Votre recherche dans le corpus : 631 résultats dans 5377 notices du site.Collection : 1837-1839 : Vacances gouvernementales (La correspondance croisée entre François Guizot et Dorothée de Lieven : 1836-1856)
59. Paris, Samedi 14 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai fait hier le bois de Boulogne comme une pénitence, car le temps était laid, vous aviez emporté le soleil. J’ai fait ensuite Madame de Flahaut un peu comme cela aussi, & puis je suis allée me rafraîchir l’esprit chez lady Granville. Après mon dîner j’ai fait quelques copies mais qui m’ont fatigué les yeux. à 8 h 1/2 M. Molé est venu jusqu’à 10 heures nous sommes restés seuls. Je lui ai proposé l’éclipse à l’heure où je devais m’y trouver. Il est venu, successivement quelques personnes M. de Brignoles, M. de St Simon, M. Sneyd. J’allais et je venais. Je craignais de manquer le véritable moment, & cependant il était impossible de rester plantée sur le balcon en permanence. J’ai été vous chercher bien haut bien haut. Je vous ai trouvé, je vous trouve partout. L’éclipse a été parfaitement visible, pas une image. J’espère qu’il en était de même chez vous.
M. Molé m’a demandé si vous étiez parti. J’ai dit que je le croyais. Il est resté tard, jusqu’à onze heures, fort causant, fort racontant, tout mon autre monde était au grand opéra. Je n’ai par trouvé de N° à votre lettre ce matin, c’est 55 que je viens d’y placer. Voilà donc un grand jour d’écoulé ! Si les autres sont aussi longs qu’hier il me semble que nous n’arriverons jamais au 31. Je viens d’additionner les jours que nous avons passés ensemble depuis le 15 juin. Cela fait juste 40 ainsi le tiers. Mes lettres ne partiront que lundi je ne puis pas achever avant. Il n’y a rien qui presse. Les dramatic personnae ne se trouveront réunies qu’à la fin de ce mois à Moscou. Je ne sais si je ferais bien ou mal d’envoyer à mon mari copie de ma lettre à Orloff qu’en pensez-vous ?
J’ai envie de me distraire, & de vous dire que la bagarre à Lisbonne est vraiment très risible. Quel rôle pour l’Angleterre ? Ce royaume dont l’Europe entière lui abandonnait tacitement la domination, cette domination établie exercée à la satisfaction de tous depuis tant de temps, tout cela lui échappe. Elle est honnie, insultée là où elle régnait si paisiblement. Que de fautes il a fallu commettre pour cela ! C’est un homme, un seul homme, un dandy qui a fait cela. L’Angleterre tenait le Portugal parce que le Portugal était gouverné par les grands, et que les grands étaient dévoués au gouvernement anglais. Depuis que les petits ont chassé les grands ils sont devenus ingouvernables. Que va faire Lord Howard de Walden ?
Midi. Après ma longue toilette, pendant quelques moments de laquelle il faut me séparer de la lettre, je l’ai relue avant de la replacer dans sa demeure. Je l’ai relue avec le même plaisir qu’hier, avec le même ravissement. Il en sera de même tous les jours, tous les jours je vous le promets. Quel trésor vous m’avez donné là ! Il me vient quelques craintes pour les lettres qui pourraient m’être remise de la main à la main. Si c’est un maladroit ce pourrait être pire que les lettres par la poste, et j’ai l’imagination frappée sur l’arrivée de mon mari. Vous verrez qu’il viendra et avant vous. Je voudrais bien me tromper. Adieu. Adieu. Adieu.
60. Paris, Dimanche 15 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Voilà un gros chiffre, & qui prouve que nous ne sommes pas de fort habiles gens. J’ai reçu ce matin votre second petit mot de Lisieux. C’est moi encore qui y ai placé le 56. Vous ne savez pas que j’aime l’ordre beaucoup. Monsieur les lettres que nous nous écrivons me font pitié. Je ne connais plus qu’une lettre c’est celle que je porte sur moi, que je relis tous les jours, et que je répète après. Je suis fâchée que vous n’ayez pas son pendant. Si je connaissais une bonne occasion de vous écrire. Je copierai cette lettre, les paroles que vous me dites c’est à vous que je les adresserais ; je demanderais pour ma lettre les même localités que j’accorde à la vôtre ; je vous prierais de relire ma lettre tous les jours comme je relis la vôtre, et puis la poste ne nous porterait plus tous les jours que ces mots. "Je me porte bien adieu." Voilà ce que feraient des gens d’esprit. Vous voilà bien étonné monsieur de me trouver tout-à-coup tant de raison, tant de force. Eh bien, oui, il m’en est venu beaucoup. Je ne réponds pas que cela se soutienne, mais ce talisman jusqu’ici a été merveilleux.
J’ai livré hier à Lady Granville toutes les lettres que je vais envoyer. Elle y a fait une seule correction, mais excellente. Outre qu’elle est mon amie et que je me fie à elle, j’ai été bien aise d’initier l’Empire Britannique à mes affaires. J’appartiens à ce pays et à tout événement je garderai ma place dans l’opinion de ces nobles anglais. Elle approuve tout, tout. Son mari a tout lu aussi. J’ai fait deux longues promenades au bois de Boulogne hier. De midi à 2 heures, & de 3 à 5. Je crois que c’est trop. Je me bornerai à une probablement la première. Cela arrangera nos heures.
De cinq à 6 j’ai passé chez lady Granville & puis comme il se trouvait qu’on donnait Norma que toute ma société y allait, que Marie y allait aussi je pris mon parti pour la soirée, j’allais rendre visite d’abord à Mad. de Brignoles où je ne vais jamais, car je ne suis on ne peut plus impolie. En fait de visites c’est une habitude prise, et puis chez Mad. de Castellane. Je les trouvai toutes les deux, chez celle-ci Pozzo qui m’avait cherchée sans me trouver, j’y vais aussi M. Pasquier et M. Decazes, Madame de Castellane voulait absolument me retenir, en me promettant M. Molé (que c’est de bon gout!) " Mais Madame c’est vous que je suis venue voir !" & je la quittai avant onze heures. Voilà Monsieur ma journée. Ah j’ai oublié la visite avant dîner de notre ministre aux Etats-Unis qui arrive de Pétersbourg pour s’y rendre. Ce fut fort drôle. Il ne m’avait pas vu depuis l’année 12 où je le rencontrai à Stockolm en me rendant en Angleterre. Moi je ne le reconnu pas du tout ; je me rappelais à peine son nom. Madame de Staël l’appelait l’élégant Bodisco et se laissait un peu adorer par lui. Je vis qu’il me regarda avec une curiosité et un désappointement extrême. Cela me fit rire, peu à peu je remarquais ce qui arrive toujours c’est qu’on retrouve un visage connu, quelque longtemps qu’on ait passé sans le voir.
Monsieur j’aurais dû vous rencontrer l’an 12, et puis ne plus vous revoir que l’an 37. Dans deux genres différents vous auriez eu ainsi mes deux bons moments. Midi. Avez-vous été rendre visite à l’ambassadeur de Sardaigne après son dîner ? Il me semble que non. Vous ne sauriez concevoir à quel point mes journées me paraissent longues. Comment nous en sommes qu’au 15 ? C’est horrible. Je dîne aujourd’hui chez lady Granville.
Adieu Monsieur, adieu je crois que comme c’est dimanche je pourrai bien me permettre de relire la lettre deux fois. J’ai fait mes lectures pieuse. A présent vient mon holyday. Adieu. Adieu. Adieu.
61. Paris, Lundi 16 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il n’est point venu de lettre ce matin, j’attendrai onze h. 1 /2 avec confiance. Hier le vent était bien aigre, je ne me suis pas promenée avec le même plaisir que ces jours passés, cela tient peut-être à ce qui je rencontrai Mad. de Flahaut au bois de Boulogne et qu’elle voulut m’accompagner. M. de Médem me fit une longue visite le matin. Il voudrait que j’adoucisse un peu ma lettre à M. de Lieven et commence à prendre pitié de lui, et il est convaincu que l’Empereur lui-même a prescrit la mesure. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je vais mettre dans l’embarras tous ceux auxquels j’écris. C’est la plus modeste des vengeances.
Je dînai chez lady Granville. J’y rencontrai M. de Broglie qui vint causer avec moi après le dîner, je le questionnai sur les situations ici. Il m’en fit un tableau fort clair. Il me semble qu’il a beaucoup de netteté dans l’esprit. Je ne sais si je me trompe mais je trouvai en lui plus d’intimité, plus de confiance. Nous parlâmes de tout et de tous, il n’y eut qu’un nom qui ne fut pas prononcé, et comme il appartenait cependant au sujet nous choisîmes d’un commun accord la désignation générale. Je restai tard chez lady Granville & j’allai ensuite pour un quart d’heure chez Mad. de Flahaut où j’avais donné rendez-vous à mon ambassadeur. à onze heures je fus rendue chez moi.
Lord Pumbroke s’est cassé le coude hier aux Champs-Elysées. Les chevaux se sont emportés il a été jeté hors de son phaéton.
J’ai beaucoup connu la Reine de Hollande qui vient de mourir, c’était une excellente femme. Tout-à-fait dans le genre de votre reine. Son mari a été mauvais pour elle pendant bien des années. C’était le plus amoureux des hommes. Je ne sais pourquoi je vous conte tout cela. Je devrais plutôt vous dire que hier j’ai relu quatre fois la lettre, la véritable lettre. Il m’est venu quelque scrupule de m’être offert à la copier. Les deux premières pages, oui la troisième non. c.a.d. la dernière moitié de la troisième. (Voilà déjà que je capitule.) Monsieur je ne copierai cela jamais, & j’y penserai toujours !
11 1/2 la voilà cette lettre, rivale, presque rivale, tout-à-fait rivale de celle dont je vous parle sans cesse. Des lettres comme celles-là jettent le trouble dans tout mon être. C’est trop, c’est trop si loin de vous & cependant que je les aime. C’est un poison si doux?
M. Génie n’est pas fin. Il se fait annoncer de votre part. Voilà qui serait bien adroit si mon mari était ici ! Je voudrais qu’il comprit que Génie tout court, convient tout-à fait à mon Génie. Je ne sais que vous dire sur vos lettres Médem me démontre l’absolue impossibilité que mon mari vienne. Moi, je m’obstine à le voir arriver tous les jours. Faites comme vous pensez la prudence est cependant le meilleur parti à suivre, & vous le savez, je vous promets de relire tous les jours cette lettre, maintenant ces deux lettres, et de penser d’être sure que dans le moment où je les lis vous pensez tout ce que vous me disiez en les écrivant, vous éprouvez tout ce que j’éprouve en les lisant toutes, toutes les mêmes sensations que j’éprouve. Je suis si sûre, si sûre de vous, si sûre de moi. Comment cela m’est-il venu tout-à-coup, si fort ? Mais qu’il y a loin jusqu’au 31 ! De demain en quinze !
Adieu votre lettre m’a donné la fièvre. Il me faut de l’air. Je vais le prendre avec vous. Je marcherai vers le Val Richer. J’irai tant que je pourrai aller, et je reviendrai tristement en voiture. Adieu. Adieu si vous saviez comme je vous dis adieu.
62. Paris, Lundi 16 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Jamais je n’ai marché autant qu’au jour d’hui, les Tuileries d’abord, plus tard le bois de Boulogne. J’y étais & 2 à 4 h 1/2 toujours sur pied. Enfin la fatigue est venue il n’y avait pas de banc, j’ai pris le parti de m’asseoir sur le gazon, j’y suis restée longtemps. J’ai parlé tout bas, tout bas j’ai même fermé les yeux, je dis plus quand j’ai les yeux fermés. Pendant ce temps Emilie faisait répéter à Marie des vers anglais, elles étaient debout derrière moi. La pièce de vers a été longue. Ma poésie valait mieux, elle était charmante. J’ai répété ce que vous me faites répéter quelques fois ce que je répétais après vous le 11. Il faisait beau, charmant, j’ai eu bien de la peine à quitter le bois. J’y ai relu votre lettre de ce matin. je la relierai bien des fois. Quinze jours encore, mon Dieu, que ferai-je de ces quinze jours !
Je voudrais m’étourdir. Non, je veux penser, penser sans cesse au bonheur qui m’attend ; le bien mettre devant moi ce bonheur, le contempler, l’aimer de toutes les forces, de mon âme. Je ne crains pas d’y trop mettre, le 31 effacera toutes les plus charmantes.
Mardi 9 heures
Je me souviens parfaitement du mot rayé dans mon n°58. Et si vous prenez la peine de relire la phrase vous verrez que ce mot placé là, n’avait pas le sens commun. Il s’y est trouvé par hasard c’est parfaitement clair. Mais il m’arrive si souvent de vous appeler de ce mot dans ma pensée, & il m’arrive si souvent de penser à vous, (voilà un belle découverte que je vous fais faire) que ce mot a été tracé sans que je m’en doutasse. Il parait que je n’avais pas pris beaucoup de peine pour l’effacer.
Je vois que notre correspondance de votre côté au moins est une véritable gêne. Je le vois encore à la lettre de ce matin, Cependant je veux savoir tous les jours de vos nouvelles. Voici ce que je vous propose. Ecrivez-moi comme vous avez toujours fait jusqu’à dimanche prochain ; à partir de ce jour vous ne m’écrirez plus que quelques mots très courts et très polis, mettez dans ces lettres là quelque sujet étranger dont nous n’avons pas parlé encore ; d’un côté cela mâtinera la lettre, de l’autre cela m’instruira. Et si cela tombe en d’autres mains c’est à merveille. Mais comme depuis dimanche jusqu’à mardi 31 il y a 9 jours, vous me ferez dans cette intervalle une lettre intime par M. Génie, en lui recommandant de ne pas faire la bêtise de hier. Il me fera dire simplement que quelqu’un demande à me parler, comme ce sera 11 h 1/2 je saurai ce que cela veut dire, & je le recevrai de suite. Mais pour le cas où je ne le reçoive pas, il ne faut pas qu’il se dessaisisse de la lettre. Il ne doit la remettre que dans mes mains et votre nom ne doit être prononcé sous aucun prétexte.
Maintenant voici sur quoi j’ai établi en dates. Ma lettre à M. de Lieven part aujourd’hui. Il l’aura jeudi ou vendredi au plus tard. Il partira samedi & sera ici Mardi prochain. Ce calcul là peut n’avoir pas le sens commun, but wherever there is the least chance of a grand danger it must be avoided. Ainsi votre lettre de dimanche prochain ne sera plus qu’une lettre comme m’en écrirait Müchlinen. Aimez vous la comparaison ? Il est venu hier matin chez M. Molé pour signer le contrat de mariage. Il avait oublié son cachet, il a fallu attendre ce cachet toute une demi-heure. Le roi assure vingt millions de dote à sa fille. On en demandera rien aux chambres.
J’aime bien votre interrogation tout à la fin de votre lettre de ce matin. " Est-ce que la lettre ne me fait pas de tort a moi ? " Ah vous voilà jaloux de votre lettre ? Vous avez mille fois raison et votre jalousie me fait un plaisir infini. Je veux ce sentiment là en vous, l’autre sans cela ne serait pas complet. Et bien oui, je l’aime cette lettre, je l’adore, je ne puis pas m’en séparer, je ne m’en séparerai jamais. Fâchez vous. Lady Granville a repris ses Lundi. J’y passai hier la soirée, il n’y avait cependant que ma société. La petite princesse M. de Pahlen, la Sardaigne & mes anglais. Ce pauvre Hugel va de mal en pire. Il a tout-à-fait abandonner les affaires, il ne s’en fait plus ici avec l’Autriche. M. d’Appony sera ici tout à l’heure. Adieu. Adieu à tout instant, sans cesse. Adieu.
63. Paris, Mercredi 18 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’attendrai encore 11 h 1/2 car il n’est rien venu ce matin. Mais comme j’aime la lecture dans mon lit, j’ai lu, relu, je sais par cœur ce que je porte. Comment aujourd’hui nous étions encore ensemble il y a huit jours ? Le soir était le 11 ! Est-il possible ? Jamais, jamais le temps ne m’a paru si long, si lourd à passer. Voici le tiers de surmonté cependant. La semaine prochaine je commencerai à respirer, à compter en avant au lieu de compter en arrière, mais la semaine prochaine sera une semaine d’angoisses. J’attendrai M. de Lieven. Je vous prie de bien observer mes instructions d’hier dans tous les détails.
J’ai marché hier depuis Boulogne, jusqu’à la Muette, est-ce bien ? Et c’était ma seconde promenade à pied. Aussi ai-je mangé avec appétit. Le soir j’ai vu Pozzo, & les petits Pozzo, mon ambassadeur, le Prince d’Aremberg, les Schonberg, Mad. de Flahaut à sa fille, & M. Sneyd. Thiers doit être arrivé, parce que Mad. Dino dans une lettre qu’elle m’écrit, se réfère à tout ce qu’il m’aura déjà conté. J’attends donc sa visite, & puis que là je ne rais pas un mot.
