Guizot-Lieven

Correspondance croisée entre François Guizot et Dorothée de Benckendorff, princesse de Lieven : 1836-1857


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Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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89. Paris, le 11 juillet 1838

La journée hier a été bien chaude. Je suis à Longchamp. J’y restée jusqu’à 6 1/2 ai reçu quelque visites, les Durazzo, Henry Greville. A propos je parle de Long champ comme de ma propriété, c’est que je l’ai pris en effet pour le temps de l’absence de Lady Granville. J’y porte j’y trouve des livres. Hier mon ouvrage, j’ai les quelques lettres de Fénelon.
A 7 heures j’allai trouver un grand dîné chez Lady Granville, et à mon très grand plaisir le Duc de Broglie. Nous avons reparlé un peu de la Normandie, suffisamment pour confirmer mes droits. J’aime beaucoup M. de Broglie, indépendamment même de le Normandie. J’ai causé assez avec M. de Sturner, l’internonce d’Autriche à Constantinople. Il affirme que le Pacha d’Egypte n’aura pas déclarer son indépendance. M. de Sturner a de l’esprit assez, et cela me parait un homme sage, prudent. il y a 20 ans que je le connais, il était à Ste Hélène auprès de Bonaparte. On dit vraiment que M. Molé n’est pas du tout enchanté du triomphe du Ml Soult en Angleterre. La France ne sera plus assez grande pour lui. Il m’est revenu quelques commérages de Londres, entre autres que le P. Esterhazy est allé au nom du corps diplomatique oriental demander a Lord Palmerston raison du dîner constitutionnel donné par la Reine. Ce qu’il y a de sûr c’est que ce dîner a été très remarqué, & que les Ambassadeurs despotes sont fort mécontents. Le maréchal revient le 20. Les autres restent tous jusqu’à la fin du mois. Votre lettre de ce matin me fait supporter que celle-ci ira vous chercher à Broglie. Je vous souhaite d’y avoir moins chaud que je n’ai ici, mais j’oublie que vous aimez la chaleur. A propos votre rose me rappelle que cette même citation ma été faite par hasard en Angleterre par plusieurs personnes les premiers mois de mon arrivée dans ce pays, et que je me demandais si tous les Anglais n’avaient qu’une seule et même chose à dire. Depuis je ne l’ai plus entendue. Vous m’envoyez une vieille connaissance. Sans avoir pensé à elle hier au soir, je me disais bien lorsque le Duc de Broglie était assis prés de moi. S’il pouvait lui porter de moi quelque chose. Et puis quand il m’a demandé mes ordres pour la Normandie il m’a été impossible de vous nommer à côté d’une phrase vulgaire, et je l’ai chargé de mes souvenirs pour sa femme toute seule.
Mes yeux sont touchés par hasard ce matin sur la dernière lettre de mon mari de Stettien. " Il est urgent de reprendre nos N° afin d’exercer un certain contrôle." Puis reviennent les vues sordides & & vraiment c’est trop drôle car il ne m’a plus écrit depuis du tout Je me sais toujours mauvais gré quand je pense à mon mari. Je trouve qu’il y a rien de plus bête, ni de temps plus mal employé.
Adieu, combien de fois vous dirai je ce mot, jusqu’au jour où je ferai mieux que le dire ? Adieu Adieu. Prenez soin de vous. J’ai peur de vos promenades à cheval à Broglie, vous n’en avez pas l’habitude songez toujours a ma poltronnerie.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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191 Du Val Richer - Mardi 4 juin 1839

