Lettre de Jean Psichari à Émile Zola du 27 septembre 1901
Auteur(s) : Psichari, Jean
Transcription
Texte de la lettre
Jean Psichari
27 septembre, 1901
Cher et excellent maître,
J’ai attendu d’être à la campagne pour me plonger dans votre œuvre. Comme toujours, j’en suis sorti avec une vision qui ne me quitte plus. La chose est, cette fois-ci, d’autant plus remarquable que tout votre roman presque, en tout cas la seconde et la plus forte partie se passe en plein symbolisme, en plein rêve. Il y a néanmoins une solidité de contours telle, un si ferme dessin et des couleurs si éclatantes et si réelles même dans ce monde idéal, qu’on est pris et qu’on est ébloui. J’ai tant à vous dire sur Travail que je ne sais pas si j’y arriverai. Certaines créations, d’une fantaisie puissante dans l’irréel, certains types, comme Morfain, comme Ma-Bleue, contribuent, les uns avec une vigueur singulière, les autres avec un charme souverain, à produire cette impression d’être là, que j’essayais de vous décrire. Il y a des gradations très savamment observées entre les personnages qui sont des purs symboles et ceux qui, comme Boisgelin, comme l’admirable Fernande, comme Ragu, sont des saisissantes réalités, et cette gradation, cette fusion dans un même cadre d’individus divers vient de ce que les êtres de réalité symbolisent eux aussi quelque chose comme les êtres de rêve. Mais à qui doit-on la vérité si ce n’est à Zola ? Je vous avoue donc que ce tour de force prodigieux que vous avez tenté dans les deux cents dernières pages, cette idylle perpétuelle, cette peinture continue du bonheur, de la félicité dont jouit la cité de justice et de paix, jusqu’à ces personnages qui ne disent plus rien sans sourire, sans le dire gaiement, eh bien, tout cela représente, en effet, un effort trop grand pour que le lecteur puisse toujours le suivre avec amour. Il se met alors à penser avec nostalgie à la scène superbe du viol de Fernanda par Ragu, à cet incendie magnifique, qui est une de vos pages les plus belles, parce que c’est une de celles qui sont le plus dans la donnée de votre œuvre : en effet, le drame violent, la brutale réalité, le tableau tout matériel symbolisent une pensée grandiose. Et maintenant, tuez moi, parce que je vais avoir l’audace de vous soumettre quelques petites oh ! très petites, il est vrai, critiques de détail. P. 88, vous dites que « Boisgelin, qui s’était épris d’elle » (de sa femme), etc. Mais p. 96, je lis ceci qui ne pouvait contenir une contradiction légère : « Son mari l’avait toujours trouvée d’une insignifiance lamentable ». Je me trompe peut-être ; cela arrête un peu cependant et demanderait à être expliqué, pour concorder. De même p. 198, vous écrivez excellemment que « Il n’est pas un être, pas une chose qui puisse s’immobiliser dans l’oisiveté ». Et c’est une de vos plus belles conceptions que celle de l’univers emporté dans une action incessante, où rien, en réalité, où, en dernière analyse, pas un être ne peut ne pas agir. Plus loin, cependant, vous ajoutez : « Quiconque ne travaille pas, disparaît », alors que même les paresseux travaillent, puisqu’ils vivent. Je crois, en d’autres termes, que vous n’avez peut-être pas marqué – d’un mot ou deux – la différence entre le travail cosmique et le travail social. Enfin, p. 228, vous dites : « Il n’est de bon équilibre mental que dans un corps bien portant. » Votre admirable Jordan s’inscrit ici en faux – quoique vous ayez au fond bien raison. Et, puisque je viens à parler de Jordan, laissez moi vous dire tout de suite ce qu’il y a de beau, de splendide, de transportant dans ce beau chant d’amour que vous chantez à la science – ce qu’il y a aussi dans cette foi de profond et de vrai. Je ne sais pas si vous avez lu dans la Revue de Labori, la conférence de Renan sur « Les services que la science rend aux peuples ». Je trouve, dans votre livre et dans cette conférence, cette même pensée que la science est l’affranchissement suprême, le paradis qui n’est plus derrière nous, mais devant nous, le paradis à conquérir. Et, dans la peinture même de ce bonheur continu, au sujet duquel j’osais tout à l’heure vous exprimer quelques doutes, la science, traduite en réalité, vous a inspiré quelques tableaux charmants, quelques rêves grandioses : je veux parler des scènes des oiseaux sur les tables et du soleil dont l’homme parvient à régler la lumière pour les fêtes futures de l’humanité ! Cela est enivrant et cela fait penser avec intensité. Vous faites beaucoup penser dans ce beau livre –et quiconque l’a lu en demeure empli.
J’ai relevé trois vers dans Travail, que voici : p. 183 Laissait sa songerie errer dans les grands arbres, p. 361 Les bras montrant aussi leur peau jusqu’aux épaules, p. 896 Il semblait avoir plu des roses dans Beauclair. Ces trois vers sont très beaux – ce qui fait que, de toutes façons, vous êtes un grand poète.
Après un été de travail acharné – et bien pourtant – nous rentrons à Paris le 10 octobre – du moins c’est moi qui prolonge mon séjour jusqu’à cette date, pour un peu plus de travail. Ernest a passé un brillant bachot et prépare sa licence : il fait, lui, de la philosophie. Le plus jeune entre en seconde – et moi avec lui. Il a moissonnée quelques prix l’année dernière : il faudra donc que je travaille encore bien cette année.— Je vous prie de présenter à Madame Zola tous mes respectueux, tous mes dévoués hommages. Et sachez vous-même que vous êtes ici aimé et admiré de tous, y compris votre tout dévoué
Jean Psichari
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