11 h 1/2 me voilà regardant l’aiguille à la pendule, prêtant l’oreille au moindre son dans le salon. J’ai lu les journaux. On a ressenti des secousses de tremblement de terre dans le Calvados. Si la lettre n’arrive pas dans un quart d’heure, je croirai à un tremblement de terre au Val Richer. Vous savez bien Monsieur que je croirai à tout ce qu’il y a d’absurde, et que l’expérience est tout-à-fait perdu pour moi. Voilà qu’on m’annonce quelqu’un de la part de M. Guizot ! C’est trop provoking. Je viens de faire une petite observation toute douce au porteur, mais il faut la vôtre. Car vraiment de cette façon c’est mille fois pire que la poste. C’est proclamer la lettre à son de trompette dans tout l’hôtel. Je ne croyais pas qu’on fut si bête en France. Mais voilà donc ma lettre, mon bien légitime. J’aime parfaitement tout ce que vous me dites sur votre ambition. Gardez-la. Le moment de l’employer arrivera mais attendez qu’il arrive, vous avez de quoi attendre, j’allais presque dire de quoi oublier. Mais oui, vous l’oublierez quelques fois. A propos, si vous ne faites pas un usage plus intime de la voie par laquelle vous m’avez fait passer votre lettre aujourd’hui, il ne vaut guère la peine de me faire attendre trois heures. Il n’y a pas un mot qui ne soit des plus corrects. Je ne vous reproche rien, je ne vous demande rien, j’observe seulement. & puis j’ai des consolations, je les porte sur moi ; ah vous croyez que je vous le rendrai ? Oui, le jour où vous les désavoueriez, pas avant. Adieu, adieu. Le 31 est bien loin, beaucoup trop loin pour le long adieu que je voudrais vous dire.
1h.
Je m’étais trompée, c’est la copie de la lettre que vous voulez si nous nous séparons ; à la bonne heure, vous l’aurez, moins la dernière moitié de la dernière page, mais je vous la redirai, je la répéterai après vous et vous en garderez là si bien le souvenir que ce supplément sera dans votre cœur plus sereinement encore que la lettre ne reposera dessus. Monsieur vous m’avez fourni là un texte inépuisable & depuis le 13 octobre je ne pense qu’à cette lettre. Vous le voyez bien. Il me semble très convenable de vous redire encore adieu ici.
64. Paris, Mercredi 18 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
à onze heures hier au soir, on m’annonce le Prince de Lieven. Je pousse un cri d’effroi, & puis j’articule bien bas une invocation. " Mon bien aimé protège-moi. " Il m’a protégé. C’était mon fils que mon mari m’envoyer pour me conduire auprès de lui à Lausanne. 1 heure Je suis si souffrante, si tremblante qu’il m’est impossible de continuer cette lettre. Pardonnez moi. Adieu. Adieu. adieu.
Mots-clés : Enfants (Benckendorff), Santé (Dorothée), Vie familiale (Dorothée)
65. Paris, Vendredi 20 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous m’aurez pardonné mon billet d’hier vous me pardonnerez encore aujourd’hui les petites propositions de cette lettre. Mon fils ne passe ici que deux jours. Nous ne nous quittons pas de toute la matinée, & je suis si étourdie de tout ce qu’il me dit, de tout ce que j’ai à lui dire, qu’il ne me reste vraiment pas de force pour vous écrire. Les menaces de très haut sont très fortes, mais vous savez que cela n’y fera rien. Le vrai chagrin que j’ai est que mon mari ne veut rien croire, & que l’attentat du médecin a été mis en pièce par lui avant de le lire. Alexandre partira convaincu de l’impossibilité pour moi de bouger. Mon médecin lui à a déjà parlé. Mais sa conviction aura beau être intime, il ne pense pas que mon mari la partage avant que l’Empereur ne le lui commande. Mon mari me mande que depuis qu’il m’a fait connaître ces résolutions Il a la conscience tranquille ! Le rôle de l’Empereur va commencer nous verrons comment il pourra le soutenir. On commence autour de moi à se mettre en train de me soutenir, & cela sans aucun effort de ma part. Pozzo même s’en mêle très spontanément, et de sa part j’en suis vraiment touchée car je ne m’y attendais pas. Vous voyez partout ce que je vous dis, que je vis ces jours-ci dans un cercle d’agitations extrêmes.
Ne croyez pas cependant que ma véritable vie y perds rien au contraire, je me replie sur mon cœur, & plus que jamais je le trouve rempli d’amour & de force. Pour que je puisse écrire par M. de Grouchy il faudrait que je remisse de la main à la main ma lettre à M. Génie. Je n’ai pas un moment à moi. Mon fils est là, toujours là. Dites-vous tout ce que je ne vous dis pas. Tout, bien vif, bien intime, je ne désavouerai rien. J’ajouterai peut-être.
A propos j’ai vu ce M. Grouchy, il est assez lié avec ce fils qui est auprès de moi dans ce moment. Hier Berryer est venu le soir un peu maigri de sa maladie. Thiers a passé deux fois sans me trouver, il reviendra aujourd’hui. M. Molé lui a fait une longue visite avant-hier. Il a dîné ce même jour chez M. de Montalivet hier il a été à Trianon. Je sais qu’il va en Angleterre. On me dit aussi qu’il est venu demander aux ministres s’ils voulaient qu’il fût ministériel ? dans ce cas il demande qu’on favorise les élections de ses amis, & que lui même on le laisse être élu dans cinq ou 6 endroits. Voilà les rapportages, mais qui viennent de lieu sûr. J’ai plus écrit que je ne pensais, & même sur plus de sujets qu’il ne me parais sait possible. Que j’aime l’amour hindou ! C’est comme cela que je l’entends aujourd’hui que de choses que je n’ai apprises que depuis trois mois ! Je veux dire quatre mois. Je ne pense qu’au 31, la nuit, le jour. J’étais si bien avant hier. Depuis l’arrivée de mon fils, le sommeil & les forces m’ont de nouveau abandonnée. Adieu. Adieu plus longuement, plus tendrement adieu que jamais.
66. Paris, Samedi 21 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Dès que mon fils sera parti. Je vous rendrai un compte détaillé de tout ce qui me regarde, jusque là imaginez vous que depuis 9 h jusqu’à 6, il est là, sans cesse. Que nous avons un travail immense à faire ensemble, que j’ai la tête rompue, renversée, que je n’en puis plus & que si mon cœur est toujours, sans cesse à votre service, mon temps ne l’est pas du tout que je ne sais où trouver deux minutes. Il part après demain. Pauvre jeune homme placé entre son père & sa mère dans des circonstances aussi pénibles.
Je n’ai aucun espoir de ramener mon mari, il a perdu la tête. Il faut que je ramène l’Empereur & vous concevez la difficulté si j’échoue, il y aura un éclat terrible, mais rien ne m’ébranlera. Vous savez où je trouve ma force. J’ai vu M. Génie deux fois ce matin. Il m’a porté votre petit billet & demain il viendra prendre un mot de ma part pour vous l’envoyer par M. Grouchy. Vous voulez un mot, vous l’aurez, je le veux aussi, je veux vous donner de la joie. Je sais ce qu’est elle est immense pour moi.
Thiers a passé deux heures chez moi hier. Il est entré boudant, son humeur s’est éclaircie, et il est sorti enchanté. C’est vous qui faisiez sa mauvaise humeur. Il est ministériel ; si les ministres le soutiennent aux élections. Mais au fond de part ni d’autre cela ne me parait encore bien solidement établi. Il est drôle, il est bavard mais comme j’ai été frappée du peu de facilité & d’élégance avec laquelle il s’exprime ! Comme je suis gâtée il est parti ce matin pour Lille il sera ici la première semaine de Nov. Lui et Berryer se trouveront en présence à Aix & à Marseille on les oppose l’un à l’autre dans les deux villes.
Voyez avec quelle hâte je vous écris, voilà une correction plus ridicule encore que celle de l’autre jour.) Ma santé se ressent de toutes les émotions et les tracasseries qu’on me donne, je ne dors pas. Ah quand me laissera-t-on tranquille. Adieu. Adieu. Vos lettres me soutiennent. Je les aime plus que jamais & plus que jamais adieu. Dans mon n°64, j’étais moins agitée à 9h. qu’à 1 h. parce que j’avis prié mon fils de ne me dire que le matin les choses qui pouvaient m’irriter le plus. Voici les paroles de l’Empereur : " Mon honneur et ma dignité sont blessés par votre femme, elle seule a osé jamais mon autorité. Faites vous obéir par elle, si vous n’y réussissez pas, c’est moi qui la réduirez en poussière." Il nous reste à voir comment ?
67. Paris, Dimanche 22 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai reçu votre lettre ce matin, je ne suis pas fâchée d’avoir une pièce aussi officielle ; elle pourrait être bonne à produire un jour, mais reprenons nos habitudes. Il n’y a plus le moindre danger de l’arrivée de M. de Lieven. Mon fils part demain pour le retrouver à Lausanne, delà ils se mettent immédiatement en route pour l’Italie. Ecrivez-moi par la poste comme vous avez toujours fait, il me faut cela. & puis une fois encore par une bonne occasion plus intimement. Et puis nous arrivons au 31, au 31 ! Concevez- vous tout ce que j’éprouve en traçant le chiffre ! Savez-vous que mon affaire avec mon mari est un tel dédale que nous ne nous y retrouvons plus du tout mon fils et moi, & qu’après avoir tout lu, tout examiné de part et d’autre, nous en sommes venus à la conclusion, qu’il est possible, qu’il ait inventé tout ce qu’il prête à l’Empereur ! Alors la confusion est à son comble, car mes lettres sont parties, mes confidences sont faites, & mon mari va l’apprendre. C’est vraiment trop long à vous dire.
Pahlen et moi nous avons regardé cette affaire de tous les côtés hier au soir. On peut lui intimer de me regarder comme rebelle, on peut m’ôter le portrait. Qu’est-ce que cela me fait ? Exactement rien du tout. & on ne peut pas faire plus. et faire cela cependant est hors de toute vraisemblance car tout despote qu’il est, il faut baser cela sur quelque chose. Être à Paris n’est pas suffisant & je demande une enquête. Il faut bien me l’accorder. En vérité, c’est trop bouffon & après avoir un peu gémi, je finis toujours par rire, mais je crois mon mari fou, ni plus, ni moins, & son fils le peine un peu.
Et savez vous que mon frère l’est complètement. Il vient d’embrasser la religion grecque. Allons me voilà dans une belle famille si j’y étais restée ! Mon fils part demain, j’en suis presque impatiente. Nos entretiens perpétuels sur un même sujet si désagréable me font du mal, & puis je ne dors pas la nuit, je ne vous fais plus mon journal. Depuis 9 h. jusqu’à 6 heures, il ne me quitte pas. Le bois de Boulogne nous le faisons ensemble. à 6 1/2 nous dînons encore ensemble jusqu’au moment où j’ouvre ma poste. Après demain j’écrirai avec plus de liberté d’esprit, & du temps.
J’écris des volumes à mon mari, il y a tant à expliquer ; car c’est un enfant. Je serai impatiente que vous m’annonciez la réception de ma lettre pas M. Grouchy. L’aimerez- vous un peu ? Je ne sais plus ce qu’elle contient. Je voudrais m’en rappeler, savoir s’il n’y a pas trop, s’il n’ a pas trop peu. Je flotte entre ces deux craintes. Et au bout de tout cela je suis mécontente. que ce que dans le trouble d’esprit où je vis Je vous aurai dit des bêtises, pas du tout ce que je voulais vous dire, mais je n’ai pas été maîtresse de choisir mon moment. Cela vaudra mieux que toutes les lettres. J’ai eu une excellente lettre de Valençay. Je vous en parlerai. On me dit de vous rappeler Rochecotte en nov : & moi, je vous prie de l’oublier.
Adieu. Adieu, toujours toute notre vie adieu. N’est-ce pas toute notre vit. M. Grouchy doit porter ce soir.
68. Paris, Lundi 23 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je viens de lire le 64, décidément la folie me touche plus que la raison. Ah si j’avais encore un M. Grouchy à mes ordres aujourd’hui, comme ma petite lettre d’aujourd’hui effacerait ma petite lettre d’hier ! Tout ce que je disais ! J me méprise pour vous avoir dit si peu, si peu. Vous ne savez pas tout ce que je sens ? Vous le saurez, vous le verrez ? Il me semble que je ne vous l’ai jamais dit, que je ne vous l’ai jamais montré.
Il faut cependant que je conserve ma tête encore aujourd’hui. j’ai tant à écrire, à faire. Mon fils part à huit heure ce soir. Quelle excellente & noble créature. Comme il songe à toute, à tout ce qui peut être dans mon intérêt, comme il est heureux de penser que pour la première fois de sa vie il peut servir sa mère !
Je vous ai dit que Médem est parfait pour moi. Il se met dans des colères, et des attitudes de menace qui sont très bouffons. Mais enfin il compte chez nous & pour beaucoup, beaucoup plus que son chef, que Pozzo ou tout autre. Le fait que je lai choisi depuis deux ans pour mon confident & conseiller intime sur place, dans la meilleure position possible. jusqu’ici c’était resté un secret pour tous. Aujourd’hui il le divulguer & moi aussi. Bon Dieu que de commérages on avait fait de ceci. Que de choses j’aurai à vous conter !
Je respirerai demain, je vous écrirai, mais je ne puis pas tout dire, le 31 je vous conterai tout. Non je ne vous conterai rien ; il me semble que ce jour là que bien des jours après, nous ne saurons parler que d’une seule chose ; & en parlerons nous. Ah quelle joie ! Comment demain en huit ? Lundi prochain je ne vous écris plus ? Je ne vous parle pas de ma santé Je n’ai pas le temps de songer à elle. Je me promène tous les jours cependant, tous les jours avec mon fils. Je n’ai vu que lui depuis jeudi, ma porte est fermée le matin. Elle ne s’est ouverte qu’une fois pour Thiers. Le soir j’écoute à peine ce qu’on me dit. Demain je me retrouverai.
Adieu, adieu comme dans la petite lettre, comme dans toutes les lettres, comme toujours, comme toute ma vie. Adieu !
69. Paris, Mardi 24 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je viens de lire votre N° 65. Alors venez le 31 à 7 h. du matin. Cependant n’y faites pas de grand effort. parce que tout est bien dès le 31.
Mon fils m’a quittée hier au soir pour la première fois j’ai répandu des larmes sur cette triste et affreuse affaire, & c’était de voir mon fils, mon pauvre fils placé au milieu de cela, chargé par son père de venir s’assurer si ce que je lui dit est vrai, chargé de dures paroles, chargé de m’emmener fut-ce au détriment de ma santé. Car voilà les ordres. Mon fils lui déclarera qu’après ce que lui a dit le médecin, si j’avais voulu partir il ne se serait pas chargé de m’accompagner. J’ai copié pour vous la longue lettre que j’ai écrite à mon mari. Si sa réponse ne révoque pas les mesures qu’il m’a annoncées, notre correspondance cessera. Mon fils est une excellente créature, pauvre garçon comme il avait le cœur troublé de tout ceci.
Médem l’a chargé de dire à mon mari ceci. : " Si l’on attaque votre mère assurez bien qu’elle grandira beaucoup, & que l’Empereur se sera rabaissé d’autant." Je soupçonne qu’il a déjà fait connaître cette opinion en d’autres lieux. Je vous l’ai dit & je le répète.
Mon esprit est fort tranquille mais mon cœur est bien blessé, et cependant mon cœur est si heureux si joyeux ! Tout sera bien le 31. De ce jour-là je me regarde comme hors de toute atteintes. N’est-ce pas ?
Constantine me parait une bonne affaire rien que parce que le contraire eut été une détestable affaire. On dit qu’il y aura un grand embarras à trouver une honnête administration comme l’était le Gal Dancrémont.
Berryer ne s’attend pas à un grand effort, à peu près ce que vous dites une dizaine de voix peut- être. Les vrais légitimistes ne veulent pas se présenter. Je n’ai pas causé seule avec lui. Il est revenu hier, mais mon fils partait J’avais fermée ma porte.
Maintenant je veux me reposer l’esprit un peu, me livrer sans distraction à la pensée du 31. Manger, dormir, car je n’ai rien fait de tout cela depuis 6 jours. Savez-vous comment j’ai passé la première nuit de l’arrivée de mon fils ? à me promener dans le salon & à jouer du piano. ce que je vous dis Ah que j’aurais à vous conter ! Je n’ai pas encore dormi cette nuit, je suis fatiguée, bien fatiguée. Je vous dirai que je n’aime pas les allées droites. Mais c’est égal, vous en ferez pour avoir de tout. Adieu. Adieu. Jugez de ce que ce sera le 31 !
70. Paris, Mercredi 25 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai passé une journée assez calme hier, mais vers le soir je me suis sentie fort indisposée, & aujourd’hui Je le suis beaucoup. Je resterai couchée comme je l’étais après le Jardin des plantes. Ah, si vous étiez ici ! Quelles bonnes & longues causeries. Vous me feriez quelques lectures. Je suis bien avide de vos Hindous. Non, je crois qu’ils me feraient du mal dans ce moment-ci mais je veux cependant faire leur connaissance.