Je vous voudrais comme ma vallée, fraiche et riante. Je la regarde avec envie en pensant à vous. Et bientôt je ne la regarde plus ; je ne pense plus qu'à vous. Je vous vois maigre, triste, desponding, en larmes. Et pourtant je ne retourne pas à ma vallée ; je reste avec vous. Je resterai toujours avec vous.
L’annulation de l'élection de M. d’Houdetot, réélu à si grand'peine, est un petit incident fort désagréable au château. On en a été très piqué. Il ne faut pas avoir tort en face de ses ennemis Mr d’Houdetot avait tort. C’est l'erreur des gens de cour, puisque cour y a, de croire qu'ailleurs aussi, ils auront le privilège de la faveur. Il y a des favoris partout, mais non partout les mêmes. Les esprits impartiaux, les honnêtes gens ont voté contre M. d’Houderot. Le pire, c’est qu’il ne peut plus se représenter puisqu’il n’est pas éligible. Le choix tombera probablement sur un homme de l'opposition.
Il paraît que le procès aura lieu décidément vers le milieu de Juin. On le presse ; on ne veut pas que, s’il doit y avoir des exécutions, elles soient trop voisines des fêtes de Juillet ; et très probablement il y en aura. L'assassinat est prouvé, dit-on, contre deux des accusés, et des principaux. L’un, le nommé Barbès a tué de sa main l'officier qui commandait le poste du Palais de justice, l'autre Milon, Miron, je ne sais pas bien, a fait fusiller trois soldats, après avoir enlevé un corps de garde. Plusieurs témoins les reconnaissent.
Après les fêtes de Juillet, le Roi veut aller à Bordeaux. Il a formé plusieurs fois ce projet. Je doute qu'il l'exécute encore. Cependant il le promet. Bordeaux le demande beaucoup, et comme une réparation. Ils disent que jamais Roi ou Empereur ne les a laissés neuf ans sans aller les voir. Le Maréchal Vallée avait demandé plusieurs fois à être rappelé. On s'est montré disposé à le lui accorder. On lui aurait donné le Général Cubieres pour successeur. Il ne s'en est plus soucié, et il reste. J’en suis bien aise. A travers toutes les manies d’un esprit systématique et d’un caractère insociable, c’est un homme honnête, capable et prudent. Qualités dont notre établissement d'Afrique à grand besoin. Je m'intéresse à cet établissement. Je m’en suis beaucoup mêlé.
Mon sac est vidé, madame. Bien petit sac cette fois, et probablement souvent jusqu'à ce que je retourne à Paris. On ne m'écrit guères les petites choses, et il n’y en a pas de grandes. Vous n’avez probablement jamais ouvert un livre intitulé : Historiettes de Tallemant des Réaux. C'était un abbé du 17e siècle qui écrivait tous les soirs tout ce qu’il avait entendu dire sur toutes les personnes dont tout le monde parlait. Il a écrit ainsi six gros volumes curieux et amusants, quoique pleins d'énormes sottises. Quelqu'un de votre connaissance, mon Génie, se donne le même plaisir sur notre temps. Il laissera des volumes beaucoup plus convenables, j’en suis sûr que ceux de l'abbé Tallemant, et peut-être assez piquants. On oublie beaucoup trop en ce monde. En attendant de vraies nouvelles d'Orient, j’ai apporté ici et je lisais tout à l'heure l'ouvrage de M. Urquhart de la Turquie et de ses ressources. Savez-vous au juste quel cas on fait à Londres de l'auteur ? Le livre me semble bien vide, avec de grandes prétentions.
Adieu pour aujourd'hui. Je vous quitte pour aller assister à des plantations de fleurs ; je devrais dire coopérer. Je transporte le jardin du Roi au Val-Richer. Je mentirais si je disais que cela ne m'amuse pas du tout ; et je mentirais bien davantage si je disais que cela m'intéresse vraiment. On peut vivre superficiellement ; mais il n'y a pas moyen de s’y tromper. Pour moi, je n'y prétends pas.

Mercredi 7 heures Depuis que je ne vous vois plus, ma perplexité est extrême. Je suis bien plus inquiet ; j'ai besoin que vous me rassuriez, et j'hésite à vous le demander, à vous occuper de votre santé. Convenons d'une chose ; c’est que vous me direz tout, absolument tout ; je n'ignorerai aucun détail, ni aucune de vos inquiétudes. Ce sera comme si je vous voyais, sauf le plaisir de vous voir. A cette condition, je ne vous agiterai pas, de mon tourment. J’attends presque avec humeur le moment où j’attendrai vos lettres à jour fixe. En aurai-je ? N'en aurai-je pas ? Cette ignorance m'est insupportable. J’en ai encore pour huit jours avant que vous vous soyiez posée, que je le sache du moins et que jen éprouve l'effet. Où êtes-vous en ce moment ? à Vitry, je pense. Vous vous levez. Vous allez partir pour Nancy. J’ai fait cette route-là, il y a douze ans, le cœur bien déchiré. Je conduisais à Plombières ma femme mourante.
Que notre âme est étrange, & tout ce qui s’y passe dans le cours de la vie ! Quels contrastes, quels désaccords, impossibles à concevoir ensemble, et qui coexistent pourtant & s'effacent et disparaissent dans cette mer du temps qui couvre de son uniformité tout ce qu'elle engloutit Adieu. Adieu.
9 heures. Voilà le facteur, et deux lettres de Paris qui ne m’apportent rien à vous envoyer. Adieu encore.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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202 Paris. Mercredi 26 Juin 1839 8 heures

Je sors d’une nuit détestable. Je ne sais si je dois m'en prendre à l'orage qui a été violent. Mais je viens de passer quelques heures dans un mal aise et des rêves affreux. J’avais mes trois enfants près de moi, au milieu d'un déluge. L'eau montait, les soulevait de terre. Elle m'en a emporté un, puis deux. Je retenais ma fille Henriette de toute ma force. Elle me conjurait de la lâcher et de me sauver à la nage. J’ai souffert le supplice d'Ugolin. Je me suis réveillé couvert de sueur, criant, pleurant. Je revois encore. Mes mains se sont jointes avec désespoir. J’ai prié, j’ai supplié les trois Anges que j’ai depuis longtemps au Ciel, ou de me rendre ceux qui venaient de les rejoindre, ou de me prendre avec eux. Il y a une des heure que je suis levé. Je suis dans mon cabinet. Je vous écris. Je souffre, je tremble encore. J’attends une lettre de mes enfants. Je l’aurai certainement. En attendant, je ne puis reprendre mon empire sur mon imagination sur mes nerfs. Quelle nuit ! Quelle horreur que la douleur dont le rêve est une telle torture ! Pardon de vous parler de la mienne. Mais vraiment, je souffre encore beaucoup. Je suis très ébranlé. J’attends mes lettres avec angoisse. Il me semble que je me rassure en vous parlant.

