198_Lettres de Pellegrino Rossi à François Guizot : 1829-1848
Auteurs : Rossi, Pellegrino (1787-1848)
Mon pauvre ami Rossi a enfin son monument dans l'église de San Lorenzo. Voici un petit rapprochement assez frappant. C’est Tenerani qui a fait ce monument de Rossi. J’ai une lettre de Rossi qui me demandait que Tenerani près de venir à Paris, fit mon buste.
Le 22 août 1851, Guizot à Dorothée de Lieven (voir la lettre)
En suivant Guizot, sa correspondance avec Rossi invite à établir quelques « petits rapprochements », entre ces deux hommes nés en 1787, entre ces deux fondateurs des sciences morales et politiques, ces deux brillants professeurs et ces deux acteurs politiques, marqués par les mouvements politiques européens de 1848.

Tenerani, Pietro Angiolo (1789-1869)
Buste de Pellegrino Rossi, marbre, Rome, 1848
« Le dossier 77 » du fonds épistolaire Guizot rassemble 161 lettres de Rossi à Guizot de 1829 à 1848. Elles sont classées en trois ensembles qui distinguent trois périodes :
- 1829-1832 : Les lettres de Suisse alors que Rossi est au service du gouvernement suisse et professeur de Droit romain de 1829 à 1832
- 1844-1846 : Lettres particulières de M. Rossi à moi-depuis son arrivée à Rome (15 octobre 1844) jusqu'à la mort de Grégoire XVI (1er juin 1846)
- 1846-1848 : Lettres particulières de M. Rossi à moi, depuis la mort de Grégoire XVI (1er juin 1846) jusqu'au 6 avril 1848.

La correspondance se borne à 1848. Et Guizot exprime sa déception et sa peine alors que sa chute de février 1848 semble avoir éloigné Rossi qui, lui, devient un acteur de l’Italie politique. Il écrit de Brompton, le 16 septembre 1848, à Dorothée de Lieven :
Comme je vous l'ai dit, le Rossi qui a été ministre de la justice du Pape n'est pas du tout le mien. Le Pape a de nouveau envoyé chercher le mien pour le prier de lui faire un Cabinet. Il a de nouveau refusé, quoique nommé député par Carrare sa ville natale. Député au Parlement de Florence, il est vrai. Mais cela ne l'aurait pas du tout empêché d'être Ministre à Rome. Il n’y a plus de frontières en Italie ce qui ne fait pas qu’il y ait une Italie. Du reste, ce n’est pas du tout par Rossi lui-même que je sais cela. Il ne m’a pas donné signe de vie depuis le 24 février. C’est un des plus choquants exemples d’ingratitude de pusillanimité. Je m’y attendais à peu près. Si cela ne me regardait pas, je m’attristerais de tant d’esprit joint à si peu de caractère et de cœur. Mais j’ai décidé il y a longtemps que je ne mettrais pas ma tristesse ou ma joie, à la merci de ce qu’on appelle des amis, même des plus gens d'esprit.
Mad. de Broglie disait de M. Cousin : " C’est une grande intelligence perchée sur un bâton." M. Rossi vaut mieux ; mais il y a de cela.
Voir la lettre
Guizot aura une explication en 1857 par une lettre d’Albert de Broglie, secrétaire d’Ambassade de Rossi à Rome, et fils de son ami Victor de Broglie. Le jeune Albert de Broglie écrit à Guizot le 30 novembre 1857 :
Vous rappelez-vous la surprise très légitime que vous avez éprouvée, il y a dix ans en ne recevant rien de l’Ambassade à Rome, ni secrétaire, ni ambassadeur, ni pour le Roi, ni pour vous, après le désastre de 1848 ? Vous rappelez-vous aussi que je vous dis un peu plus tard que nous avions remis, M. Rossi et moi, des lettres à la Duchesse de Dalberg alors à Rome, en le priant de vous les faire parvenir par l’intermédiaire de sa fille, Lady Granville ? Et qu’information faite, la Duchesse convint qu’elle avait reçu la commission en disant qu’elle ne savait ce qui l’avait empêché de s’en acquitter.
Voici aujourd’hui Lady Granville qui me renvoie ces mêmes lettres retrouvées, après dix ans, dans les comptes qu’elle n’avait pas ouverts. Notre excès de précaution nous a joué des tours. Il est certain que ces papiers étaient bien cachés. J’ai pensé que la lettre écrite par Rossi dans ces tristes circonstances avait la valeur d’un autographe que vous seriez bien aise de posséder. Je vous renvoie donc celle-ci et garde ou plutôt brûle la mienne.