Voici votre lettre. Quel plaisir de penser que vous emballez, ne trouvez-vous pas difficile de vous figurer, que depuis le 31 nous n’aurons plus de jours à compter, que tous les jours seront les mêmes, toujours beaux, toujours charmants. est-il bien vrai que nous saurons heureux à ce point ? Je tremble en pensant qu’il y a encore 6 jours. Il peut arriver tant de choses ! Et aujourd’hui que je suis malade ; il me semble aussi que je puis mourir. Non, je ne mourrai pas, je vous reverrai, n’est-ce pas ?
Mon journal a langui, vous ne savez plus comment je passe mes journées. Il faut que j’y revienne. Hier le bois de Boulogne deux heures avec Emilie, et puis une longue séance avec lady Granville, à laquelle j’ai rendu compte de tout ce qui s’est passé avec mon fils. Elle a tremblé d’abord, et puis nous avons fini par rire. Et je crois que je vous ferai rire aussi. & je crois que je vous ferai rire aussi. Dîner seule avec Marie. Le soir Pozzo mon Ambassadeur, son grand frère, les Schoonburg, les Stockelberg, lord Granville, M. Sneyd, M. Thorn (aujourd’hui chargé d’affaire d’Autriche) M. de amoureux de la petite princesse.
à onze heures je me suis couchée. La nuit a été mauvaise. L’agitation du séjour de mon fils subsiste, c’est à elle que je dois sans doute mon indisposition d’aujourd’hui. Il faudra bien du repos. Et comme avec du repos on ne se donne ni appétit, ni sommeil, il n’y a pas de quoi reprendre ; impossible d’engraisser. Je vois bien qu’il faut attendre ce que fera un bonheur réglé, bien établi, sans nuage. Car le vent du Nord, ni celui du midi ; ne pouvant plus troubler ma vie. C’est vous qui en êtes chargé J’aurai dans dix jours des réponses de mon mari. Il part pour l’Italie et dans 6 semaines des réponses de Moscou. C’est vous qui lirez tout cela le premier, et vous me direz ce que vous aurez lu. Je ne vous ai rien expliqué de la mission de mon fils parce que c’est trop long. Je ne vous ai mandé que l’essentiel l’ordre de me ramener à Genève. Vous serez étonné du reste, mais je n’ai ni le temps de l’écrire ni vous de le lire Pahlen redouble pour moi les Granville aussi.
J’écris longuement à mon fils aîné, je lui fais le récit détaillé de tout. & j’y ajoute toutes les peines. Il faut qu’il soit instruit de tout. Mon mari semble le désirer, ce qui me prouve qu’il songe à pousser les choses plus loin. Je suis en vérité fort fatiguée de tout cela, et bientôt, j’en serai très ennuyée. à vous je conterai encore cette bizarre histoire car je vous réponds qu’elle est bizarre, & puis je n’en parlerai plus jusqu’au jour du dénoue ment.
Hier en voiture il m’a pris un de ces moments auxquels je ne sais pas donner de nom. Que je ne peux pas, que je ne veux pas expliquer. De ces moments où je rêve tout ce qui ne peut jamais être, où je m’enivre de nos rêves. Où ma vue & ma raison s’égarent. Que faisiez vous dans ce moment. Ah venez trouver ces moments auprès de moi ! Est-ce que je vous ai trop dit ? Qu’est-ce que je vous ai dit ? Ce moment est revenu. Mais je vous ai dit que je suis souffrante sans doute du délire. Adieu. Adieu. ah le 31 ! Adieu.
71. Paris, Jeudi 26 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je voudrais bien commencer ma lettre aujourd’hui par le même mot qui se trouve en tête du billet sans N°. Je trouve étrange de ne pas pouvoir vous appeler comme il me plaît. Votre lettre ce matin m’inspire des sentiments de révolte. Elle est si bonne, si tendre. J’attends avec une ardente impatience ce que vous me promettez par M. de Grouchy. Je suis malade beaucoup plus que je ne l’ai été de longtemps. Je ne m’en étonne pas toutes les agitations que j’ai eu ont été bien mauvaises pour moi, & il arrive un moment où il faut faire ses comptes. Je suis bien aise au reste de vous épargner le spectacle de ma faiblesse. Vous ne sauriez croire comme je suis faible. Je ne puis pas bouger. ainsi mon cabinet, notre cabinet, me parait un grand voyage à faire aujourd’hui. Je crois qu’il faudra que le médecin s’en mêle parce que je crains de perdre trop des forces.
M. de Pahlen est venu hier matin, auprès du canapé vert où j’étais étendue tout du long. Après lui le prince Paul de Wurtemberg qui m’a essayé. Le soir M. de Pahlen encore, M. de Médem, de Brignoles, Sir R. Adair, le Prince Schonberg & M. Molé. Celui-ci a survécu à tous les autres & nous somme restés seuls de 11 à minuit. C’était peut-être trop pour une malade. J’étais couchée sur le divan de la petite Princesse. Il m’a semblé que M. Molé avait connaissance de la menace de mon mari. Il a pu le savoir par la poste. Il m’a dit d’étrange choses sur le redoublement de rage dans certain quartier septentrionnal. C’est absolument de la folie. Ici il est en parfait contentement de tout. Il est adouci pour tous, & il croit que tous le sont pour lui aussi. Le Roi ne touche pas terre. Enfin, je n’ai jamais vu plus de vraie satisfaction.
J’aime votre mélèze qui se retourne & qui va vers vous. Vous aurez du plaisir à aller à lui l’année prochaine. Si nous y pouvions aller ensemble ! Ah combien nous avons, & combien il nous manque ! Le 31 il nous semblera qu’il ne nous manque rien. Mais je crains d’avoir plus de joie que de force pour la supporter. Adieu. Adieu, mes pensées, mon cœur, tout est à vous, à vous pour la vie.
72. Paris, Vendredi 27 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
9 heures
Quel plaisir de voir finir ce mois, cette semaine ! Vous ne viendrez donc mardi que pour le dîner, mais au moins soyez chez moi à 8 ¼. Car j’ai beau me retourner je ne vois aucun moyen d’éviter ce jour là de recevoir mon monde accoutumé. Je comptais sur l’opéra, mais ce n’est pas le jour et mon ambassadeur ni celui de la petite Princesse dans la semaine qui vient. Mes promenades quand j’en ferai, car me voilà prisonnière, mes promenades seront de 2 à 4. Vos visites seront donc depuis 4 heures. Enfin nous réglerons tout cela ; mais je suis impatiente en pensant que nous commencerons si pauvrement Mardi.
Je suis toujours fort souffrante. Comme toute la matinée, & combien le soir aussi. M. de Pahlen deux fois le jour, Lady Granville & la petite Princesse deux fois aussi. Le Duc de Palmella fort longtemps hier de 4 à 6. Il n’aura plus cette heure-là. Savez-vous que je ne puis pas même occuper ma chaise à ma table ronde Je suis très affaiblie, je ne l’ai jamais été autant. Mais c’est très naturel, je ne vous ai pas assez dit ce qu’a été pour moi le séjour de mon fils. Mon sang en mouvement, en irritation. Il faut me soigner beaucoup et puis je n’ai pas d’air, & je ne vis que par l’air. Je vois qu’il vous en coûte de quitter la campagne. Je le conçois. Que de froideur, ma vie, j’ai envié la vie des Bohémiens. De la liberté, de l’air, de l’indépendance un abri, le plus petit possible, mais de la place pour deux. Je vous conte là des choses que vous n’avez jamais vues peut-être. Il ne m’est pas arrivé de rencontrer des Bohémiens en France. Y en a-t-il ? En Angleterre ils sont très nombreux.
Ah ! qu’on me connait peu quand on parle de moi comme d’une femme politique. Vous me connaissez. Je le crois, vous savez ce qu’il me faut une seule chose et je l’ai. Il est vrai que c’est immense car tout disparait à côté de cela.
Midi
Vous m’annoncez pour ce matin une lettre de M. de Grouchy. Je l’attends, je la désire avec ardeur. Je la crains. Elle me fera peut-être du mal. Vous savez ce que sont pour moi vos paroles. Non vous ne les avez pas, je crois que vous le saurez jamais. Ah ! Quelle puissance que vos paroles !
Je vous annonce un changement dans mon ménage. Woodhouse a fait un riche héritage en Angleterre, il m’a quittée. J’en ai pleuré, presque. C’est un Anglais encore qui le remplace. J’aime les domestiques anglais pour deux raisons : la première parce qu’ils se lavent les mains trois par jour ; la seconde, parce qu’ils ne parlent jamais. J’ai beau attendre et souhaiter, pas de Génie aujourd’hui ! Adieu, comme de coutume, mais si la lettre était venu, l’adieu s’en serait ressenti. Il eût mieux valu encore. Cependant celui ci est bon.
73. Paris, Samedi 28 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Tout hier s’est passé sans Génie, sans Grouchy. Et comme ce mot que je n’ai pas m’eût fait du bien ! comme je l’attendais, comme j’ai essayé de deviner ce que contient cette petite lettre ! Je me suis adressée de si douces épithètes. Couchée sur mon canapé vert, je me suis retournée sur la glace et je me suis dit des choses charmantes, et j’ai vu que l’illusion commençait à devenir très vive, à l’animation de mes yeux. Sont-ils comme cela quand je vous regarde ? Ils m’ont plu hier à moi.
Je suis toujours souffrante comme à Abbeville, plus que cela même. J’en suis très affaiblie. Je ne marche pas même dans la chambre. Je reste couchée, couchée très horizontalement. J’espère être debout mardi.
Hier matin j’ai vu les Flahaut très longtemps, et puis lady Granville qui est restée chez moi jusqu’au moment de mon dîner. Le soir il m’est venu cette petite Mad. Graham, la plus sotte femme du monde, qu’on tolère pour Pozzo. Est-il possible qu’il aille s’accrocher à cela ? La petite princesse, l’ambassadeur de Sardaigne qui m’a enfin demandé de vos nouvelles , car il ne vous a pas nommé jusqu’ici. Il a sur le cœur la visite que vous ne lui avait pas faite. M. de Simon, Pozzo que j’ai fort réjoui en lui montrant une lettre de lord Grey qui annonce positivement, un changement d’administration, ou une modification dans le ministère actuel, c’est-à-dire l’entrée de lord Durham. Moi je n’attache pas aux paroles de lord Grey qui annonce positive ment le changement d’administration, ou une modification dans le ministère actuel, c-a-d de l’entrée de lord Durham moi, je n’attache pas aux paroles de lord Grey la même valeur que Pozzo veut y mettre.
En général n’avez-vous pas trouvé qu’on rabat toujours un peu de l’opinion qu’on a des gens dès qu’on vit familièrement avec eux ? Cette règle a ses exceptions. comme toutes les règles, & je sais bien que j’en ai rencontré une ou c’est l’inverse. Il me semble que vous allez dire la même chose.
Pour en revenir à lord Grey, c’est une grande réputation, et au fond un petit homme, vous pouvez compter que ce que je vous dis là est vrai. Savez-vous bien qu’on pense à Berryer. On le trouve abattu, mécontent, ce qui est vrai, je lui ai trouvé cet air là aussi. Si on pouvait le gagner, quelle conquête. Voilà le Rubini trouvé y voyez vous la moindre vraisemblance ? Je vous assure que moi je crois qu’on y songe.
11 1/2 J’écoute, j’épie. M. Génie ne vient pas. Qu’est devenue la lettre ? Où la trouver ? Paris est bien grand. Dans votre lettre de ce matin vous me l’annonciez pour hier bien soir. J’en deviens fort inquiète, ce qui est une manière convenable de vous dire que j’en suis avide, affamée, oui affamée. Ah mardi nous n’aurons plus besoin de rien, & de personne. Mardi viendra-t-il jamais ? Adieu. Adieu.
74. Paris, Dimanche 29 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
9. heures
Ah ma dernière lettre ! Quel plaisir car tout ce que cela annonce !Je viens de recevoir la vôtre, et enfin enfin,j’ai reçu hier à 6 heures celle que M. de Grouchy m’avait apportée. Je vais la relire encore et encore elle est bonne, elle est charmante, mais elle n’efface pas la première. Je vivrais cent ans que je ne pourrais pas oublier la sensation que m’a causée la première. Et cette émotion se renouvelle chaque fois que je relis, & je le fais tous les jours. Mais après vous avoir vu. Je n’y reviendrai plus. Cela devient votre affaire vous vous chargerez de remplacer les lettres. Il vient de me prendre un remords. J’ai reçu la seconde lettre. Elle m’a fait un autre plaisir, un plaisir plus doux, plus tranquille, pas si vif, pas si animé que la première, il l’était trop. Je viendrai me calmer auprès de la seconde, et cependant il y a bien des ressemblances, avec la première, mais il y a quelque chose, je ne sais quoi, qui me fait y jouir de vos paroles avec plus de liberté d’esprit & de conscience. Je me brûle à la première, je me chauffe à l’autre. Que de bêtise je voudrais ! Je voudrais me passer le temps. Il y a encore presque 60 heures d’attente, elles me paraîtront plus longues que les trois semaines ensemble.
Hier on m’a conseillé la calèche et au pas. Je me suis donc fait traîner un peu, très peu, cela ne m’a pas fait de mal, mais il a fallu me faire porter pour remonter mon escalier.
Rubini a reparu hier à l’opéra tout le monde y était, moins mon Ambassadeur, Lady Granville & M. Sneyd qui ont passé la soirée chez moi. Elle ne m’a quittée que très tard. Avez-vous lu dans le National du 21 un portrait de M. Thiers ? Il y a des choses très spirituelles.
A propos j’allais oublier de vous remercier de Monk, que M. Génie m’a apporté hier. Je vais le lire La dernière lettre de M. O’Connel à lord Cloncerry va, je crois, décider le divorce des Ministres avec le grand agitateur. Je suis fort disposer à croire qu’on acceptera le soutien des Torries modérés. Peel va venir passer quelques jours à Paris à ce qu’on me dit
Midi. Je me sens mieux aujourd’hui décidément mieux. Mais je ne serai pas encore tout-à-fait bien mardi & vous me trouverez faible. Au fond depuis quatre mois, il ne m’est pas arrivé de passer huit jours entiers tranquilles, ou bien portante. Lorsque ma santé commence à se remettre il m’arrive une bombe qui m’abat. Entre les lettres qui m’arrivaient de l’Occident et celles quelques fois qui ne m’arrivaient pas de l’Occident, j’ai eu toujours du chagrin, de l’inquiétude, et je ne compte décidément m’arranger avec ma santé que depuis le 31 octobre. Il a l’air d’être bien près, mais qu’il me semble loin !
Adieu. Que voulez-vous que je vous dise , Je ne sais pas plus parler que vous. Je retrouverai la parole le 1er novembre peut-être. La vieille sûrement pas. Adieu. Adieu. Toute notre vie, n’est-ce pas ? Adieu !
28. Paris, Vendredi 25 août 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je ne voulais pas vous écrire aujourd’hui et me voilà. Je suis sortie à quatre heures, j’ai été chez Mad. Durazzo sans la trouver chez Mad. de Stackelberg qui m’a reçue, je suis rentrée. J’ai pris le livre gris que nous avions laissé sur la table. J’ai commencé depuis la première page, je n’ai pas compris ce que je lisais arrivée à un passage marqué au crayon dont je venais d’entendre la lecture, j’ai fondu en larmes. Marie était là, je ne l’avais pas remarquée, elle me dit " Es macht ihnen immer traurig." J’ai quitté le livre, je me suis mis au balcon j’avais besoin d’air, il ne me fait pas de bien.
Qu’est-ce qui peut me faire du bien ? Comprenez-vous que le premier moment d’une peine bien vive puisse laisser sans émotion ? Comme je crains cela en moi ! Parce que je sais bien qu’ensuite c’est terrible. Eh bien oui c’est terrible. Je sais bien qu’il y a moins de jours que de doigts d’une main et cependant mon cœur me fait mal, bien mal. J’y ai mal surtout parce que je ne puis pas le raconter. N’est-il pas étrange que le dernier mot ait été Molière. Quelle idée Molière ! Et puis de l’effroi en regardant la montre et puis, et puis si vite, si vite que j’en suis restée étourdie, et tout est fini.
Samedi 8 1/2
Je fus au bois de Boulogne hier au soir seule avec Marie. Je marchais longtemps ; si longtemps que je m’en dormis. Cela vous est-il jamais arrivé ? Marie qui me donnait le bras s’en aperçut, et éclata de rire. Je ris aussi, car en vérité c’était fort ridicule. Je rentrai vers neuf heures, et la crainte de rester seule me fit aller chez Mad. de Castellane. J’y trouvai deux jeunes gens, pas l’idée de conversation, l’accident du bois de Boulogne allait me reprendre, j’en eus peur et je m’en retournai chez moi, à dix heures j’étais dans mon lit. Je n’ai pas aujourd’hui comme hier un bon compte à vous rendre de ma nuit. Elle s’est trouvée fine à 2 heures. Je me suis mise en diligence et j’y suis restée jusqu’à 7 1/2.