10 heures
Voilà une lettre de Pauline et de ma mère. Dieu soit loué ! Il n’y en a point de noyé. J’étais vraiment fou il y a deux heures, je ne voyais rien que ma pièce d'eau. Mes enfants tombés dans ma pièce d’eau. Il faut que je parle d'autre chose, car je retomberais. Que nous sommes de faibles créatures ! Et avec une telle faiblesse, toujours à la porte de tels dangers, de telles douleurs ! Une étourderie, un faux pas, une minute de négligence d’une bonne, rien, vraiment rien, entre nous et le supplice ! Et nous marchons, nous vivons nous dormons au bord de ces abymes ! Ah, nous sommes aussi légers que faibles. Nous oublions tout, les maux passés, les maux possibles, les maux qui sont là peut-être là tout près ! Que nous sommes dignes de pitié ! Et quelle pitié que ce que nous sommes ! Il faut que je vous quitte encore. Je ne puis m’arracher à mon impression de cette nuit. J’aime pourtant bien votre grand papier, car j'ai aussi votre N°201.

Jeudi 27 7 h et demie
Les débats de la Chambre s’animent un peu. Le Cabinet avait eu avant-hier sur l'affaire du Mexique, une pitoyable séance. Les hésitations et les contradictions du Maréchal et de son avocat le Garde de sceaux, avaient soulevé le cœur. Hier sur l’Espagne, M. Passy et M. Dufaure est assez bien parlé. Je doute que le Roi soit content de ce qu’ils ont dit surtout M. Dufaure ; mais ils ont réussi. Pour qui les deux séances ont été bien mauvaises, c’est M. Molé. Défendre dans l'une par M. de Salvandy, sans le moindre effet, et dans l'autre, attaquant le cabinet actuel par M. de Chasseloup qui est resté seul, absolument seul. Tout le monde en a été frappé ! Demain ou après-demain, le débat sur l'Orient. Vous voyez les nouvelles. Les gens qui connaissent le pays ne croient pas que le Pacha dirige son effort sur Constantinople ; ce qui mettrait ses amis d'Europe dans l’embarras et les empêcherait de lui donner l'appui dont il a besoin. La guerre une fois engagée et s’il bat les Turcs, il marchera plutôt de l'Ossoff à l'Elbe que du Sud au Nord et vers Bagdad que vers Constantinople. Conquérir l'hérédité, c’est son grand but. Il y subordonnera toute sa conduite. Nos instructions partent pour notre flotte en Orient, analogues à celles de l'Angleterre.
Le procès commence aujourd’hui. Pendant son cours, le gouvernement s'attend à quelque nouvelle attaque. Ces gens-là l’annoncent très haut. Ce sont des sectaires de plus en plus isolés, et qui redoublent de rage à mesure que leur nombre diminue. Dans leurs réunions du matin et du soir ils mettent en avant les projets les plus frénétiques, l'incendie, l'assassinat. On est fort sur ses gardes. On a fait venir deux régiments de plus. Je doute fort d’un nouveau coup. Les Chefs des accusés refusent absolument de parler. Avant-hier le Chancelier pressait Martin. Bernard de questions. Celui-ci a dit au greffier : " Ne pourriez-vous pas faire taire ce grand Monsieur qui m’ennuie ? " Il faut que je vous quitte. J'ai ma toilette à faire Je vais déjeuner au Luxembourg avec Lady Jersey. Nous ne nous quittons pas. Elle a voulu entendre la lecture du Chapitre des Mémoires de Mad. de Rémusat qui raconte la mort du Duc d'Enghien. M. de Rémusat l'a lu hier au soir chez Mad. Anisson. Elle part demain pour Londres. L'autre jour à dîner chez Madame Brignole, la Princesse de Ligne était là aussi. Madame Brignole ne savait trop à qui donner le pas. Elle a imaginé d'aller confier son embarras à Lady Jersey elle-même qui lui a répondu. " Il n'y a rien de plus simple. Je suis femme d’un lord d’Angleterre. Vous ne pouvez pas hésiter. " Je suis de son avis. L’aristocratie passe avant la noblesse. Adieu. Adieu. Votre grand papier a son mérite mais il est traitre comme le petit du reste. Vous n’écrivez pas sur le verso. On n'a que la moitié de ce qu’on attend. Adieu encore.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Ma nuit a été très bonne, malgré le coup de vent que je n’ai pas entendu du tout. Il n’y en aura pas Lundi. Je suis bien. Le retour complet de mes forces n’est plu évidemment qu’une affaire de temps et je crois que dans ma disposition actuelle, le voyage me fera plutôt du bien.
On cherche en ce moment les Mémoires de Fléchier dans un immense tas de livres en désordre. Dès qu’on les aura trouvés, je vous les enverrai.
Génie ne sait rien. On est venu hier du Ministère de l’intérieur pendant qu’il était sorti. Il écrit à l'instant pour savoir où en est l'affaire. Quelles gens ! Adieu. Adieu, à midi un quart. G

Vendredi 4 oct.1844

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie, Mardi 18 Sept.1849 6 heures

