalité, et il semble que l'on assiste à une complète éclipse de civilisation. La justice n'a-t-elle donc aucun contre-poids qui l'emporte dans la balance, sur le glaive ; et les redoutables enseignements de l'histoire, depuis les jours de la garde prétorienne jusqu'aux nôtres, sont-ils donc perdus ? À quelles victoires de pareils chefs mèneront-ils cette même armée dont on prétend sauver l'honneur par tant d'infamies ? _ Je ne suis qu'une femme dont les années ne sont pas assez nombreuses pour que l'âpre expérience de la vie lui ai appris la haine et la vengeance, et il y a vraiment trop de misères à consoler pour s'attarder à punir ; mais, en lisant l'injuste verdict avec lequel on voudrait de nouveau flétrir le Capitaine Dreyfus, je me suis senti quelque chose d'affreusement implacable dans le cœur. _ Peut-être comprendrez-vous mieux combien cette affaire m'intéresse quand je vous aurai dit quels souvenirs elle me rappelle. Il y a peu d'années, un Français pauvre, étranger au pays et sans protection, fut accusé d'un crime épouvantable qu'il ne pouvait avoir commis. Mais l'opinion publique, gouvernée par l'antagonisme anglo-saxon, l'avait condamné sans appel. Même dans notre colonie française, il ne trouva que des ennemis acharnés. Seuls, le Docteur Havà, éminent médecin cubain ; mon frère, très jeune avocat à son début, et moi, nous nous attachâmes à faire reconnaître l'innocence de cet homme odieusement persécuté. Pendant trois ans nous réussîmes à écarter la mort de lui, malgré la fureur du public et de la presse, et les menaces de lynch (sic) et d'incendie qu'on nous faisait. Mais au moment même où le Board et Pardous allait consentir à recommander sa grâce au Gouverneur, l'un des membres de ce bureau disparut mystérieusement, et cette fois rien ne peut sauver cette victime prédestinée.
Je me permets de joindre à ces lignes la copie d'une lettre publiée par moi sous mon nom de plume dans notre journal française l'Abeille, le lendemain de l'exécution. Pardonnez-moi un si long récit en un pareil moment.
Vous demeurez le seul espoir de cette cause douloureuse, car « vous rentre dans l'arène pour n'en plus sortir ». Mais vous n'en êtes jamais sorti véritablement, et votre puissante volonté n'a pas un instant cessé de s'y faire sentir, si latente qu'elle restât.
Où vous serez, la défaite ne peut être ; et c'est avec une confiance inaltérable dans le triomphe final de votre œuvre que j'en suivrai toutes les phrases.
Veuillez agréer, Monsieur, l'expression bien sincère de mon respectueux dévouement.

Signature : Léna Queyrouze.
(new 525 St Louis Street)

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Notice créée par Richard Walter Notice créée le 06/11/2018 Dernière modification le 21/08/2020