Je viens de faire ma promenade aux Tuileries et je vous prends avant mon déjeuner. Monsieur je vous ai dit là mes faits & gestes. Vous ne m’avez pas demandé de vous dire mes pensées. Je vous charge de les y mettre tout comme il vous plaira. Quelle journée j’ai devant moi ! N’attendre rien. Je vous ai dit hier comme tout m’avait semblé beau dans ce jardin. Je n’y ai plus rien trouvé de ce que j’y ai vu hier, mais j’y ai vu autre chose. Deux cygnes toujours ensemble, toujours à côté l’un de l’autre, je me suis arrêtée devant cette pièce d’eau, je les ai regardés, suivis jusqu’à ce que ma vue soit devenue trouble. De grosses larmes ont rempli mes yeux, alors je n’ai plus regardé.
Midi. J’ai fait mon déjeuner. J’ai lu les journaux, j’ai fait ma longue toilette. Je viens vous dire adieu. J’appuie sur ce mot, il est si triste ! Et cependant je le couvre de mille pensées ravissantes. Monsieur venez les y chercher Adieu. Adieu. Demain mes lettres, j’attendrai une lettre et autre chose.
29. Paris, Samedi 26 août 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je suis si triste, si triste, Monsieur, que je ne sais comment faire pour vous écrire. Je ne puis pas vous conter ce que j’ai dans le cœur, je ne le sais pas moi-même. C’est une désolation un vide affreux. Je n’ai courage, envie à rien ; je m’établis dans le coin de mon canapé, non pas mon coin, l’autre ; j’y reste, je m’y endors. J’y ai vraiment dormi. Je me suis vengée de ma mauvaise nuit. Le Prince Paul de Würtemberg est venu me réveiller, il n’y a pas trop réussi. Je suis sortie, il faisait trop chaud, me voilà rentrée. Je prends lady Russell, elle dit trop ce que je voudrais dire ; je m’indigne de mon impuissance et je suis prête à renouveler la proposition que je vous fis il y a bientôt deux mois de Boulogne de laisser là notre correspondance mais quelle différence !
Ah Monsieur comme j’ai vécu. Comme mon âme a grandi. Comme j’en suis fière ! Et comme toute ma fierté s’humilie avec transport devant cette providence qui m’a menée par tant d’épreuves à tant de bonheur !
Dimanche 8 1/2
J’ai mieux dormi, c’est cela sans doute que vous voulez savoir d’abord et puis je vous ramène à hier. Mon éternelle promenade au bois de Boulogne seule avec Marie. J’y ai marché longtemps. à 9 heures j’ai vu quelques personnes ; l’ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, M. de Hugel, M. de St Simon, le comte Hangwitz, M. de Brignoles sortait d’un grand dîner chez le président du conseil. Il s’était avisé de lui dire qu’il vous avait trouvé chez moi le soir. Sur quoi M. Molé lui a dit : " Monsieur, il y est deux fois le jour." Il riait fort ne me racontant cela parce que la mine l’avait amusé autant que la parole. Les nouvelles de Madrid portent qu’Espartero ne pourra pas se soutenir et que la faction démocratique porte de nouveau Mendizabal au pouvoir. J’ai renvoyé mon monde à 10 1/2.
J’ attends votre lettre. J me suis promenée longtemps aux Tuileries parce que je voudrais la lettre avant le déjeuner, à jeun.
9 1/2 la voilà. Je l’ai emportée dans mon Cabinet. Je me suis placée dans le coin du canapé qui n’est pas le mien, j’ai ouvert et vite vite avant qu’un air étranger n’effleurât cette feuille je l’ai.... Monsieur trouvez le mot, et bien si fort, si fort, de telle manière, que la phrase Anglaise est presque effacée. Je suis restée quelques temps comme cela. Pensant, pensant que dans le même moment peut être ma lettre rencontrait le même accueil, et la distance s’est évanouie, et ma tête s’en est allée.
Vous me connaissez maintenant monsieur. et vous me voyez depuis le Val-Richer comme vous me verriez de près. Voilà donc avant la lettre, main tenant après la lettre. Ah c’est celle là que je saurai, que je sais par cœur. Elle me rend forte, elle me rend faible. Elle m’impose du devoir, vous le verrez Monsieur je les remplirai. Vous l’avez déjà vu. Je vous ai laissé partir. J’ai tant de choses à vous dire, les plus petites choses du monde. Mais il n’y a rien de petit dans ce qui nous regarde. Et cependant les écrire. Cela ne va pas M. de Hugel m’a dit que jamais il ne vous avait trouvé si remarquable jamais votre conversation ne lui avait paru si intéressante que l’autre jour chez Mad. de Boigne. Je savais bien pourquoi. Je voudrais bien me regarder quand on me parle de vous. Quant à mes paroles, je crois que je les mesures.
Adieu, Monsieur, adieu. Vous ne sauriez croire comme je suis pressée de mettre ma lettre dans l’enveloppe après y avoir imprimé le dernier sceau. Je suis même presque pressée d’arriver à ce dernier mot. Adieu.
30. Paris, Dimanche 27 août 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je vous écris de notre cabinet vous ne savez pas, vous savez ce que c’est que les souvenirs qui s’attachent aux plus petites choses. Ainsi quelle que part que mon oeil porte je vous vois, devant moi à côté partout. Et dimanche prochain vous y serez bien réellement et mon cœur s’élance avec une joie inexprimable vers l’image de ce bonheur.
J’ai marché bien avec plaisir aux Tuileries de midi à une heure. Il faisait frais, j’avais des forces. J’ai eu un long tête-à-tête plus tard avec le comte Médem. Il a de l’esprit et il est de mes amis. Demain il envoie mes lettres. Palmella lui a succédé. Je l’ai pris avec moi et Marie en calèche j’en reviens. Nous avons causé il m’a distrait. M. Molé est venu me voir pendant que j’étais sortie. Il me semble qu’il est impossible de raconter sa vie avec plus de scrupule que je ne vous raconte la mienne.
Je viens de faire une découverte ; nos noms respectifs ont chacun le même nombre de lettres. Essayez. Noms de baptême, tout. Eh bien cela me charme. Quelle bêtise !
Lundi 9 1/2
Quel doux réveil ! Ma nuit a été mauvaise ; vers le matin je me suis endormie à 8 h. 1/2 j’ai sonné, & en entrant ma femme de chambre me remet une lettre. Je ne fus plus pressée de me lever. Mon Dieu que je fus heureuse ; je vous raconterai cela. Je fis mieux que lady Russell et les battements de mon cœur répondirent vite à ces douces paroles. Ils y répondirent avant même de les connaître. Que vous êtes ingénieux à trouver à faire, tout ce qui peu me plaire. Vous aviez raison un jour de défier mon cœur de femme. Je m’humilie devant cette seconde lettre de Lisieux. Monsieur, que je vous en remercie ! Comme je m’arrête à chaque phrase, à chaque mot, quelle douceur vos paroles répandent autour de moi, Ah que je suis heureuse !
Je vous ai laissé hier à 6 heures & vous voulez savoir ce que j’ai fait depuis. J’ai été au bois de Boulogne seule avec Marie. Nous marchons, et en vérité beaucoup. Cela me prouve que mes forces me reviennent. Le plaisir que j’y trouve c’est de pouvoir vous le redire. La soirée hier était fraîche cela me convient mieux que la chaleur. En rentrant je me suis mise au piano, j’ai trouvé beaucoup de Rossini dans ma tête. Il m’a semblé que cela vous conviendrait.
A propos vous ai-je dit que jamais je ne lis le soir ? Depuis deux ans & demi, j’ai tant pleuré, tant pleuré que ma vue est abimée. Je la ménage aux lumières cela fait que l’hiver les ressourcent me manquent beaucoup. Elles ne me manqueront plus l’hiver prochain, n’est ce pas ? Pozzo est venu de bonne heure ; et puis les Durazzo, le comte Nicolas Pahlen arrivés dans la journée de Londres, ce pauvre Thorn. Voilà tout Pozzo est retournée à la Révolution de 89, & m’y a tenu jusque passé onze heures. Il m’a dit des horreurs d’une Révolution à venir, possible. Mon sanz s’est glacée. J’ai souvent entendu raisonner sur cela, j’y restais froide.
Aujourd’hui ! Ah aujourd’hui !! Monsieur, je viens d’envoyer ma lettre à mon mari. Après avoir donné toute satisfection à ma fierté offensée je n’ai pas pu m’empêcher, avant de la fermer, de laisser cours à un peu de tendresse. Il m’a semblé si dur pour moi comme pour lui, après tant d’années d’union de ne lui envoyer qu’une lettre bien froide. Il y a deux jours que je n’ai relu la sienne. Je ne veux plus la voir. Ce que je vous dis là, ce que je fais c’est de la faiblesse. Vous me voulez telle que je suis ; et bien vous me voyez Monsieur. Je n’ai pas besoin de vous dire que je me tiens dans mon salon le soir.
Demain vous reverrez vos enfants. Quand vous embrasserez votre fille aînée tâchez de vous souvenir de moi, car je l’embrasse de tout mon cœur. Adieu Monsieur. Ce mot qui marque si péniblement l’absence comme il est devenu pour nous le signe charmant de la présence, on du moins de la plus douce illusion. Adieu.
31. Paris, Lundi 28 août 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il me faut une lettre commencée, quand je ne ferais qu’y placer le numéro. C’est donc pour cela tout seul que vous me renvoyez à ma table. Mais Monsieur, je suis bien lasse. J’ai beaucoup écrit. J’ai trop de correspondances, elles m’ennuient, & je ne sais comment les secouer. J’ai marché malgré la pluie, car il pleut, mais ce temps me convient mieux que la chaleur. J’ai même eu froid cette nuit. J’ai repris mon couvre-pied. Comment êtes-vous ? Cette irritation à la gorge vous a-t-elle enfin quitté ? Je veux savoir cela. Je veux tout savoir. Je vous en donne bien l’exemple cette heure-ci et les suivantes me sont bien dures à supporter. Je ne puis fixer mon attention sur rien, pas même sur les livres que vous m’avez laissés. Je les prends, je les quitte. Je me couche sur mon canapé. Je m’y assieds, je change de place. Je me promène dans le salon. Je ne regarde plus dans les glaces. M’y voir seule, c’est si triste ! Monsieur, que les heures sont longues. Je relis deux lettres. Elles me font tant de bien. Mon âme en est si doucement caressée. Que de vœux elles m’arrachent. Que de prières j’adresse au Ciel, que de promesses, je me fais à moi-même ! Il me semble qu’à nous deux rien n’est impossible. Que nous pouvons défier les hommes. Ah ! Qu’on ne vienne par troubler mon bonheur car j’oublierais tout, plutôt que de m’en séparer. Monsieur, voilà une parole bien coupable, & cependant, je sens que le fond de mon cœur ne l’est pas. Jamais au contraire, il n’a été rempli par de plus doux, par de plus nobles sentiments, par des sentiments plus religieux. Ah, que vous m’avez fait de bien !
Mardi 9 heures. Le N°27 est là. On me l’a remis lorsque je rentrais de ma première promenade. Je l’ai portée dans mon cabinet, & là sur mon canapé je l’ai ouvert. C’est charmant des lettres, vos lettres, mais il y a quel que chose de mieux que cela ! J’ai fait hier une promenade accoutumée, mais il n’y a pas eu moyen de marcher, il a plus à verse tout le jour, il pleut fort à matin, mais j’ai perdu patience, et j’ai marché un peu dans l’eau comme s’il faisait sec. J’ai hâte de vous dire que j’ai changé de chaussures parce que vous iriez peut être vous mettre en tête que j’ai pris froid. Monsieur, c’est incroyable toutes les pauvretés que je vous dis et tout ce que je vous prête d’inquiétude pour la santé. Cela ressemble singulièrement à la table de thé. Vous le voulez bien n’est-ce pas ?
J’ai commencé ma soirée hier avec quelques ennuyeux, les Stackelberg et autres, je l’ai mieux fini, avec le duc de Noailles qui est venu passer deux jours à Paris pour moi. Nous avons eu des plaisir à nous revoir ; nous avons très vite bavardé & je l’ai renvoyé à 11 heures.
Le mérite que je lui trouve c’est d’être de très bonne compagnie ; de savoir un peu tout, & de prendre intérêt à tout ce qui a occupé ma vie extérieure, ainsi d’être curieux des personnes qu’il n’a jamais vues dès qu’elles ont de l’importance. Ce qui me frappe en général dans les Français c’est leur parfait dédain pour tout ce qui n’est pas France et Français. Ils se regardent comme seules dignes d’occuper la scène, les Piscatory sont fort nombreux. Il me parait que les français méprisent parfaitement tous les autres peuples en masse et en détails. Ils font exception pour les Anglais, & ceux-là ils les détestent parce qu’ils leur portent envie. Ils cachent cela sous une même forme de silence ou d’indifférence pour tout sujet étranger.
Dès le commencement, de mon arrivée ici vous êtes le seul qui m’ayez adressé quelques questions sur l’Angleterre. Depuis, et avant même notre mois de juin chaque fois que nous causons ensemble. Vous me meniez sur terre étrangère, vous interrogiez même la petite Princesse. Tout cela je l’ai bien remarqué. La vraie supériorité n’est pas méprisante. Monsieur j’aurais bien de belles choses à vous dire la dessus, ainsi qu’une observation toute récente que j’ai faite ici sur quelqu’un mais je vous parle là de choses qui sortent de mon sujet, de mon sujet musique. J’y ai presque du remord.
Je viens de recevoir un billet dans lequel il y a cette phrase. " Vous êtes seule je crois, c’est-à-dire que l’objet de vos respects s’est éloigné." Je n’ajoute ni ne retranche pas un trait de plume. Je n’ai pas de lettre de mon mari. Les N° précédents le dernier ne m’arrivent même pas. Au fond cela me repose. En fait de lettres je ne veux que les vôtres, je ne veux lire que cela, penser qu’à cela. Mon médecin me trouve mieux je veux bien le croire, mais il n’y paraît pas.
Adieu monsieur vous voilà au bord de la mer, ou du moins vous allez y être ? J’achève cette lettre à midi. Encore cinq jours, cinq grands jours c’est-à-dire que dimanche à cette heure-ci ; mon cœur battra déja bien fort. Adieu, adieu Dearest.
32. Paris, Mercredi 30 août 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
9 1/2
Je ne sais comment il se fait que ce N° n’a pas été commencé hier. J’ai été interrompue au moment où j’allais vous écrire avant dîner après je me suis fait traîner en calèche ; le soir je m’abîmerais les yeux si j’écrivais, et il a fallu me coucher sans vous avoir dit un mot depuis Midi ! Votre N°28 m’a été remis il y a une demi -heure. Je vais toujours lire vos lettres à notre place. Monsieur vous êtes trop loin pour que je vous raconte tout ce qui accompagne ces lectures. En général vous êtes trop loin, vous l’êtes dès que vous quittez mon canapé vert. Tout ce que je pense sur ce sujet est effrayant, car infini, êtes- vous ma destinée ?
J’ai reçu une lettre de mon fils de Baden, son père lui ordonne de venir le trouver à Ischel, lui répétant qu’il ne viendra pas me voir en France. Alexandre va obéir mais il lui en coûte bien de ne pas me voir, il en est triste ; et je me dis que sans vous, je serais là où m’appellent tous mes devoirs. Je me serais trouvée quelque part sur le Rhin avec mon mari et mes deux fils. Je suis souffrante il est vrai, mais si c’était pour vous, j’irais au bout du monde, ma santé n’y ferait pas obstacle, je ne craindrais rien. Aujourd’hui je me refuse à quatre petites journées de voyage !
Monsieur, il n’y a pas de regret dans ce que je vous dis là, mais je ne peux m’empêcher quelques fois et souvent même de trouver en moi des remords. J’ai besoin de votre présence ; je rêve alors, j’oublie la vie ; mon cœur n’appartient plus qu’à une seule pensée ; mon esprit, mon âme se fondent dans votre âme, dans votre esprit. Nul souvenir extérieur ne m’atteint. Je le répète, je rêve. Ah faites-moi rêver toujours !
Que de charmantes paroles dans votre lettre de ce matin. "Le Ciel veut de la foi ; et partout où il y a de la foi, il y a quelque chose du Ciel qui adoucit toutes les amertumes de la terre. " Ah que je vous aime ! Je ne sais plus ce que j’ai fait hier. M. de Flahaut est venu me voir très en courant. Il venait d’arrive très inopinément avec M. le duc d’Orléans, qui voulait voir le roi. Il y avait conseil aux Tuileries et le roi y était encore à 8 h du soir.
Ma diplomatie le soir a voulu y trouver l’expédition de Constantine. Je me suis promenée fort agréablement au bois de Boulogne à pied malgré la pluie, mais c’est un temps bien malsain bien mou. L’ambassadeur de Sardaigne M. & Mad. Durazzo, le duc de Noailles, M. de Hugel passèrent la soirée chez moi.
A propos de 8 à 9, ou a peu près, vous pouvez me chercher à mon piano. J’y ai repris goût. Avant vous j’ai essayé quelques fois de m’y remettre. Il me faisait pleurer. Depuis c’est différent. Mais que de choses qui sont différentes ! Il m’est impossible de lire avec intérêt les journaux, et c’était mon plus grand plaisir. Je lis par habitude, mais sans aucune curiosité et hier je n’ai été frappée que d’un article celui qui raconte qu’un homme s’est tué en essayant d’attraper un perroquet c’était à Lisieux. Quand une de vos lettres me témoigne du plaisir de celle que vous venez de recevoir de moi, comme vous faites dans la dernière, je meurs d’envie de savoir ce qui vous a plu en elle. Je ne sais jamais ce que je vous ai dit, je voudrais le savoir, je voudrais vous plaire toujours. Qu’est-ce qui vous plait Monsieur, qu’est-ce que je dois faire, qu’’est-ce que je dois dire ? Venez me raconter cela dimanche.