Lisez dans la Revue des deux Mondes, du 15 sept un article de M. de Sainte Beuve (que vous trouviez si laid et avec raison) sur Madame de Krudener, et sur une Vie de Madame de Krudener que vient de publier, M. Charles Eynard. Cela vous amusera. Je suppose que la Vie même est amusante, et je vais me la faire prêter. En 1805, quand je suis arrivé à Paris Valérie me charmait. On me dit que j’avais tort, c'est possible ; mais je conserve de Valérie, un souvenir agréable que les révélations de M. Eynard et les demi-moqueries, de M. de Ste Beuve, ne détruiront pas.
Je viens de faire une grande promenade dans la forêt de Broglie, moitié en voiture avec la princesse de Broglie et mes filles, moitié à pied avec le duc et son fils, sur un bon gazon et sous de beaux hêtres. Nous avons beaucoup plus pensé à l'art qu'à la nature, et à un art très difficile, celui de changer les constitutions, sans y toucher, et de défaire légalement la légalité. Le Duc de Broglie m’a exposé, pour cela. Un plan très ingénieux et, au fond, très praticable quoi qu'un peu subtil. Il y a des moments où les hommes veulent absolument qu'on leur donne, pour faire ce qu'ils ont besoin et envie de faire, des raisons autres que le franc bon sens. Il ne faut pas leur refuser le plaisir. Voici le problème. On veut refaire une légalité autre que celle qui existe, sans sortir de celle qui existe. S’il vous vient de votre côté, à l’esprit, quelque bon expédient, envoyez-le moi, je vous prie.

Mercredi 19-10 heures
Décidément le Mercredi est le jour où je vous aime le mieux. Vous avez bien fait de me dire ce que Lord John vous avait dit du duc de Broglie. Cela lui a fait plaisir. Une ou deux fois, dans sa dernière ambassade Lord John a été sa ressource contre Lord Palmerston, et une ressource efficace. Two letters at once. C’est dommage qu’elle ne le soit pas plus souvent. Je suis convaincu que vous avez raison : vous vous amusez mutuellement sans vous changer. Je vois que le Globe dément formellement la révocation du Gouverneur de Malte Est-ce aussi là un effet de Lord John ?
La question allemande est maintenant la seule à laquelle je pense sérieusement. Il y a vraiment là quelque chose à faire quelque chose de nouveau et d’inévitable. Il vaut la peine de tâcher de comprendre et de se faire un avis, Pensez-y aussi je vous prie, et mandez-moi ce que vous apprendrez ou penserez. Je suis bien aise de ce que Collaredo vous a dit de Radowitz. Je suis enclin à attendre de lui une bonne conduite, et à lui souhaiter du succès. Il m’a paru n'être ni un esprit fou, ni un esprit éteint. Il n’y a plus guères que de ces deux sortes là. La maladie de M. de Falloux retardera ou rendra insignifiants les premiers détails de l'Assemblée. J’ai cru d'abord qu’il lui convenait d'être malade ; mais il l'est bien réellement. Un visiteur arrivé hier soir ici dit que les derniers orages ont fait du bien au choléra, c’est-à-dire contre le choléra à Paris. Les cas diminuent et s'atténuent. Cependant on retarde de huit jours la rentrée eu classe des Collèges pour ne pas faire revenir sitôt les écoliers, Guillaume restera huit jours de plus au Val Richer. Que fait M. Guéneau de Mussy ? Reste-t-il encore un peu à Londres ?
Adieu, adieu. Je travaille avec un assez vif intérêt. Cela me plaît de concentrer, en un petit espace tout ce qu’une grande révolution peut jeter de lumière sur les autres. Je persiste à croire que s’il faisait très clair, il y aurait moins d'aveugles. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Jeudi 4 oct 1849
2 heures