Voir la lettre
Comme souvent, les femmes servent d’intermédiaire épistolaire au sein des réseaux diplomatiques. Cette dernière lettre clôture le corpus conservé par Guizot, après la dernière lettre de Rossi de Rome, le 6 avril 1848. Il y exprime sa préoccupation et notamment pour la mère de Guizot qui après avoir vécu la violence de la révolution de 1789, subit celle de la révolution de 1848 :
Cher ami, je ne veux que vous dire avec quel vif et sombre intérêt je pensais à vous et aux vôtres en apprenant la péripétie qui a éclaté sur la France entière en coup de foudre. Notre vieille amitié vous l’a déjà dit. Vous n’êtes pas de ceux qui ont besoin de parler pour comprendre un sentiment et du courage d’autrui pour soutenir un revers. On me dit que vos filles sont auprès de vous : mais je ne sais où se trouvent Guillaume et Madame Guizot. Quel spectacle lui était encore réservé ! Mais je le sais, elle est la femme forte par excellence. Rappelez-moi je vous prie un bon souvenir de Rossi. J’y tiens plus que jamais.
Je voudrais aussi que vous puissiez porter au Roi, la Reine et à la famille royale l’hommage de mon respect et de tous les sentiments qu’ils me connaissent. Ma gratitude ne s’arrête pas à la puissance et à la prospérité des personnes
qui y ont droit.
Rossi conserve son ton d’analyse politique qu’il a l’habitude d’employer avec Guizot ministre des affaires étrangères, en abordant les événements italiens.
Je ne vous parle pas de la France. Nous n’en avons ici des nouvelles qui font mal et je crois fort mal.
L’Italie est profondément agitée. C’est la question nationale qui l’emporte et ruine toutes les autres. L’élan est général, irrésistible et ruine tous les autres. Les gouvernements italiens qui ne le seconderaient pas y périraient. Mais on se tromperait si on croyait que l’Italie est communiste et radicale.
Voir la lettre
Rossi est assassiné sept mois plus tard, le 15 novembre 1848 et Guizot doit attendre neuf ans pour recevoir le signe d’amitié de Rossi.
Le soin de Guizot pour le classement et la conservation de ces lettres est un premier indice de la valeur documentaire que conférait Guizot à ce corpus de correspondance. Il faut aussi observer combien ces lettres constituent un matériau essentiel du chapitre XLIII, du septième Tome de ses Mémoires, 1842-1847, consacré à “La liberté d’enseignement. Les jésuites et la cour de Rome (1840-4846).”
Dès le titre, l’action diplomatique de Guizot et Rossi de 1844 à 1848 est coordonnée à l’application d’un principe décisif pour Guizot avant son ministère de l’instruction publique en 1832 et des affaires étrangères en 1840 : la liberté d’enseignement.
En 1887, la valeur de ce corpus épistolaire, privé et de fonction, est encore soulignée dans l’ouvrage consacré au comte Pellegrino Rossi : sa vie, son œuvre, sa mort 1787-1848, par le comte Henry d’Ideville, secrétaire de l’ambassade de France :
Avant les lettres des missions diplomatiques de Rossi à Rome au service du ministère Guizot, de 1844 à 1848, le corpus est constitué des lettres de Suisse de Rossi, alors qu’il est au service du gouvernement suisse et professeur de Droit romain de 1829 à 1832.
De 1832 à 1844, Rossi appartient déjà au collectif mis en place par Guizot, ministre de l’Instruction publique de 1832. Rossi est professeur d’économie politique au Collège de France depuis 1833, titulaire de la nouvelle chaire de droit constitutionnel en 1834, membre de l’Académie des sciences morales et politiques en 1836. Rossi appartient tant au réseau scientifique et académique que politique et social de Guizot. Il fait partie de ce que Guizot appelle son “régiment” en 1849. Il écrit à Dorothée de Lieven le 12 octobre :
Certainement après Février, mon régiment s’est fait et m'a fait honneur. Repassez les noms et les conduites. Broglie, père et fils, Flahaut, Dalmatie, Rossi, Bussierre, Bacourt. La Rochefoucauld Piscatory, Glücksbierg, Jarnac. Il n'y a que Rayneval qui ait faibli bien vite.
Voir la lettre
Envisager la relation épistolaire Guizot Rossi de 1829 à 1848 permet d’éclairer l’inscription de l’action ministérielle de Guizot dans le projet scientifique plus vaste déterminé par l’idée de civilisation qui s’élabore dès 1812 et de souligner la dimension collective de la pratique scientifique et politique de Guizot et les siens.
Pellegrino Rossi, le géométre de l'économie politique et acteur du fondement et des progrès des sciences morales et politiques
A partir de 1837, dans la correspondance Guizot-Lieven, Guizot fait à plusieurs reprises des portraits de Pellegrino Rossi. Au cours du temps, il précise la nature de leur relation sans en faire un ami, mais plus un collègue, avec qui il partage les caractéristiques de leur pratique scientifique qui coordonne, l’acquisition, la transmission et l’application des connaissances. Guizot exprime un profond respect pour la valeur intellectuelle de l’homme de sciences comme de l’homme d’Etat. Et sur cela, Guizot se reconnait en Rossi. C’est aussi par cette double perspective qu’en 1849, Mignet, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, construit l’éloge du membre de l’Académie assassiné :
Le politique éminent que plusieurs Etats ont reçu d'abord comme un hôte, pour l'adopter ensuite comme un citoyen, a été aussi un savant célèbre, un professeur habile, un penseur profond, et ses œuvres lui ont mérité l'honneur de siéger au milieu de vous.