Vous vous êtes couché dimanche avec la voix enrouée, & lundi vous ne me dites pas si elle allait mieux! Monsieur cela m’inquiète, tout m’inquiète. Hier de votre côté le Ciel était horrible, j’ai eu peur. Loin de vous j’ai peur de tout. Je vois mille accidents possibles. Monsieur, quelles félicités dans le sentiment que je vous porte, mais quels tourments ! Vous ne répondrez plus qu’à cette lettre-ci quelle joie ! Adieu Dearest, adieu.
33. Paris, Mercredi 30 août 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai écrit bien des lettres. Vous me l’ordonniez ce matin. Mais il me parait impossible de quitter ma table sans en commencer une pour vous. Je viens de relire, et de faire plus que cela, vingt fois au moins, votre lettre. Elle est là devant moi et moi je suis à côté d’une place vide aujourd’hui, & que personne n’a occupée que moi depuis Vendredi. J’ai toujours les yeux tournés à gauche, & il me semble cependant que mon cœur doit tourner à droite pour aller vous chercher chacun fait son exercice & son devoir ; qu’ils seront à l’aise, occupés, reposés, ravis dimanche ! Monsieur croyez vous que dimanche arrive ? Vous êtes en route dans ce moment. Il me parait que vous devez dîner au Val Richer. Je voudrais vous y savoir de retour. Ce petit voyage, qui sait, vous aurez été exposé, l’air de la mer est vif, n’allez pas tomber malade, je ne resterais pas à Paris.
Jeudi 31. 9 heures
Je viens de faire un acte de vertu. J’étais au bas de l’escalier lorsqu’on me remet votre lettre. Je l’ai prise avec moi, elle est restée intacte pendant que j’ai fait le tout des Tuileries. Je la tenais bien serrée dans ma main enfin je ne l’ai ouverte qu’en rentrant. Quel bon régime ! Tous les matins une longue promenade, en rentrant une lettre. Il y a un régime plus doux que celui-là. Je ne puis pas dire meilleur comme santé, mais c’est égal. Je suis meux, je ne serai plus si faible.
M. de Noailles vint me voir hier matin, il me prit de le mener à Passy. Arrivés là Mad. Récamier ne le reçut pas ce qui me valut son bras pour ma promenade au bois de Boulogne. Nous causâmes de tout, la vicomtesse de Noailles est de retour d’Allemagne. Elle a vu l’ancienne famille royale. Elle dit de M. le duc de Bordeaux qu’il a un beau visage, mauvaise. Tournure, point de grâce, & qu’il est malhabillé. Elle trouve qu’il est plus retardé que développé pour son âge. Sa conversation se ressent de l’habitude de vieilles gens. Mademoiselle est charmante. Le duc & la duchesse d’Angouleme se font appeler roi et reine. Voilà le bulletin de Kirchberg.
Je fis mon diner hier plus tard que de coutume. Après, je marchai un peu avec Marie. Il fit trop froid pour la voiture ouverte.Je passais ma soirée entre M. de Noailles & Pozzo, beaucoup de haute politique, un peu dans le passé, beaucoup dans l’avenir. Eh bien, Monsieur, je m’ennuyai, je baillai, qu’est-ce que c’est ? Je ne puis plus causer avec personne. Vous m’avez trop envahie ; je vous ai trop donné tout, mon esprit comme un cœur. Je vous ai trop écouté. Je ne sais plus écouter personne. Et puis après ces huit jours, les plus beaux de ma vie ; vous me quittez ! Moi qui hais la solitude, je crois qu’aujourd’hui je m’en accomoderais mieux que de la causerie qui ressemble si peu à la vôtre. Je crois encore que dans le choix. J’aimerais mieux le tout petit bavardage dont vous n’approchez jamais, que ces entretiens qui cherchent à se rapprocher de vous sans jamais y atteindre. Pozzo a bien de l’esprit cependant, mais je le trouve quelques fois décousu. A propos, rien ne l’embarrasse comme lorsqu’on lui fait des questions sur l’Angleterre en ma présence. Il a un peu le sentiment que je pourrais y répondre aussi bien que lui, il n’aime pas cela. M. de Noailles en fit la remarque hier après qu’il nous eut quittés.
Il y a dans votre lettre ce matin un mot qui m’a paru fort comme "Qu’on a d’esprit dans le cœur." ! & je me suis mise à penser, repenser où je l’avais entendu qui me l’avait dit. Après. beaucoup de recherche dans ma mémoire j’ai trouvé que personne ne me l’avait dit mais que moi je l’avais écrit un jour à M. de Metternich, & voici pourquoi je m’en souviens, c’est qu’il me fit sur ce mot six pages d’écriture qui m’ennuyèrent à la mort, & qui me firent un peu regretter l’esprit que je venais de mettre dans mon cœur. Le cœur y perdit bien aussi quelque chose, car il ne faut pas m’ennuyer. N’ayez pas peur Monsieur je ne vous ennuierai pas. J’aime ce que vous me dites. J’ai regret de l’avoir pensé pour un autre que vous, mais vous le voyez. Cela n’a pas été long mon Dieu que j’aime à vous dire tout, tout. Mais il faut que vous soyez là auprès de moi, tout près. Qu’il y a loin encore jusqu’au moment où vous y serez. Que je vous remercie Monsieur, de tout vos arrangements de tous vos calculs pour les lettres.
Vous me soignez comme un enfant, comme un enfant malade, un enfant qu’on aime. Ce sera toujours comme cela n’est-ce pas ? Cela me donne même l’envie d’être toujours un peu malade. Voulez-vous avoir du style anglais, bien anglais, voici lady Granville. Je ne sais si elle vous divertirait comme moi ; mais elle a tellement le privilège de me divertir que tout ce qui me vient d’elle m’amuse. Midi. Je viens de parcourir les journaux. Comment le duc d’Orléans part pour l’Afrique ! Et Compiègne donc ? Mais cela ne nous dérangera pas n’est-ce pas ? Dites le moi bien vite, non vous n’aurez plus le temps par lettre, vous viendrez me le dire, oui oui vous viendrez. Adieu vingt fois mille fois adieu, & d’une si douce façon. Adieu. Je reçois dans ce moment un billet de M. Molé qui me dit qu’il y a un peu de choléra à Paris. Venez donc me dire ce que j’ai à faire. J’ai peur. Quand vous serez près de moi je n’aurai plus peur. Venez-je vous en prie. Adieu. Adieu.
34. Paris, Jeudi 31 août 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Quelle horreur je vous ai dit en terminant ma lettre. Il y a le choléra à Paris & je vous conjure d’y venir ! Ah Monsieur j’ai peur pour moi, & je n’ai pas peur pour vous. Qu’allez-vous penser de moi ? Et cependant, cependant, je recommence. Venez, nous veillerons l’un sur l’autre. 6 heures j’ai essayé de me promener au bois de Boulogne. Il fait froid, il fait sale. Je ne suis pas en train. Ce choléra me reste sur l’esprit. Donnez-moi donc du courage, je n’y penserai plus lorsque vous serez là. Maintenant j’en suis toute préoccupée. Je suis trop seule, je le suis même tout à fait, & je ne veux faire des avances à personne afin de garder ma liberté, mes bonnes heures de la matinée, que nous savons employer si bien. Ah que j’y pense, & quel frissons plaisir cela me donne ! Monsieur est-ce bien vrai que je vous verrai dimanche ? Vous me l’avez bien promis.
Je viens de recevoir une lettre de M. de Lieven une de celles qui me manquaient. Il me parle beaucoup du prince Metternich chez lequel il a passé une journée en grande causerie d’affaire. 9 heures. Je n’ai rien pris à dîner, je me suis sentie mal, j’ai fait venir mon médecin. Il m’a bien interrogée et puis il m’a assuré que j’avais un vilain accès de nerfs, & voilà tout. Ainsi vraiment de la poltronnerie, pas autre chose ; Monsieur voilà qui est bien misérable, & je vous conseille de me mépriser un peu j’avais besoin de vous dire cela encore ce soir mais je ne vous dirai pas autre chose car j’ai mal aux yeux. Je ne sais pas écrire à la bougie. Bonsoir, bonne nuit, je vous dis tout cela sur notre canapé vert. Dimanche je n’y serai pas seule. Ah quelle ravissante pensée !
Vendredi 1er Septembre 9 1/2 Je savais bien qu’il vous fallait un writing desk, & ce malheureux writing desk n’arrive pas. Pardonnez-moi. Monsieur ; c’est bien français de voyage sans son portefeuille, moi, je ne conçois pas cela ; il ne faut plus que cela vous arrive. Il me semble que je suis de mauvaise humeur ! C’est vrai je le sens un peu. J’ai eu une mauvaise nuit, à 7 heures je me suis rendormie. Je n’ai sonné ma femme qu’après 8 1/2 et en regardant à ma montre je me suis dit. J’aurai une bonne lettre dans mon lit, & j’y resterai encore un peu avec elle. La lettre est venue. Mes yeux, mon cœur dévoraient déjà cette enveloppe. Concevez-vous que la vue de ce papier rose m’ait refroidie un peu. Et puis quelques mots seulement !
Voilà ce que c’est de se réjouir, de croire. Il ne faut jamais croire. Je ne veux plus croire qu’à côté de moi sur mon canapé vert. Là point de mécompte n’est-ce pas ? Je reviens à la lettre ; après un petit instant de surprise j’ai couru à la fin, as in duty bond et j’ai fait tout ce qui me commandait ce duty. Mais franchement je ne l’ai pas fait comme de coutume. Vous voyez que je pousse la franchise jusqu’à l’impolitesse.
J’ai lu ensuite. J’ai joui de votre plaisir de celui de vos enfants, j’ai vu tout cela bien vivement devant mes yeux. Oui Monsieur j’ai joui, et un instant après j’ai senti mon cœur se gonfler, & mes yeux ne voyaient plus clair. Je n’ai plus de ces joies, et vous que de joies qui ne vous viennent pas de moi, tandis que moi, je n’en ai plus que de vous, oui de vous seul. Conservez-moi ce bien que j’ai trouvé. Monsieur conservez le moi tel, toujours tel que je l’ai connu pendant ces huit jours. Le jour où je le trouverais autre, je demanderais. à Dieu qu’il fût le dernier de ma vie.
J’ai reçu hier soir, M. Aston, M. de Hegel, sir Robert Adair le duc de Richelieu le duc d’Orléans ne va pas en Afrique, c’est le duc de Nemours. Vous allez donc à Compiègne, vous êtes obligé de venir à Paris. Ai-je douté que vous y vinssiez sans cela. Je n’en sais rien. Je ne sais rien bien clairement aujourd’hui. Monsieur venez, venez. Voici ma dernière lettre. Il pleut à verse, des torrents l’air e est tout obscurci. Midi. Mon médecin sort de chez moi, il ne me trouve pas bien. Venez donc Monsieur et je serai bien. Je ne vous dirai donc plus rien demain je parlerai au canapé vert, au coussin brodé. Et après demain, après demain ! Adieu, adieu !
[34] Paris, Samedi 2 septembre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Eh bien oui aujourd’hui avant neuf heures j’ai reçu dans mon lit vos douces paroles comme je les ai reçues comme elles m’ont rendue heureuse. Que je vous remercie, que je suis joyeuse. de penser à demain 9 heures. Dimanche Je fais porter ceci chez vous rien que pour m’assurer que vous êtes arrivé. Que vous êtes-ici, près de moi ; à quatre h. j’ai entendu rouler des voitures, mon cœur a battu bien fort. C’était vous peut être mais je m’occupe de bêtises. Vous êtes là je vous verrai dans quelques heures. J’aurai votre main ! Adieu le dernier jusqu’à ce joli moment.
Mots-clés : Relation François-Dorothée
35. Paris, Mardi 5 septembre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ah que hier soir ressemblait peu à avant-hier! J’ai trouvé notre condition abominable et puis je trouve que Je m’en suis très mal tirée. Je n’ai jamais été si gênée. Je n’ai pas été assez polie pour vous. Je l’étais davantage il y a trois mois. Je devais être hier comme il y a trois mois, j’ai été parfaitement sotte. Vous vous êtes très convenablement ennuyé. Vous avez été doux, poli, vous avez subi tout cela admirablement. Je ne suis pas encore revenue de l’assaut de Varsovie. Enfin Monsieur, je vous demande pardon de hier au soir. et puis vous dire adieu, comme je le dis aux autres ! C’est détestable.
Mais savez-vous que je suis très sérieusement inquiète de votre rhume. Je vous prie de commencer votre prochaine lettre par m’en parler. Vous aviez la poitrine très embarrassée hier au soir. Après votre départ nous nous sommes débarrassés de Pozzo, parce que mon ambassadeur voulait me parler. Il m’a tenu jusqu’à minuit. Avant cela il faut que je vous dise que selon l’usage vous êtes demain l’objet de la conversation. Pahlen vous trouve une tête superbe, de cette tête on a passé à tout ce qui en sort, & Pozzo a raconté un peu votre carrière ; il y a un point sur lequel j’aurai à vous demander quelque explication. Il me semble que je n’ai rien dit lorsqu’on a parlé de vous. Je ne me fie pas à ce que je dirais, j’aime mieux me taire ou à peu près.
Monsieur je manque complètement de tenue devant vous, & à propos de vous. Cela viendra peut être. Je ne vaux quelque chose que sur mon canapé vert et vous sur le fauteuil. L’habitude est prise & j’y suis fort naturelle.
Je passe à mon entretien avec le comte Pahlen. Il a été à Marienbad tout exprès pour voir M. de Lieven tout est pire encore que je ne me l’étais imaginé. Il n’y aura aucun moyen de le faire venir. C’est de la folie mais qui vient de très haut. Pahlen ne conçoit pas comment je me tirerai de cet imbroglio. Que d’absurdités il m’a coûtées. Il me parait qu’il est lui même fort embarrassé de certaine ordonnances dont je vous parlerai. Savez-vous le sentiment que j’éprouvais au milieu de ces confidences qui feraient frémir tout loyal Seythe ! Celui d’une parfaite sécurité et force ; et savez vous où je la trouve ? Ah Monsieur comme vous le savez. Je ne me suis trouvé dans mon lit qu’après minuit & demi. Ma nuit s’en est ressentie, et puis il m’est résulté que j’ai dormi longtemps ce matin. Je n’ai sonné qu’à 10 heures. Vous étiez parti depuis longtemps.
Vous courrez maintenant, vous causez de choses qui nous sont bien étrangères. Moi, je n’aurai aucune distraction, je passerai une triste journée, demain viendra déjà mieux parce que ce sera la veille de Jeudi. Monsieur, il y a quelque chose de mauvais en moi. J’ai l’âme inquiète des que vous vous éloigné, les premières vingt quatre heures sont détestables, je prends tout ce qui s’est passé pour un rien, et je ne respire librement que lorsque je reçois votre première lettre, ces lettres qui font si bien la continuation de nos doux entretiens. Je ne me suis par accoutumée au bonheur, à un bonheur si immense, si complet. J’y crois quand je le tiens ; ainsi il me faut votre main, ou votre lettre. à défaut de cela je suis vite démoralisée. Il me semble que toutes ces réflexions me viennent de ce mauvais adieu d’hier. Il ne faut plus que ce soit ainsi quand nous ne devons pas nous revoir le lendemain
1 heure
Le temps est triste, je n’ai nulle envie. de sortir, je ne suis pas sortie encore. Je trouve M. Duchâtel un homme bien heureux. Adieu Monsieur adieu. Je vais lire les journaux, & puis je lierai La fronde & puis j’essayerai une promenade. Je voudrais être arrivée à onze heures et me coucher. Cette montre qui va quelques fois si vite comme elle est lente aujourd’hui, comme tout me semble tourd ! Adieu. Adieu.
36. Paris, Mercredi 6 septembre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Pas de lettres ? J’étais bien préparée à n’en recevoir qu’une petite, mais je ne l’étais pas à rien du tout . Et bien voilà les plaisir de l’absence. et vous croyez que je pourrai me séparer de vous. Tout ce que je puis-vous promettre aujourd’hui c’est de n’être pas inquiète, mais un peu curieuse, et pas contre vous. Je m’en prends à tout le monde. hors vous.
Ma journée hier a été plus triste encore que je ne pensais. Une pluie à verse, des torrents qui ont rendu toute promenade impraticable. J’essayai la voiture fermée & je fis visite à Mad. Durazzo que Je n’avais pas encore été voir depuis mon retour d’Angleterre. Je la trouvai & cela ne m’amusa pas trop. Un mauvais taudis bien humide, bien triste, et au bout de cinq minutes on a fini avec elle.
J’ai lu jusqu’au dîner, & puis je ne sais plus lire. J’ai arpenté mon salon en long en large, voilà ma promenade, et le soir l’Ambassadeur de Sardaigne, sir Robert Adair, & un Russe ignoré de vous. Le comte Pahlen était à St Cloud.