Je ne puis croire à cette guerre ; à moins que votre Empereur n'ait un parti pris de la vouloir, ce que je ne crois pas. Je ne pense qu'à cela et j’arrive toujours à la même conclusion. Ils s’évaderont. Je vois déjà dans un journal de ce matin, que Kossuth s'est évadé. Ce n’est probablement pas encore vrai. Cela deviendra vrai. Faire la guerre parce qu’ils se seront évadés, pour en punir la Porte comme un geôlier négligent ou vendu, est impossible. Certainement si l’Angleterre soutenait effectivement la Porte, la France en ferait autant. Peut-être même, ici, n'en serait-on pas fâché. Une occupation qui serait distraction. Ce pays-ci s’inquiète des francs jamais des millions. Il déteste de donner de l'argent ; mais il aime à le jeter par les fenêtres. Je ne peux me résoudre à examiner sérieusement l’hypothèse où vous ne pourriez habiter ni Londres, ni Paris. Naples, si une fois vous y étiez arrivée aurait, pour l’hiver le mérite du climat. Bruxelles serait froid, mais sûr. La Belgique resterait neutre. Et au moins aussi bonne compagnie à Bruxelles qu'à Naples. Et bien plus près. J’en parle parce que vous m'en parlez. Je répète encore que je n'y crois pas. Mais il résultera de cette affaire-ci une situation bien plus accentuée, comme on dit aujourd'hui, en Europe ; la Russie et l’Autriche d'un côté, la France et l’Angleterre de l'autre, la Prusse entre deux, penchant géographiquement du premier côté, moralement du second. C’est très mauvais. L’Europe coupée en deux c'est de l'encouragement et de la force pour les révolutionnaires de tous les pays. Il ne se peut pas que l'Empereur ne voie pas cela. Certainement si cette guerre éclatait l'Italie et la Hongrie recommenceraient. Et Dieu sait qui les imiterait. Il ne faut pas ouvrir de telles perspectives. Pour la troisième fois, je n'y crois pas. Vous viendrez bientôt à Paris. Mais il est clair, qu’il faut attendre un peu pour y voir plus clair. Avez-vous remarqué dans les débats d’hier 3, la lettre de [Bucha?] ? Assez piquante probablement du vrai. La réponse napolitaine à Lord Palmerston est très bonne. Peu lui importe. Il veut. s'afficher Protecteur de la Sicile. Par routine et par mauvais esprit. Le même partout et toujours. C’est un spectacle qui m'ennuie. Je ne lis pas les Mémoires d’Outre-tombe. C’est vous qui me faisiez lire ces frivolités-là, Outretombe, Raphael. Quand je ne vous ai pas, je ne me doute pas qu'elles paraissent. Je vais demander les passages où il est question de vous. J’ai eu la brochure de M. Dunoyer. Honnête homme, lourd et courageux. Plein de pauvres idées, et d’erreurs de fait sur les journées même de Février, mais beaucoup de sens et de bonne hardiesse sur la situation générale d’à présent. Je n'ai rien du tout de Paris. Ce silence absolu et la nullité des premières séances de l'Assemblée me font croire qu’il se brasse quelque chose. On se tâte, on se prépare, on doute, on projette tout bas ; et en attendant on se tient coi. Je ne crois toujours à rien de plus gros qu’à une modification du Cabinet.
Onze heures et demie
Voici votre lettre. Je persiste toujours à ne pas craindre ce que vous craignez. J’ai écrit à Paris pour être bien précisément tenu au courant des intentions et des dispositions du gouvernement et du public. Ce que j'en sais déjà ne me permets pas de douter que la France ne fasse tout ce que fera l'Angleterre et qu'elle ne pousse l'Angleterre plutôt que de la retenir. Adieu, adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mercredi 17 Juillet 1850
Sept heures

J’ai aussi mes ennuis, que je ne compare pas aux vôtres. Je mène aujourd hui Pauline faire à Lisieux ses visites de noce. J'ai déjà fait cette corvée avec Henriette, heureusement, beaucoup de personnes sont à la campagne.
La loi de la presse est une mauvaise affaire. Je doute qu'elle passe. Au dernier jour, toute la montagne et le tiers parti, qui ont voté pour les amendements, voteront contre la loi, avec tous les mécontents et tous les timides du parti modéré, légitimiste et conservateur. Et si elle passe ce sera encore une mauvaise affaire. L’assemblée se sera brouillée avec la portion bruyante, et parlante de son propre public, avec les gens qui se sont battus pour elle, dans les départements comme à Paris, avec les honnêtes comme avec les malhonnêtes avec les sages comme avec les fous. Cela ne se peut pas. On retrouvera cela au jour des élections. Il faut avoir une armée, et des sous-officiers dans cette armée, et des braves, quelques fois embarrassants et compromettants, parmi ces sous-officiers. Je crains que nos amis les Burgraves n'aient fait là une mauvaise opération, et que cette loi ne coûte beaucoup plus qu’elle ne vaut. A moins qu'elle ne vaille à l'un d'eux les bonnes grâces de Mad. Kalergi. Mais je ne suppose pas ; n’est-elle pas toujours radicale ?
Je trouve que c’est beaucoup d'appeler la mort du Duc de Cambridge une catastrophe. A cela près que celle-là est connue de tout le monde, il n’y a guère de mort plus insignifiante. Comme sa vie. Du reste j'ai été bien aise de voir les témoignages de respect officiel pour son nom et sa veuve, les discours, les adresses du Parlement et du public. Tout respect est bon et devient presque d’autant plus frappant que la personne n’y entre à peu près pour rien.
Peu ou beaucoup, je suis bien aise que vous ayez Constantin et sa femme. Ce sont des soins, si ce n’est pas de la conversation. On me dit, quoiqu’il me dise lui-même le contraire, que Duchâtel n’ira pas en Allemagne. C'est assez pour lui de prendre les eaux de Carlsbad à Paris et il est plus préoccupé de sa propre santé, qui est bonne, que de celle de sa femme qui me paraît, à moi, très inquiétante. J'ai peur qu’il n'aime vraiment que lui-même. Avec sa disposition à s'ennuyer, c'est bien lourd. La préoccupation de soi-même ajoute à l'ennui, bien loin d'en distraire. Savez-vous ce qu’il faut faire pour se désennuyer ? Relire les Mémoires de St Léonard. Moi qui ne m'ennuie pas, je fais cela le soir, et je ne m'en lasse pas. Je conviens qu’il faut avoir des yeux. Comment vont les vôtres ? S'ils vont assez bien, ne me le dites pas par ménagement. Je comprendrai votre silence.
Comment fait-on l'hiver à Ems, dans des maisons sans poêle ni cheminée ? Est-ce que personne ne vit là en hiver ?
Voici une note qui m'est fort recommandée par des gens que je serais bien aise d'obliger. Excusez le constitutionnalisme des deux premiers paragraphes. Je connais le Général Rybinski, brave homme, ce qu’il y a de plus honnête et de plus tranquille dans l'émigration polonaise. Il me semble que l'Empereur, n'est pas mal disposé pour lui et les siens. Il s'agit uniquement d'aider de pauvres jeunes filles à ne pas mourir de faim. Pouvez-vous, quand vous verrez Constantin lui en dire un mot, et pourra-t-il en dire ou en écrire un mot au Maréchal Paskéwitch ?