Dans le discours que vos usages et mon devoir m'appellent à lui consacrer aujourd'hui, j'aurai donc à apprécier ses doctrines en même temps que ses actes, et à montrer comment l'homme qui, avec une grande hauteur d'esprit, s'est fait le métaphysicien du droit, et, par l'inflexible rigueur de ses déductions, est devenu, pour ainsi dire, le géomètre de l'économie politique, a été modéré dans les applications de la science, mesurant les réformes des institutions aux progrès des Etats, proportionnant les droits des citoyens aux besoins et aux lumières des peuples.[2]
Mignet insiste, il faut considérer les doctrines et les actes, ensemble, pour saisir les enjeux de l’action publique comme de la pratique scientifique de cet acteur du fondement des jeunes sciences morales et politiques. Du droit pénal et constitutionnel à l’économie politique, des missions pour la Suisse et la France à l’action politique en Italie, l’objectif politique et scientifique est le même : développer les sciences pour étendre le domaine de la civilisation.
Destinée vraiment extraordinaire, accomplie en des lieux si divers et dans la poursuite des mêmes buts ! Le réfugié italien, réduit en 1815 à quitter son pays natal pour échapper à son asservissement, le citoyen de Genève, concourant dans les conseils de cette république à en améliorer la législation ; le député à la diète helvétique, chargé en 1833 de réviser le pacte fédéral de 1814 pour donner à la Suisse plus de force en lui donnant plus d'unité, le professeur au collège de France et à la faculté de droit de Paris, enseignant les idées les plus favorables au bien-être comme à la dignité des nations, l'ambassadeur français à Rome, conseillant avec non moins de sagesse que d'opportunité la réforme du gouvernement pontificat, enfin le ministre de Pie IX, consacrant son expérience et son courage au noble mais périlleux essai de rendre les Romains libres et les Italiens unis: c'est le même homme qui suit partout la même pensée sous diverses formes. M. Rossi a eu plusieurs patries, mais il n'a servi qu'une seule cause.
Cette belle cause de la science développant la civilisation, de la justice affermissant les Etats, de la liberté perfectionnant les lois, il l'a soutenue dans ses cours, propagée par ses livres, scellée de son sang ; il en a été l'éloquent docteur et le courageux martyr ![3]
César Vimercati, ''Histoire de l'Italie en 1848-49'', 7e édition, Paris, 1859
[1] Ideville, Henry d' (1887), Le comte Pellegrino Rossi : sa vie, son œuvre, sa mort, 1787-1848, C. Levy, Paris, p. 6.
[2] Mignet, M. (1849), « Notice historique sur la vie et les travaux de M. Rossi », Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques (...), 335-348, p. 336.
[3] Mignet, M. (1849), p. 336.
Marie Dupond, octobre 2025
Les sous-collections
- 1829-1832 : Les lettres de Genève, le réseau épistolaire des acteurs de civilisation
- 1844-1846 : Lettres particulières de M. Rossi à moi-depuis son arrivée à Rome (15 octobre 1844) jusqu'à la mort de Grégoire XVI (1er juin 1846)
- 1846-1848 : Lettres particulières de M. Rossi à moi, depuis la mort de Grégoire XVI (1er juin 1846) jusqu'au 6 avril 1848.
Les documents de la collection
162 notices dans cette collection
En passant la souris sur une vignette, le titre de la notice apparaît.Les 10 premiers documents de la collection :
Citation de la page
Rossi, Pellegrino (1787-1848), 198_Lettres de Pellegrino Rossi à François Guizot : 1829-1848, 1829-02-09.
Marie Dupond & Association François Guizot, projet EMAN (Thalim, CNRS-ENS-Sorbonne nouvelle).
Consulté le 05/12/2025 sur la plate-forme EMAN : https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/collections/show/169
Fiche descriptive de la collection
- Clergé
- Diplomatie (France)
- Droit
- France (1814-1830, Restauration)
- France (1830-1848, Monarchie de Juillet)
- France (1848-1852, 2e République)
- France (1848 (Révolution de février))
- Histoire
- Louis-Philippe 1er (1773-1850)
- Politique (France)
- Politique (Vatican)
- Presse
- Presse
- Publication
- Réseau social et politique
- Sciences morales
- Sciences morales
- Sciences politiques
- Sciences politiques
Information Bibliographique
| Titre | Auteur | Date | Lien |
|---|---|---|---|
| Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps | François Guizot | 1858 | Lien externe |