Vous voyez que mes distractions n’ont pas été grandes. J’errais dans le château de Compiègne que je n’ai jamais vu. Je me figurais un peu Windsor ses magnificences, son élégance. Ce Roi venant arranger le matin mon appartement, s’y placer fleurs que j’aimais, & recommandant au service de mon appartement de me dire, lorsque mon mari ne l’entendrait pas, que c’était lui qui avait fait tout cela, et puis cette belle galerie que je traversais pour me rendre dans le salon du Roi, et où il avait toujours soin de se tenir sur mon passage pour me dire le bonjour familier avant le bonjour officiel et puis ces petits mots galants à table, ces recherches de tout genre. Après le dîner une musique admirable, tous les airs que j’aimais, ce Roi (c’est de George IV que je parle) spirituel, aimable cherchant à me plaire, à m’amuser.
Savez vous pourquoi je vous dis tout cela ? pour que vous sachiez, que si hier toutes ces séductions se fussent rencontrées sur mon chemin, ma pensée toute entière eut été à vous, auprès de vous. Et que si Mad. la duchesse d’Orléans a arrangé les fleurs de votre chambre à coucher je ne vous en crois pas moins obligé de souper à l a Terrasse, et toujours & sans cesse.
1 heures. Ah, voici la lettre. Ainsi donc elle met plus longtemps à venir attendu que vous êtes plus près. Cela n’est pas fort logique, mais que c’est charmant d’avoir une lettre, la tenir et comme je la tiens ! Je ne sais pas trop si je dois vous envoyer celle-ci, vous me faites presque une promesse qui m’en dispenserait ; Mais comme cela ne semble pas absolument sûr, et que vous êtes capable d’aimer, de désirer des lettres comme je les désire, comme je les aime je vous envoie celle-ci Monsieur, & je la charge de tout ce que me portait la vôtre. Je rentre d’une longue promenade aux Tuileries, je m’y suis promenée avec M. de Mëchlinen et un gros rhume que vous m’avez laissé. J’aime mieux mon rhume. Je l’aime même beaucoup. M. de Mëchlinen à force de m’ennuyer est parvenu à me faire rire. Et maintenant me voilà très parfaitement heureuse jusqu’au moment où je le serai trop. Adieu.
100. Paris,Lundi 23 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous m’avez écrit une aimable et bonne lettre. Nous allons redevenir plus aimables tous les deux, je me sens en disposition de M. Génie vient de me cela tout à fait. faire visite. Il part vendredi pour aller vous trouver si j’ai quelque chose je le lui donnerai. M. Lorain est venu hier sans me trouver, je viens de lui mander les heures où je suis chez moi. J’ai fait ma matinée hier à Longchamp. Ellice a imaginé d’y venir à pied depuis l’hôtel Bristol. Il est arrivé affamé & exténué. Je l’ai ramené chez lui. Le soir j’ai eu mon monde d’habitude et de plus M. Villers que revient de Madrid. Il a bien mauvais visage. Il a beaucoup parlé Espagne pour l’édification de Médem. Cela ne m’intéresse plus du tout.
Alava est nouveau ambassadeur à Londres ; nous le verrons à Paris ce qui me fait plaisir ce qui m’a frappé dans M. Villers est un peu de mauvais ton. Cinq ans de Madrid, & de Madrid en révolution, peuvent bien donner cela. La Reine de Hanovre me mande l’arrivée du grand duc le 18. si faible qu’il ne peut pas marcher seul. Le Roi de Danemark l’avait logé dans un Château qui n’a pas été habité depuis 40 ans. Il y avait bien de quoi prendre la fièvre. Elle ne me dit rien sur les mouvements ultérieurs. Je vais répondre aux questions de votre lettre. Le Hügel de Mühlinen n’est ni le diplomate, ni le voyageur. C’était son attaché ici. Au sur plus ils ne se sont pas battus. Mais Mühlinen est presque fou. Il a menacé le roi de Würtemberg de publier sa correspondance particulière avec lui s’il n’augmentait sa paie. & je crois. que le Roi a fléchi. Sa femme veut se séparer de lui M. Ellice dit qu’il est venu à Paris pour moi, mais on dit qu’il y est venu pour autre chose, qu’il ne veut pas se trouver à Londres si on discute à la Chambre basse l’affaire de Lord Durham. Il est trop lié avec lui pour voter contre, & il lui serait impossible de voter pour quant à ses affections ministérielles. Il est pour Melbourne sans plus, & un peu contre tous les autres. Il veut que Spring Rice, Glenely et Powlett Tompson sortait et qu’on les remplace par Lord Morpeth, Francis Baring & & il voudrait bien aussi chasser Lord Palmerston, mais cela serait plus difficile.
Pourquoi êtes vous toujours enrhumé ? le changement d’air va vous faire du bien. Je m’arrange beaucoup mieux du l’air frais que de la chaleur, mais je n’ai encore à me vanter de rien, et vos glorieuses journées vont m’enlever le peu de sommeil que je prends. On me fait un bruit épouvantable déjà. Je pense quelques fois qu’il n’est pas convenable que je reste ici pendant ces vilaines journées. Mais quelles bonnes journées tout de suite après ! Adieu, adieu en dépit de votre rhume.
101. Paris, Mardi 24 juillet 1838 ,Dorothée de Lieven à François Guizot
Quel bonheur quand il n’y aura plus de lettre à écrire ! Voilà une exclamation d’amour et de paresse. Faites les proportions. Ma nuit a été si mauvaise que j’ai dormi jusqu’à dix heures dans le matinée. Il faisait frais cependant, presque froid en vérité. Ma journée hier a été tellement rien du tout que je n’ai pas de compte à vous en rendre. Je n’ai vu personne que Madame Durazzo et Madame Pozzo. A propros le vieux Pozzo est retenu à Londres parler conférences. Il n’a plus de calcul car Dieu sait comme elles iront. On ne s’arrange pas pour le partage de la dette.
Lady Cowper m’a écrit une amusante lettre toute remplie de petites choses. Entre autres, le duc de Sussex qui est un sot comme vous allez voir a donné à dîner au Maréchal Soult en invitant aussi Sébastiani & Flahaut & en portant la santé du Maréchal il a raconté l’histoire de la candidature pour l’ambassade. Lady Cowper ajoute que Flahaut a fait bonne contenance mais que si Marguerite y avait été, on est sûr qu’elle lui aurait jeté un plat au visage. La Reine à son dîner diplomatique a pris le bras de son oncle, de Coburg, ce que les Ambassadeurs ont été obligés de subir ; mais en revanche ils ont pris le pas sur son frère de Linauge, ce qui a déplu à la Reine. Le bruit court à Londres que le grand duc n’y ira pas cette année. J’ai prié la Reine de Hanovre et mon frère de m’apprendre enfin ce qui va devenir mon mari, car toujours encore je n’ai pas un mot de lui.
Savez-vous que je vis exactement comme je ferais à la campagne ? Comme cela me déplairait fort à la campagne, & comme cela me plait parfaitement ici. De l’air, beaucoup d’air, des heures fort bourgeoises, de la solitude ; mais comme elle est volontaire, voilà la différence. Et puis deux fois la semaine du monde, pour me bien prouver que je fais bien de ne pas le recevoir tous les jours, car il ne m’amuse point du tout. Le Pape a de l’Esprit. Comme il y en a peu dans le monde ! Adieu. Mardi prochain à cette heure-ci midi & demi que d’adieux !
Mots-clés : Diplomatie, Politique (Angleterre), Réseau social et politique
102. Paris, Mercredi 25 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ellice est entré chez moi hier matin en criant " Vive M. Guizot. Le précepteur est trouvé, une merveille, " et vraiment M. Ellice est d’une joie & d’une reconnaissance sans pareilles. M. Lorain est venu chez moi un moment après, et tous les arrangements ont été faits en ma présence. Je vous remercie beau coup d’avoir si bien arrangé cette affaire. Je n’ai pas vu l’homme mais Ellice le trouve plus gentleman que qui que ce soit.
La petite Princesse et son mari m’ont enlevé un peu de temps hier matin, mais il faisait assez laid et je n’ai pas songé à Longchamp. J’ai fait une visite à Auteuil. Une fort petite promenade après, le dîner ; et puis une heure tout à fait perdue chez moi de 9 à 10. Comme je ne puis ni lire ni travailler. le soir, je vois qu’à moins de très beau temps il me faut un peu de société. Je n’innoverai rien jusqu’à votre arrivée, soyez tranquille. Mais après le honey moon comme vous l’appelez, je reprendrai peu à peu mes anciennes allures. On dit qu’il est sérieusement questions d’appeller le fils du duc d’Orléans, si fils il y a, comte de Paris. On espère qu’il viendra au monde ou le 29, ou le 3 août, ou le 7 ou le 9. En effet voilà plusieurs bonnes occasions. Ce serait maladroit de ne pas en profiter. Londres va finir cette semaine, je me fais fête ds revenants. J’aime votre voisin, ce grand prôneur des mérites de l’Angleterre. Ah quel beau pays. Décidément il faut que nous y allions ensemble, en passant par Boulogne. Que de rêves !
L’Egypte & la Belgique occupent ici le cabinet. Appony était fort interisting & Le comte Pahlen sera de sérieux hier. retour avant le 20 août, je m’en réjouis. Mais nous allons perdre la petite Princesse, quel dommage ! Adieu. Je vous quitte pour aller me réchauffer les pieds au jardin. Voilà où nous en sommes en fait d’été, mais je ne me plains pas, j’aime ceci mille fois mieux que le chaud.
Adieu. Adieu. J’ai des moments de tristesse abominable depuis quelques jours. Vous en sauriez croire tous les efforts que je fais pour combattre cela. Car c’est affreux de me livrer aux souvenirs les plus doux. Je n’ose pas regarder en arrière. Et mon avenir ? Je n’en ai pas. Ah si je n’avais pas votre tendresse, je serais perdue. Ne m’en ôtez rien, jamais, jamais. Adieu.
Mots-clés : Diplomatie, Politique (Internationale), Réseau social et politique
103. Paris, Jeudi 26 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ma bonne matinée de Longchamp a été raccourcie hier par les visites de M. Ellice. M. Villiers, & l’Ambassadeur d’Autriche. Chacun a eu son tête à tête. Villiers a de l’esprit et comme nous en sommes pas sortis des affaires, hier il avait bon ton. Il avait eu la veille une très longue conversation avec le Roi, il en est revenu très frappé de l’habileté, de la plausibilité, (dit-on cela ?) avec les quels le Roi défend ses opinions, car ils n’étaient pas de la même opinion sur l’affaire d’Espagne. La Belgique occupe tous les Cabinets. Le vôtre défend les intérêts de Léopold un peu trop. Celui de Londres reste encore d’accord avec nous. S’il persiste il faudra que la France aussi se range. En général nous sommes fort contents pour le moment de Lord Palmerston dans les deux questions d’Orient et de la Belgique. Je ne sais si cela se soutiendra.
J’ai fait courtement Longchamp par un temps assez froid. Mon dîner solitaire ensuite, et puis un peu de promenade encore en calèche. Marie m’a lu le soir le partage de la France pas l’empereur Nicolas. Vraiment mes Anglais sont trop niais. Comment aller gravement insérer cette bêtise dans les premiers journaux anglais ? Vous avez plus d’esprit ici. J’ai mal dormi, je me sens mal à l’aise ce matin. Je ne sais ce que c’est. En tout cas il n’y a pas de ma faute, car il est impossible de se mettre à un régime plus sain que le mien. Mes Anglais ont dîné hier chez M. Molé.je crois qu’ils dinent chez M. Decary aujourd’hui. Villiers part ce soir. Ellice ne veut partir qu’après vous avoir vu. Voilà une visite un compatriote vite adieu. Adieu.
104. Paris, Jeudi 26 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Longchamp 4 h.
105. Paris, Samedi 28 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je vous remercie de votre bonne lettre nous n’avons plus en tête vous et moi que le 31. Il est si près et ce sera si joli qu’il me semble qu’il ne viendra jamais. N’y aura-t-il pas une émeute demain ? Ne serai je pas tuée ? Voilà qui est possible. Mon fils Alexandre n’a pas renoncé à ces projets de mariage. Il attendra 6 mois comme je lui ai dit de le faire, et puis je crains qu’il n’attendra plus. J’ai parlé de la religion des enfants comme une condition de rigueur, c.a.d. les fils luthériens, et je crois que cela fera la grande difficulté. Sa lettre est une bonne lettre et me touche. M. Ellice et le petit Howard sont venus un voir à Longchamp hier matin. J’ai ramené Ellice qui était venu à pied.
Le soir j’ai fait visite à Madame j ai trouvé M. de la Rovère de Steakelberg un très drôle homme. Quelle idée d’aller épouser Melle de Steakelberg. Ellice m’a lue des lettres de Londres selon lesquelles vraiment le parti libéral (Whigs libéraux) veut absolument une modification dans le ministère. Le Cabinet est fort divisé. Minto et Melbourne, à la Chambre haute, Horwich & John Russell à la Chambre basse se donnent des démentis en pleine séance. Cela a une étrange mine, et ne peut pas durer ainsi. Votre gouvernement ne veut mettre la main à la question Belge que pour la résoudre. Ainsi plus de protocole qui ne soit le dernier. Nous verrons.
106. Paris, Dimanche 29 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vos fêtes dérangent tout. Ma lettre est venue à la poste trop tard hier. Aujourd’hui je vous l’envoie en me levant ce qui fait que je vous écris bien vite. Après demain nous nous verrons je n’ai donc rien à vous dire que ma joie, ma vive joie. Ellice est venu à pied encore me trouver hier à Longchamp. Il arrivait armée d’un formidable Vines qui renferme une lettre de M. Urgethart à Lord Palmerston dans cette lettre le ministre des Affaires étrangères est accusé de complicité dans la publication du Portfolio cette affaire va être grave pour Lord Palmerston. Ellice espère & croit qu’elle lui coutera sa place ; nous verrons. J’ai été hier soir à Auteuil. Il y avait assez de monde, mais pas de conversation. Je voudrais voir cette journée finie. Ce sera un bruit effroyable. Je m’en vais à Longchamp à midi, pour autant de temps que possible, mais il faudra bien finir par revenir. Adieu. Adieu.
Mardi à 4 h. du matin vous passerez devant mes fenêtres. Et j’aurai la bêtise de dormir ! à midi & demi je serai bien éveillée, bien impatiente, bien heureuse. Adieu.
75. Champs-Elysées, Jeudi 28 juin 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je vous ai rencontré hier, j’ai vu le visage réjoui de Guillaume. J’ai vu, entrevu le vôtre, tout cela si rapidement que cela avait l'air d'une mauvaise plaisanterie. Je n'ai pas su si j’étais aise ou fâchée de cette rencontre ; ce matin j'ai lu cette lettre si tendre, si bonne ; je vous en remercie, si tendrement ! Je me suis donnée hier bien du mouvement pour me distraire. J'ai hâté le déménagement. Je me suis fatiguée, j’ai parfaitement mal dormi. Il y a une heure que je suis ici. Vous voyez à mon écriture que je n'ai pas les nerfs en bon état. Il pleut à verse, je me reposerai au Val-Richer. Je n'ai pas la force d'écrire, et j’ai tant tant à vous dire !
Lady Granville est à Versailles. Je ne verrai pas une âme aujourd’hui. Je me caserai. Je crois que je serai bien ici. Je viens de recevoir une lettre de Pétersbourg de mon banquier. Il me dit que mon mari a sanctionné les payements faits & ordonnés pour l’avenir 4000 fr. par mois qui m'a mis à 48 au lieu de 55, qu'il me donnait jusqu’ici. C'est une décision pitoyable. Que me conseillez vous ? Faut-il réclamer auprès de lui ou de mon frère ? Doucement ou fortement ou pas du tout ? Vous voyez que je ne suis rien sans vous.
Ah que le temps va être lourd, insoutenable, j'en suis accablée d’avance. J’ai envie de pleurer vingt fois le jour. Je suis si abandonnée. Il me semble qu'il y a un an que je ne vous ai vu. Où trouver du courage ? Adieu Je vais relire votre lettre, mais la relire, c'est pleurer. Donnez-moi de la force. Adieu. Adieu, que le ciel veille sur vous. Je suis si accablée qu'il faut que vous veniez chercher un adieu, je ne saurais me lever pour vous le donner et j’en ai besoin, bien besoin. Adieu.
76. Paris, Vendredi 29 juin 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous ne sauriez concevoir la triste journée que j’ai passée hier. Pour la première fois depuis que j'habite Paris je n’ai pas vu une âme, personne absolument personne. J’étais si lasse et si triste que j’ai fermé ma porte il est venu quelques habitués. Ce soir on les a renvoyés. Je me suis couchée à 10 h. Je n’étais pas sortie du tout. La pluie a été incessante. J’ai dormi jusqu'à 3 heures, alors les oiseaux m'ont réveillée. Ils m’ont parfaitement impatientée. Ils ne chantaient pas en cadence, il n'y avait pas moyen de battre la mesure c’était insupportable. Voilà donc ma nuit finie. Cependant, je suis bien ici, l’air est meilleur que dans la rue Rivoli, les chambres plus hautes, enfin je serai bien je crois, si je n’accoutume à la musique désordonnée des oiseaux.