9 heures
Votre visite au Prince et à la Princesse de Lippe Schaumbourg Bückebourg met le comble à ma compassion. Adieu, adieu, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Ems le 17 Juillet 1850

Ah me voilà contente puisque vous l’êtes. Hier enfin j’ai eu ce qu'on appelle une lettre, je la méritais. Cette Assemblée me faisait d'ici le même effet qu’à vous. Je ne suis pas fâché de voir les assemblées devenir ridicules. Vous ne pensez pas comme moi à cet égard, et cependant vous devriez être guéri de votre passion.
J'ai eu une longue lettre de Marion. L'Angleterre est encore toute abandonnée à ses regrets et à son admiration pour Peel, les quelques paroles de Dupin, ont flatté, touché, charmé. La petite malice n’a pas été perdue non plus. Sir Robert a laissé à son fils aîné 22 000 L. de rentes of entailed property. 70 000 £ à chacun de ses autres fils, & 25 000 à chacune de ses filles. J’ignore le douaire de sa femme. Sûrement considérable. Le fils aîné se conduit à merveille. Marion fait une foule de réflexions spirituelles & sensées sur cette mort, et elle finit en me disant, qu'on ne sait pas bien encore si elle est, ou n’est pas un grand malheur. pour le pays.
La princesse régnante vient me voir à peu près tous les jours. Elle est dans une véritable angoisse, elle a peur de s'ennuyer, elle a raison. Hier elle me parlait de votre beau discours à l'assemblée l’autre jour. La Princesse de Prusse quitte Coblence pour aller résider à Bade où son mari commande l’armée. Je ne verrai donc rien de tout cela. Je vous réponds que je vous reviendrai aussi peu instruite sur l’Allemagne que j’étais partie. La politique des petits princes ne s'éclairera pas.
Marion me demande si vous avez lu " Sophisms on free trade by a Barrister " (Serjeent Byles) et comment vous le trouvez. On en est à la 8ème édition. On espère toujours renverser le ministère. Bêtise. J’ai commencé Albert de Broglie sur M. de Châteaubriand. Excellents sentiments, beaucoup d’esprit, la manière un peu lourde & quelque fois confuse. Je crois qu'il écrira mieux. En attendant ceci m’intéresse beaucoup. 2 heures. Le duc de Saxe Meiningen qui avait toujours été interrompu quand il commencent à me parler intimement des affaires allemandes m’a enfin trouvée seule aujourd'hui. Il est Prussien, il est pour un parlement allemand. Il dit que si on veut revenir à l’ancienne confédération il y aura une explosion générale. Il désire que l’Autriche reconnaisse cette vérité, & la Russie aussi. La paix avec le Danemark amènera indubitablement & tout de suite la guerre entre le Danemark & les Duchés. C'est une inextricable difficulté. Je vous ai dit tout Saxe Meiningen. J'ajoute que c'est un homme très sensé & parfaitement gentleman surtout. Je continue à me baigner & à boire. Je n'ai rien à dire de l’effet, cela me fatigue, voilà tout. Je suis toujours dans mon lit à 9 heures ce soir, & debout à 61/2 du matin. Adieu, Adieu.

J’espère que tous mes adieux vous arrivent. Je reprends une petite critique sur Albert de Broglie. Je viens d'achever. C’est charmant. Cherchez la 109ème page, et dites-moi, qui est l'homme aux Mémoires du 17ème siècle. Ce ne peut être St Simon qui écrivait encore sur la régence. Qui est-ce ? Je suis bête sans doute, mais je ne trouve pas.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 23 Juillet 1850