A 9 heures j'ai eu votre lettre de Lisieux. A thousand thanks ! J’attendrai dimanche et dites-moi bien ce que je dois dire à mon mari. Ma lettre écrite ce jour là le trouvera à Hanovre. C’est étonnant comme un changement d'habitation éloigne les impressions de la veille. Il me semble que je ne suis plus à Paris, je ne sais plus ce qui s'y passe, je ne me rappelle personne. La Normandie à la bonne heure, je m'en suis rapprochée. Comment ai-je pu être accoutumée à vous voir. tous les jours. Deux fois le jour ? Vous ai-je montré assez de joie de cette douce habitude, ne m’est-il pas arrivé quelques fois de ne pas assez l'apprécier. Aujourd’hui si je pouvais me dire à midi 1/2 que je serai heureuse.
Adieu, je ne vous mande par de nouvelles. Je n'en ai point, je ne sais rien. Demain je dîne avec M. Molé chez Lady Granville. Aujourd'hui j’irai chez elle à Longchamps, si la pluie ne vient pas déranger cela. Adieu. Adieu, que de fois nous allons écrire cette triste et charmante Parole !
Mots-clés : Discours du for intérieur, Relation François-Dorothée
77. Paris, Samedi 30 juin 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai passé ma matinée hier à Longchamps. Avant de m’y rendre j’ai été voir Bagatelle. La plus charmante maison, le plus joli jardin de l'Angleterre ! C’est beaucoup ce que je dis là, et ce n’est pas trop. Il est convenu que vous ne vous offensez pas de mes propos dans ce genre ; mais il n’y a rien qui approche de cela en France. Venez voir Bagatelle transformé par un Anglais. Nous n’avons parlé qu'Angleterre le matin, Angleterre le soir, car je suis retournée à l’Ambassade après dîné. à 9 h 1/2 je suis rentrée pour me coucher. La nuit n’a pas été meilleure c’est pitoyable. Cependant rien ne me manque ici. J’y suis très bien.
Les lettres d'Angleterre sont remplies de petites bêtises. Je n'en ai point reçues. Je vous redis les lettres des autres. Ainsi Madame de Strogonoff avait reçu dans la seule journée de Dimanche mille & 74 visites ou cartes de visite, tous des gens qui veulent être invités à son bal. Des querelles d’étiquette interminables. La procession arrangée ad libitum et sans en donner avis aux diplomates. Pozzo dans tous les embarras, les tracas de toute petites choses. Il ne va pas à cela du tout. Il me semble que je manque beaucoup. Vous ne sauriez croire comme je dépasse vite des embarras de cette espèce, & la grande réputation que j'avais pour cela, on venait toujours me soumettre ces choses et j’éclaircissais tout tout de suite. Au reste aujourd’hui, je mourrais du train et de la fatigue de Londres. On dit que jamais on ne vit pareille chose ; et que c’est en même temps un spectacle fort singulier que l’aspect de tout le monde fou sans savoir pourquoi ?
Pardon de ma demi feuille, je ne m’en étais pas aperçu en commençant. Lord Granville a lu les rapports du ministre anglais à Stockolm. L’empereur a été aimable pour tout le monde, mais cédant toujours le pas à son fils, attendu que lui même n’y était qu'incognito. Le Roi de Suède comblé, flatté. Les Suédois aussi.
Que faites-vous ? Je ne vous demande pas à quoi pensez-vous. J’aurai bien de la peine à m’accoutumer à ma vie présente. J’ai un profond dégoût pour toute chose, et pour tout le monde. Je n’ai pas encore été voir la petite princesse, je n’ai pas reçu une créature vivante. Il n'y a que les Anglais que j’aime à voir. Je suis bien triste, bien triste. C'est si long ! Adieu demain matin j’attendrai un adieu de vous. Cet échange est plus joli de près. Voilà mon expression favorite comme vous dites. God bless you.
Mots-clés : Absence, Réseau social et politique
78. Paris, Dimanche 1er juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Voici un mois qui ne nous a pas appartenu l’année dernière. Sera-t-il à nous davantage cette année-ci ? J’ai pour lui de mauvais pressentiments.
Je viens de recevoir votre lettre que nous sommes loin ! Comment ce n’est qu’une réponse à ma lettre de jeudi ? Je voudrais un peu plus de civilisation à la France, et ce n’est pas à vous seul que je parle mal d’elle. Hier j'ai blessé M. Molé qui demandait à Lady Granville une cuvette pour y placer des roses coupées très court. Elle n'a jamais pu comprendre ce que c’était qu’une cuvette et elle apportait l'une après l’autre tous les grands bassins de la maison. Enfin j’ai expliqué à chacun d'eux que les Anglais se lavaient les mains jusqu’au poignet, & les français le bout des doigts. M. Molé s’est récrié, et puis il a fini par convenir que les grands bols étaient de toute fraîche date. C’était M. de Decazes qui avait apporté toutes les roses du Luxembourg. Ces deux messieurs Monsieur Maréchal et Tcham, voilà tout le dîner. En sortant de table, M. Molé a pris place sur le petit tabouret et nous avons causé seuls pendant une heure, de tout. Il ne veut pas attacher une grande valeur aux rentes de M. H Vernet. Il dit qu'il y a quelque petits amélioration, mais rien de marquant. Le voyage de Stockolm lui paraît de la folie. Je lui trouve l’air préoccupé, pas de très bonne humeur. Il ne quittera pas Paris : les conférences pour la Belgique le retienne. Il est venu des lettres de Londres. Le couronnement a été superbe, touchant. Il me semble que vos journaux aussi en parlent bien. Je pense beaucoup à Londres. Mais je pense encore plus au Val-Richer. Et puis je pense à moi, si seule, si triste. Je vous remercie d’être triste aussi et de me le dire, cela ne me fait pas de mal. Cela me fait du bien, j’aime votre chagrin. Quel horrible égoïsme !
Je ne vous parlerai plus de mes nuits jusqu'à ce que j'ai à vous les annoncer bonnes. J’ai été à Longchamp, & à Auteuil hier matin. J’avais de l’air tant que je peux, cela m endort de rien. Il faut que ma lettre soit à la poste de bonne heure. Adieu, les choses sont bien mal arrangées dans ce monde, je pousse un gros soupir, il ne me soulage pas. Je sais bien ce qui me soulagerait. Adieu. Adieu.
79. Paris, Lundi 2 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je vous remercie de votre lettre, de vos conseils, ils sont bons, je les suivrai & dès aujourd’hui. Je suis un peu indignée, ce qui fait que je crains le ton de ma lettre, mais il faut la faire Je n’ai pas encore ouvert le paquet de livres. La petite fille me touche, nous verrons si elle me plaira cela n’est pas aussi sûr parce que comme vous le dites ce n’est pas facile. En fait de lecture depuis que vous m'avez quittée, j'ai lu les Mémoires de Knighton deux gros volumes, remplis de niaiseries, mais où je croyais toujours trouver mieux que cela ; (c’est mon temps) et il n'y a que deux ou trois lettres de George quatre qui m’ont intéressée et cela encore parce qu'elles prouvent des faiblesses de caractère incroyables, mais je l'y retrouve. Les journaux français anglais. je les dévore, les détails de ce couronnement, où je me retrouve encore m’intéressent ridiculement, et puis j’ai lu l’article de Croker sur le Maréchal Soult Il a eu en effet singulier; celui de faire applaudir Le maréchal non seulement dans les rues, mais dans l'abbaye, oui dans l'abbaye, c’est trop, car là il n'y a pas de mots, rien que les hautes classes. Vous jugez comme il en est enflé. Les lettres que j’ai reçues, celles que j'ai lues sont remplies de détails intéressants. La Reine a été vraiment étonnante. Mon fils aussi me mande qu’il n'a rien vu de plus gracieux, de plus digne ; de plus charmant que toute sa tenue, tous ses mouvements, toutes ses inspirations pendant les cinq heures entières qu’elle est restée en scène dans l’église.
La Reine n’est pas contente du duc de Nemours. Il est entré dans sa loge à l'opéra pour lui faire visite. Elle a trouvé cela très familier, et elle a raison. Nous nous sommes communiquées nos lettre & nouvelles hier matin Lady Granville & moi. Nous étions un peu émues l’une & l’autre. Le froid Lord Granville l’était bien aussi. On dit que Melbourne a pleuré comme un enfant à l'église. Le Duc de Wellington aussi. On cite ceux-là, il y aura eu bien d’autres larmes. La reine en a versé un peu pendant le sermon. Elle a été abîmée de fatigue.
J'ai reçu hier au soir. Tout ce qui reste ici est venu. Lord Granville revenait de Neuilly. Il me dit qu'on y est inquiet de l'Egypte. L’affaire devient grave. Je vous ai quitté pour écrire à mon mari, cette lettre m’a été odieuse à écrire. Je l’ai adressée à la reine de H. pour qu’elle la lui remette. J'écrirai à mon frère par un courrier. Me voilà fatiguée, & les nerfs un peu agacés. Je vous quitte. Il me semble que je sais aussi peu vous écrire que vous parler. Je ne puis pas traiter le sujet de notre séparation. Elle m’est insoutenable. J'en ai de l'humeur autant que du chagrin. Il me faut du temps, du temps pour m’accoutumer à cette horreur. Est-ce qu’on s'habitue à cela. Adieu. Le temps est tourd, et je suis si triste !
Mots-clés : histoire, Politique (Angleterre), Vie familiale (Dorothée)
80. Paris, Lundi 2 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Ma matinée s’est passée hier à Longchamp. Le soir j'ai été faire une visite à Boulogne, et avant 10 heures j’étais à ma toilette pour me mettre dans mon lit. Je ne sais rien , je n'ai rien à vous conter, et je n’ai pas encore votre lettre. Je reviens sur des vieilleries. M. Molé m’a dit qu'à vous la rétractation de M. de Talleyrand n'a pas fait le moindre effet, d’ailleurs on n’a pas trouvé que les termes de cette pièce fussent assez humbles ni assez forte.
On calcule que le jour du couronnement le prix des places payées s’est élevé à 200 m £ c'est-à-dire cinq millions de francs. Cinq cent mille âmes de plus dans la ville, & au moins un million de spectateurs. Je ne puis par digérer encore les applaudissements au Maréchal à l'abbaye. Sébastiani en fait un rapport pompeux qui veut dire qu'il a eu raison de s'opposer à la nomination de Flahaut. Imaginez Marguerite et sa fureur lorsqu’elle a entendu les bravos ! Quand au Maréchal il en reviendra plus glorieux que s'il avait gagné la bataille de Toulouse.
Est-il donc vrai que ce soir il y a huit jours nous étions encore ensemble ? Que vous me donniez le bras sur le trottoir. Ah mon Dieu. Il me paraît qu’il y a quatre mois ; & que vous devez revenir ce soir, si vous voulez tenir votre promesse. " que le jour me dure " & & Je sais très bien cette chanson. Voici votre lettre. Cela me parait si peu de chose. Comprenez-vous bien que ce n’est pas une grossièreté que je vous dis là. Dans quelque temps je trouverai peut être que c’est beaucoup. Aujourd’hui encore cela m'est impossible.
J’ai écrit un peu à tout le monde en Angleterre. J'ai bien plus de temps ici. Je n’attends personne à midi 1/2 Je n’attends personne jamais. Adieu, Adieu.
Mots-clés : Diplomatie, Politique (Angleterre)
81. Paris, Mercredi 4 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai reçu votre lettre, vos poissons. Comme tout à coup tout a changé pour nous. C’est si abrupt. Des habitudes si étrangères à nos habitudes. Des sujets de conversation se différents. Au lieu de politique vous m’envoyez des carpes. C’est égal, j'accepte tout ce qui me vient de vous. Je vous prie de ne pas manger beaucoup de carpes, de têtes de carpes surtout. J’ai vu M. de Talleyrand à Londres, très près de mourir de cela.
J'ai été hier un moment chez la petite Princesse. Il est très vrai que je la néglige il est très vrai que je suis difficile. Il faut me plaire beaucoup pour m’intéresser un peu, et elle a trop de petit esprit & de petites manières gentilles pour me convenir beaucoup. Cependant, je conviens qu’elle me fera une ressource, quand je n’aurai plus rien. J'ai été à Longchamp jusqu'à cinq heures, & puis un moment à Auteuil. C’était une matinée de réception & il n'y avait à peu près personne. Lady Canterbery qui lorsqu’elle m’a vu venir de loin a vite quitté son siège pour se promener seule dans le jardin. Ici on la comble de politesse & une Anglaise comme moi ne la salue pas, la pauvre femme a erré longtemps et puis elle est partie sans vouloir s'approcher de la maîtresse de la maison.
Je suis rentrée pour mon dîner ; je me suis fait traîner après, & j’ai fini par Lady Granville encore. Ah, pour celle-là, elle me plait.
Les conférences pour la Belgique vont commencer à Londres. Ce ne sera ni une petite, ni une courte besogne. Je ne sais ce que fera Pozzo. Il voulait quitter le 15 pour venir passer 3 mois à Paris ! Si Matonchewitz n’avait pas été déserteur on l'enverrait à la conférence. Je ne sais si l’Empereur voudra se donner cet air de faiblesse.
La petite insurrection à Stockolm qui a misé de si près la visite de l'Empereur me parait un fait curieux. Cette visite n’aurait donc flatté que le Roi. Je ne sais rien de vos affaires ici, et il n’est pas vraisemblable que j'en apprenne rien. Je ne fais attention qu'à ce qui me vient de sources directes et celles-là ne sont pas à ma disposition. M. Molé m'a promis une visite, mais je ne fais pas le moindre cas de ses promesses.
La Reine est dit-on inquiète de la taille énorme de sa fille. Elle accouche dans quinze jours.
Je n’ai pas de lettres de mon mari. J’ai écrit aujourd’hui à mon frère.
Il fait chaud. Et le temps passe bien lentement. Il me semble même qu'il s’arrête. Ah mon Dieu qu'il y a loin jusqu’à de bons moments ! Adieu. Adieu. Est-ce que je ne vous parais pas d’un peu mauvaise humeur ? Je crains que mes lettres ne soient maussades. Je suis si transparente. Et mon chagrin prend quelques fois de si vilaines formes. Vous êtes bien mieux élevé que moi. Adieu adieu.
82. Paris, Jeudi 5 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Mots-clés : Politique (Angleterre), Réseau social et politique
83. Paris, Vendredi 6 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Mots-clés : Diplomatie, Réseau social et politique
84. Paris, Samedi 7 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Mots-clés : Réseau social et politique
85. Paris, Dimanche 8 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Que je vous remercie de me raconter si bien mon caractère. Vous avez mille fois raison dans ce que vous me dites de moi, dans l’explication de mon humeur, surtout dans ce que vous me dites de ce sentiment profond de ma douleur. Voilà ma passion, intime, immense ma douleur. Dieu m’a retiré ce que j’aimais tant, parce que je l’aimais trop. Que serai- je devenue en avançant dans la vie ? Je frémissais d’avance en songeant à l’avenir de mes enfants. Quel pays, quel maître, quel dieu hélas ! Tout cela me donnait des angoisses inexprimables pour eux, pour eux, pas pour moi. Ils n’étaient déjà plus faits pour cette horrible patrie. Ils en ont trouvé une. Ah monsieur et je n’y suis pas avec eux ! Dites-moi que j’y serai, bien sûr. Je vous ai dit que le dimanche je suis toujours plus triste qu’à l’ordinaire. Votre lettre y a ajouté aujourd’hui, mais je vous en remercie, je vous en remercie beaucoup, bien tendrement.
J’ai passé une matinée hier à Longchamp. Il me semble que je puis me dispenser de vous le dire, je n’y manque jamais. Mon temps passe doucement gaiement avec Lady Granville. J’ai même ri & beaucoup. Le soir nous nous sommes retrouvés chez Mad Appony. Il y avait beaucoup de monde. J’en suis partie lorsque la musique commençait c’était un petit prodige de 9 ans qui allait jouer. Je ne peux pas supporter les prodiges, & il n’y a que mon enfant à moi que j’aimerais écouter. Le Kielmansegge y est venu. Je me suis fait conter tout le Hanovre. Il en vient. Il adore son roi qu’il trouve le Roi le plus gai, le plus franc le plus courageux & la plus bon enfant du monde. Il ne pense pas qu’il rencontre d’embarras sérieux dans son chemin. On l’aime dans les masses, et il est parfaitement sans souci. La reine fort vieillie, toute occupée d’Étiquette et de magnificence. La cour la plus somptueuse, & le revenu de l’état passant dans des habits brodés. Voilà à peu près ce qu’il m’a dit. Il a une grande vénération pour moi, par tout ce qu’il a vu que ces royautés me portent de tendresse. Outre lui j’ai causé avec M. d’Arnim. Il n’y avait que cela pour moi.
Le matin j’avais eu de longues visites de la petite princesse. Mad. Appony & la Duchesse de Montmorency. Quelle ménagère que cette grande dame française. Elle ne m’a vraiment parlé que pounds and shillings, et je sais au bout des doigts tout ce qu’elle est obligé de nourrir, éclairer et chauffer dans sa maison. Elle m’ a assurée qu’elle avait une fortune très modique. Cela m’est bien égal.
La petite Pozzo a fait une fausse couche de 6 mois. C’est hier que cet accident lui est arrivé. Jugez comme le vieux Pozzo va être désolé.
On disait hier que la Duchesse d’Orléans s’était blessée dans la chambre. Je ne sais si c’est grave.
Je recevrai ce soir ; s il y a qui recevoir. Le salon de Mad. Appony ne me guide pas, il y avait trois dames anglaises divorcées, quatre dames françaises qui auraient dû l’être si les maris français ressemblaient aux Anglais. 14 petites filles, et des hommes beaucoup mais sur lesquels je ne connaissais que trois diplomates. Je me suis retrouvée dans mon lit à 10 1/2. Je n’ai pas de bonne raison pour y entrer, car le sommeil n’y entre pas avec moi. Adieu, adieu, je voudrais bien causer avec vous mais de près.
86. Paris, Lundi 9 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je ne sais quel est le mot du 83 qui vous a déplu. Je ne sais jamais ce que je vous ai écrit une heure après que ma lettre est partie. Mais ce que je sais, c’est que mes lettres doivent se ressentir de la disposition de mon esprit ; que celle-ci est mauvaise ; je ne veux pas vous montrer de l’humeur, du chagrin ; je ne veux pas non plus me laisser amollir le cœur en vous écrivant. Je veux subir sans me plaindre cette longue séparation. Si je me laissais aller à la plaindre, je deviendrais injuste, ou je deviendrais trop tendre. Je fais comme vous, je cherche à me distraire en vous écrivant, car vous me dites cela dans le N°. de ce matin. Je cherche même plus. Je voudrais me rendre le cœur un peu dur ; cela va mieux à ma situation, je reprendrai mon naturel vers la mauvaise saison, qui sera la bonne. Ne trouvez-vous pas que voilà bien de la philosophie, & que cela ne me va pas du tout ?
J’ai fait hier matin quelque visite. Une entre autre à Mad. Rotschild de Boulogne, visite très intéressée, car je venais d’apprendre qu’on va louer l’entresol de l’hôtel Talleyrand, & je veux l’avoir. Elle m’a promis qu’il me serait réservé. Elle va m’envoyer M. Desniou pour les arrangements. Je verrai. Toute la diplomatie est venue chez moi hier soir, c.a.d. les grandes puissances. Et puis les Stackelberg, Durazzo, Acton, la petite princesse et quelques jeunes Anglais nouvellement arrivés. Médem ne pense pas que les conférence pour la Belgique puissent reprendre. La France ne veut s’en mêler que pour terminer et il n’y a aucune apparence encore de nous entendre. Lord Granville part à la fin de la semaine. Quelle perte pour moi. Comme je n’ai plus entendu parler de l’accident de la Duchesse d’Orléans, je suppose qu’il n’aura pas eu de suite.
La petite Mad. Pozzo s’était trompée à ce qu’il parait. Les médecins ici ont dit qu’elle n’avait jamais été grosse. Voilà qui est pire que la fausse couche. J’ai eu une bonne longue lettre de Lord Aberdeen. Il persiste à croire que la réaction augmente, & que les Torrys arriveront au pouvoir en dépit de la prédilection immense & affichée de la Reine pour Lord Melbourne. L’affaire de Lord Durham devient embarrassante. Vous lisez les discussions, à la Chambre haute ? Lord Granville pense que cela aura des conséquences. N’attendez jamais de moi des nouvelles françaises. Je n’en sais que par vous. Les diplomates étrangers n’en savent jamais, & et ce n’est qu’eux que je vois. Pas un mot de mon mari. Il m écrit sans doute de Hanovre par respect humain ; c.a.d. par respect pour la reine. Quel mari ! Adieu.
87. Paris, Mardi 10 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous vous levez de bien bonne heure. Votre lettre ce matin est datée de 6 1/2 vous avez raison, il doit faire charmant à cette heure là. Je voudrais veiller et dormir à l’air. J’y passe tout mon temps, l’air de Longchamp est excellent mais celui des Champs-Elysées, c’est une autre affaire. Je j’y pense pour pense bien à vos bois autre chose encore que pour l’air ! Je n’ai vraiment rien à vous dire sur ma journée d’hier. Lady Granville a la petite Princesse le matin, le soir la duchesse de Poix, qui est arrivé pour passer deux jours à Paris. Vous concevez que cela ne me fournisse pas grand chose. J’ai manqué le duc de Noailles. Il a passé chez moi lorsque j’étais dehors, & ce matin de bonne heure il doit être réparti. Vous ai- je dit que j’ai eu une lettre de la d. de Talleyrand de Bade ? Cette lettre est si insignifiante qu’il cet clair qu’elle ne l’a écrite que pour que je lui en réponde une qui ne lui ressemble pas du tout. ce que j’ai fait. Je lui ai donné toute l’Angleterre.
A propos, la Reine distingue le marquis de Douglas, vous l’avez vu un soir chez moi. Il est fort beau et un peu bête. Les fiers Hamilton, comme ils vont lever la tête ! Je n’ai pas pu apprendre si le Duc de Broglie est venu. Je dîne aujourd’hui chez Lord Granville, s’il est à Paris, il y dînera aussi. Savez-vous que je n’ai pas un mot à vous dire aujourd’hui ? Je racontais tout à midi 1/2. Je ne sais pas écrire ce que je sais raconter. Ah quelle différence ! Comment il n’y a pas encore quinze jours depuis votre départ ? C’est incroyable. Cependant quinze jours est la huitième partie de quatre mois ; je cherche à me persuader que c’est quel que chose de gagner quand je sens su bien tout ce qu’il y a de perdu ! Adieu
Vous deviez aller le 11 à Broglie, mais le procès n’est pas jugé encore. M. de Broglie n’y sera pas. Comme vous ne m’avez rien dit pour mes lettres je continue à les adresser chez vous.
Adieu. Adieu. Moi aussi je ne me souviens d’aucune joie d’enfance, ni d’aucune peine non plus. Comme tout s’efface qui n’est pas un vrai sentiment, et comme dans ce genre la douleur laisse plus de trace que le plaisir !
Mots-clés : Autoportrait, Réseau social et politique
88. Paris, Mercredi 11 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
La journée hier a été bien chaude. Je suis à Longchamp. J’y restée jusqu’à 6 1/2 ai reçu quelque visites, les Durazzo, Henry Greville. A propos je parle de Long champ comme de ma propriété, c’est que je l’ai pris en effet pour le temps de l’absence de Lady Granville. J’y porte j’y trouve des livres. Hier mon ouvrage, j’ai les quelques lettres de Fénelon.
A 7 heures j’allai trouver un grand dîné chez Lady Granville, et à mon très grand plaisir le Duc de Broglie. Nous avons reparlé un peu de la Normandie, suffisamment pour confirmer mes droits. J’aime beaucoup M. de Broglie, indépendamment même de le Normandie. J’ai causé assez avec M. de Sturner, l’internonce d’Autriche à Constantinople. Il affirme que le Pacha d’Egypte n’aura pas déclarer son indépendance. M. de Sturner a de l’esprit assez, et cela me parait un homme sage, prudent. il y a 20 ans que je le connais, il était à Ste Hélène auprès de Bonaparte. On dit vraiment que M. Molé n’est pas du tout enchanté du triomphe du Ml Soult en Angleterre. La France ne sera plus assez grande pour lui. Il m’est revenu quelques commérages de Londres, entre autres que le P. Esterhazy est allé au nom du corps diplomatique oriental demander a Lord Palmerston raison du dîner constitutionnel donné par la Reine. Ce qu’il y a de sûr c’est que ce dîner a été très remarqué, & que les Ambassadeurs despotes sont fort mécontents. Le maréchal revient le 20. Les autres restent tous jusqu’à la fin du mois. Votre lettre de ce matin me fait supporter que celle-ci ira vous chercher à Broglie. Je vous souhaite d’y avoir moins chaud que je n’ai ici, mais j’oublie que vous aimez la chaleur. A propos votre rose me rappelle que cette même citation ma été faite par hasard en Angleterre par plusieurs personnes les premiers mois de mon arrivée dans ce pays, et que je me demandais si tous les Anglais n’avaient qu’une seule et même chose à dire. Depuis je ne l’ai plus entendue. Vous m’envoyez une vieille connaissance. Sans avoir pensé à elle hier au soir, je me disais bien lorsque le Duc de Broglie était assis prés de moi. S’il pouvait lui porter de moi quelque chose. Et puis quand il m’a demandé mes ordres pour la Normandie il m’a été impossible de vous nommer à côté d’une phrase vulgaire, et je l’ai chargé de mes souvenirs pour sa femme toute seule.
Mes yeux sont touchés par hasard ce matin sur la dernière lettre de mon mari de Stettien. " Il est urgent de reprendre nos N° afin d’exercer un certain contrôle." Puis reviennent les vues sordides & & vraiment c’est trop drôle car il ne m’a plus écrit depuis du tout Je me sais toujours mauvais gré quand je pense à mon mari. Je trouve qu’il y a rien de plus bête, ni de temps plus mal employé.
Adieu, combien de fois vous dirai je ce mot, jusqu’au jour où je ferai mieux que le dire ? Adieu Adieu. Prenez soin de vous. J’ai peur de vos promenades à cheval à Broglie, vous n’en avez pas l’habitude songez toujours a ma poltronnerie.
89. Paris, Jeudi 12 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Vous m’avez écrit un petit mot bien enrhumé. Je n’ai point de rhume mais je n’ai rien à vous dire. J’ai chaud, c’est bien pis que votre rhume. Je dors à peu près en plein air et j’étouffe cependant. Si cela continue, je serai fondue. Hier Longchamp ne m’a pas rafraîchie. C’était un rout. La petite Princesse, Mad. Appony, Mad. de Caraman, & toute l’Angleterre, principal, attachés, enfants, tout le monde. Après, le dîner je me suis fait mener vers la Normandie le plus loin possible, & puis je suis revenue fort tristement chez moi pour me coucher. Vous causiez en attendant avec le duc de Broglie, et puis en remontant chez vous, vous aurez pensé que tout était possible, et cette pensée là ne faisait pas suite à votre entretien politique.
L’Infant Don François de Paul est attendu à Paris avec toute sa famille. On a loué pour eux le premier de l’hôtel Gallifet au dessus de la Duchesse de Talleyrand. L’ambassadeur d’Autriche n’a pas la moindre certitude d’avoir l’hôtel qui appartient à la liste civile ; on ne sait où prendre l’argent pour le mettre en état.
Vous voyez bien que je ne sais aucune nouvelle. Vous pourriez bien m’en dire. Est-il vrai que la presse abandonne le gouvernement, je parle de la presse en général, & qu’il ne lui reste plus que les Débats ? En tout cas le ministère peut se moquer de tout le monde jus qu’à la fin de l’année. nouvelles J’attends aujourd’hui des d’Angleterre. M. Aston aussi doit arriver et hélas les Granville partent après demain. Demain je vais encore dîner chez eux.
Adieu, donnez-moi des nouvelles de votre rhume, pour me dire qu’il est fini. On me promet du ragoût ce matin, mais je ne l’aime plus, je ne sais pas manger quand il fait chaud. Je ne mange que des fraises. Adieu. Adieu.
Mots-clés : Diplomatie, Réseau social et politique, Santé (François)
90. Paris, Vendredi 13 juillet 1838, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il me parait que vous êtes mécontent de moi. Vos lettres ne sont pas aimables. Je suis sure que vous avez raison & que vous me traitez comme je mérite de l’être. J’ai une si immense confiance dans votre équité. Mais comment ferons-nous si nous continuons ainsi ? Notre séparation me donne de l’humeur, c’est vrai, beaucoup d’humeur, et je vous montre tout ce que j’éprouve. J’ai bien senti que mon été serait affreux ; je ne m’y suis pas résignée d’avance, je m’y résigne bien moins aujourd’hui que j’éprouve tout l’ennui, toute la tristesse, de votre absence. Elle est affreuse pour moi, et puis l’atmosphère de Paris est horrible dans les chaleurs, Je ne sais ni dormir, ni manger. Il n’y a plus de promenade possible jusqu’à 8h du soir.
Hier je n’ai pas bougé, je n’ai vu personne jusqu’à 9 h. Alors on s’est réuni chez moi jusqu’à onze. Lady Granville, la petit Princesse, les Poix, les Durazzo, les Statelberg, cette insoutenable Mad. de Caraman, & les diplomates des puissances qui ne dînent pas chez la Reine d’Angleterre. Si je vous reparle de ce dîner, c’est qu’en effet il a fait et fait encore beaucoup de bruit à Londres. Lady Cowper m’écrit 12 pages sur cela c. a. d. pour excuser le dîner constitutionnel. " C’était un hasard, pas d’intention du tout. Les Ambassadeurs ont fait du bruit. Enfin hier on devait les faire manger chez la Reine. la petite reine est fort tourmentée de toutes les prétentions ; Melbourne en est accablé aussi. Lord Durham donne beaucoup de souci au Gouvernement." Voilà à peu près la lettre que j’ai livré à Lord Granville pour son divertissement.
Mon grand Duc a été malade à Copenhaguen il allait mieux ; je sais cela par M. de Médem, car moi je n’ai rien, toujours rien, & quand j’aurai, soyez sûr que ce sera une lettre désagréable j’ai bien envie de ne pas l’ouvrir. M. Aston est arrivé & les Granville partent, mon dernier plaisir s’en va. Je crois vraiment que je partirai aussi. Ce qui est sûr c’est que j’essayerai autre chose que Paris, car vraiment j’y tomberais malade de la chaleur et de mauvais air. Ah si la Normandie était plus près, j’irais dans quelque bois. Et si la France était un pays plus civilisé, et qu’on fut sûr d’une chambre propre comme on en est sûr dans la plus petite auberge du plus obscur village de l’Angleterre, je sortirais des barrières tout de suite. Mais rien n’est facile ici dans ce genre, ou bien je suis trop difficile.
Ce que vous me dites des inconvénients possibles de l’hôtel Talleyrand, me dégoûte tout à fait du projet, vous avez raison Je n’y tiendrais pas. Adieu Dites-moi que vous m’aimez encore malgré mon abominable caractère. Dites- moi quelque parole douce. Je vous en envoie tant en idée. Je pense tant à vous. Adieu.
91. Paris, Samedi 14 juillet 1838,Dorothée de Lieven à François Guizot
La chaleur m’a parfaitement démoralisée. Je n’en puis plus et si’cela dure j’en tomberai malade. Je ne puis fermer l’œil, j’étouffe. Si je vous dis des bêtises aujourd’hui je vous prie de ne pas vous en étonner. Je viens de recevoir votre lettre de Broglie. Y serons-nous ensemble ? Je vous demande à vous ce qui ne dépend que de moi. Je ne sais pourquoi cependant, je répugne un peu à y aller. Mad. de Broglie je crois n’aimerait pas ma visite, & je n’ai jamais été que là où l’on m’a beaucoup désirée.
J’ai passé ma matinée hier enfermée chez moi, bien barricadée contre le soleil, l’air, le jour, à peu près dans les ténèbres, par conséquent à peine un peu d’occupation. à 7 heures je fus dîner chez Lady Granville il n’y avait d’étranger que la petite princesse, & Mad. de Caraman que Lady Granville soigne beaucoup parce qu’elle plait à son mari. Voilà ce que je ne puis souffrir. On dîne en bas, le jardin est éclairé, et c’est là que se passe la soirée. M. Molé y est venu nous nous sommes dit peu de choses nous réservant de nous dire beaucoup chez moi. Il m’a enfin demandé le jour & l’heure. Mardi, je parie qu’il ne viendra pas. selon ses nouvelles de Hambourg mon mari a envoyé des courriers pour annoncer partout que l’arrivée du grand duc était retardé. Il a toujours la fièvre à Copenhagen. Je plains mon mari il sera bien inquiet. Jamais encore son jeune prince n’a été malade.
M. Molé a une mine de santé superbe. J’ai eu une drôle de lettre de Lord W. Russell. Je vous l’envoie pour votre divertissement. Renvoyez la moi. Vous voyez que le grand sujet est que je suis descendue. Ah mon Dieu je laisse bien volontiers à d’autres le plaisir d’être bien haut. Ce n’est pas comme cela que j’entends la vrai élévation. Vous voyez aussi avec quel dédain on traite tout ce qui est étranger. They don’t care !
M. Aston m’a fort intéressé, & je compte l’exploiter beaucoup après le départ des Granville. La populace de Londres a été étonnante, pleine d’égard et de respect pour tout ce qui est étranger mais surtout pour la qualité des Français, un million de spectateurs, et pas un désordre ; c’est là ce qui semble avoir confondu les étrangers. Car il n’y avait pas un militaire pour contenir la foule. Puisque je grossis mon paquet je ne m’arrête pas, et je vous envoie en même temps Lord Aberdeen & Lady Cowper. Vous me renverrez tout cela par la même voie.
Adieu. Adieu, est-il possible que vous aimiez la chaleur ? Je ne vis pas depuis quatre jours. Je fonds il ne restera de moi personne comme après la toilette de certains ministres.
Mots-clés : Autoportrait, Diplomatie, Réseau social et politique