Si je me guérissait de mes passions, les Assemblées, ne seraient pas la seule dont j’aurais à me guérir. J’aime mieux rester comme je suis. A tout prendre en France du moins, et depuis 1814, les Assemblées ont empêché plus de mal qu'elles n’en ont fait. Sans elles en 1830, et en 1848, le démon révolutionnaire aurait triomphé. Elles l'avaient bien un peu encouragé ; mais elles le lui ont fait bien payer après. Je viens de parcourir tous mes journaux. Je n’y trouve rien. La nomination de la commission permanente sera le dernier acte. Et puis nous serons trois mois sans assemblée. Je souhaite de tout mon cœur que nous soyons mieux dans trois mois qu'aujourd’hui. Je suis bien aise que l'article d’Albert de Broglie vous ait plu. Mais maintenez vos critiques. Je les trouve très justes.
L'homme aux mémoires est bien Saint-Simon. Quoiqu'il écrivit encore sous et sur la Régence, c’est le 17ème siècle qu’il raconte le plus. Louis XIV et sa cour. J'en lis tous les soirs 30 ou 40 pages, là et là à mes enfants. Cela les amuse parfaitement. Je n’ai pas lu les Sophismes en frustrade dont vous parle Marion. Si cela en valait la peine, je les ferais demander. J’ai demandé s'il y avait déjà quelque chose d'un peu complet sur Peel. On me répond qu'il y a un livre, publié, il y a deux ou trois ans par un Dr. Cooke Taylor " Sir Robert Peel and his Times." Vous n'avez surement par entendu parler de cela.
J’ai des nouvelles de Ste Aulaire. Il me dit qu’Horace Vernet, raconte que votre Empereur est toujours charmé de la République en France et surtout partisan zélé du général Cavaignac. C'est sa plus grande nouvelle. Vous voyez que je suis à peu près aussi stérile qu'Ems. Adieu. Adieu. Voilà enfin le soleil revenu. La pluie nous a accablés pendant quelques jours. Adieu. G.

Midi
Je rouvre ma lettre. Je viens d'avoir une visite qui me rend ma liberté pour le 6 août. J'irai donc vous voir à présent. Je partirai d’ici samedi prochain 27. Je serai dimanche matin, à Paris. J’en partirai le soir ou lundi matin pour Bruxelles et je serai à Ems mardi soir 30 ou mercredi Il. J’y passerai huit jours avec vous. Il faut que je sois à Paris, dans la journée du 11. Si Aberdeen vient à Ems, tant mieux. Sinon encore tant mieux. Grand plaisir que cette petite course. Adieu, adieu.
Soyez assez bonne pour m’assurer à Ems un petit logement. J’aurai avec moi un domestique, Adieu encore. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Trouville. Dimanche 18 août 1850

Vous avez dû bien rire, en effet, vous et le duc de Parme, au moment et après. Vous avez du bonheur, dans vos aventures. C'est juste.
Je dîne aujourd’hui chez Madame de Boigne. Je la divertirai, elle et le Chancelier de votre récit. Il ne se passe rien de si amusant à Trouville. J’ai été hier passer trois quarts d'heure au salon, pour un concert de charité. Un chanteur célèbre, dit-on, et dont je ne savais pas le nom a chanté, pour me faire plaisir le non pui andrai de Mozart, et quelques boléros espagnols. Il s’appelle M. Geraldy. Pas plus de personnes de connaissance qu’il y a huit jours. Beaucoup de gens évidemment riches et fort en train de vivre. Une société inconnue pullule autour de nous. Peu spirituelle, peu honnête, peu fière mais puissante par le nombre et le mouvement. Que d'efforts, et de mal et de temps il faudra pour la faire rentrer dans les bonnes règles, si elle y rentre ! Quelle produise du moins ses propres chefs, des hommes à elle, capables de la conduire. Jusqu'ici elle est aussi stérile que forte.
Le voyage du Président tourne à un assez grand effet. On m’a toujours dit que Lyon serait le lieu de son plus brillant triomphe, malgré les efforts contraires. Je ne vois encore de clair que ce résultat ci, un coup de fouet donné à tous les partis, un accès de fièvre au milieu de l’apathie générale. Les Conseils généraux, qui vont se réunir dans le feu de ce mouvement en seront peut-être un peu excités. Cependant ce qui me revient de ceux de la Normandie n’annonce pas grande ardeur. Ils se disposent à demander la révision de la constitution, sans s'expliquer sur la prolongation des pouvoirs du Président. Ce n’est pas la peine. Wiesbaden et Lyon en même temps. Si bizarre spectacle !
Une personne d’esprit m'écrit : " Rien n'empêchera que le public ne répète et ne croie que vous avez vu le comte de Chambord. Je sais des gens que cette idée console fort. " Ils sont bien bons. Peu m'importe du reste, J'ai besoin que dix ou douze personnes sachent positivement ce qui en est et elles le savent. Le surplus m'est, et est réellement indifférent.
Voici qui est bien loin de Wiesbaden. Notre consul en Californie homme intelligent, m’écrit de Panama, après avoir traversé les Etats-Unis : " M. Bulwer a gagné beaucoup de terrain à Washington. Avec son esprit et ses bons dîners, il mène le sénat. Il serait difficile de placer maintenant les relations entre la France et les Etats-Unis sur l'ancienne base d’une hostilité commune ou d'une méfiance commune à l'égard de l'Angleterre. Personne en Amérique ne croit à la république française. C'est, aux yeux des démocrates comme des Whigs, une expérience faite et manquée. Les Américains se sont sentis humiliés des hommes qu'on leur a envoyés. "

Midi.
Moi aussi, je suis bien contrarié de votre lit. C’est bien dommage que je ne sois pas là, nous nous soignerions mutuellement, car je ne suis pas non plus tout-à-fait en bon état. L'humidité paraît vouloir cesser ici. Adieu Adieu. Lisez dans la Revue des deux mondes (15 août) un article intéressant sur la première campagne du Maréchal Radetzki Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Mercredi 18 sept 1850

Je lis Peel and his times. Ce serait trop long pour vous, trois gros volumes ! Votre impatience étoufferait votre curiosité. Mais c'est dommage ; toute l'histoire de votre temps en Angleterre. Peel est entré dans le Parlement, en 1809 et dans les affaires en 1812, au moment de votre arrivée à Londres. Le livre est fait avec simplicité, et bon sens, libéral modéré, comme Peel est devenu à la fin. Le point de départ était bien loin de là et les phases de la transformation sont curieuses à observer. Je vis avec Lord Liverpool, Lord Castlereagh, M. Canning. Vus ainsi de loin et dans l’histoire, les deux premiers font moins grande figure que dans votre conversation. Le pouvoir, même habilement et heureusement exercé, ne suffit pas pour placer un homme bien haut dans la mémoire des hommes ; il faut absolument avoir eu de l'éclat par quelque côté, par la pensée, par l'imagination, par le caractère, par la parole, il importe peu quelle grande qualité, mais une qualité first rate, qui mette un homme à part entre ses contemporains. L'histoire ne laisse à leur rang que ceux-là. Canning a cet honneur. Peel aussi l’aura, à des titres bien différents. Lord Liverpool et Lord Castlereagh, meilleurs ministres de leur temps peut-être descendent à mesure que leur temps s'éloigne ; ils n'avaient rien de ce qui est beau et grand dans tous les temps.
Savez-vous s'il est vrai que M. le Duc de Nemours et les Princes ses frères aient écrit au général Changarnier pour le remercier de la messe des Tuileries ? Ils ont eu fort raison, s'ils l’ont fait et j’avais eu tort, moi de ne pas songer à le leur conseiller. Je serais bien aise d’être sûr qu’ils l’ont fait.
L'article que j'ai lu hier dans le Constitutionnel est certainement de M. Granier de Cassaignac. Je me rappelle qu’il est venu me voir, il y a quelques semaines, dans je ne sais plus quel de mes passages à Paris, et que je lui ai dit une grande partie des choses qui sont là. Il s'est évidemment souvenu et prévalu de cette conversation.
Je vous quitte pour ma toilette. Je vais ce matin faire une visite à dix lieues d’ici chez M. de Banneville. J’avais deux visites lointaines à faire. J’en serai quitte. Il faut que je parte à 9 heures tout de suite après l’arrivée de la poste. Nous avions depuis quinze jours un temps admirable. Ce matin, un grand brouillard, mais de ces brouillards que le soleil dissipe quand il est bien levé. Je compte sur le soleil. J'ai beaucoup perdu de mon optimisme pour les grandes choses ; il me reste encore pour les petites.

9 heures
Voilà votre lettre. Adieu. Je pars. Adieu Adieu. Je suis fort aise de l'accueil fait à Piscatory à Claremont. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 22 sept 1850

Je lisais hier dans Peel and his times, le récit de l’entrée de Canning dans le Cabinet de Lord Liverpool, les répugnances du Roi de tous les collègues de Liverpool, le travail de la marquise de Conyngham. Je regardais si votre nom ne venait pas. Il n'est pas venu. C’est un bien froid, sec et vide récit, quoique exact au fond. L’exactitude n’est pas la vérité, ni la vie. J’ai votre récit à vous très présent à la mémoire.
Certainement la revirade ou la conversion de Peel, comme on voudra l'appeler, est la plus complète qui se soit jamais vue. Tendre la main, en entrant aux Orangistes et en sortant, aux radicaux, c'est énorme. Pourtant on entrevoit dès les premiers temps que la revirade pourra se faire un jour, si un jour vient où il convienne qu’elle se fasse. Peel semble avoir toujours pressenti le triomphe des mesures qu’il combattait, et s'être ménagé une issue dans leur sens. Son père l'avait prédestiné et il se croyait lui- même prédestiné à être le successeur de M. Pitt. Ils ont tenu, M. Pitt et lui, les conduites précisément contraires. M. Pitt voulait certaines grandes mesures libérales, l'abolition de la traite l'émancipation des catholiques ; il les a toujours sontenues et avouées, et jamais faites. M. Peel les a toujours combattues, jusqu'au jour où il les a faites. L’un, élevé whig, devenu Tory ; l’autre élevé Tory, devenu plus que Whig. Voilà le facteur et votre lettre qui m’arrêtent au milieu de ma comparaison.

Onze heures
J’allais vous demander ce que signifie le voyage de la Gazette de France (M. Lourdoneix) à Frohsdorff. Je trouve à peu près la réponse dans mes journaux de ce matin. La circulaire du Conseil de M. le comte de Chambord met à l'index, l’appel au peuple. Elle a raison mais par par d'assez bonnes et grandes raisons. Je n’ai pas en idée que cette circulaire ait beaucoup de succès. C’était une excellente occasion de parler à tout le monde en parlant à son parti. L’occasion me semble un peu manquée. Napoléon avait coutume de dire: " L'exécution est tout." Il avait ses raisons pour le dire ; il était fou dans la conception et admirable dans l'exécution. Mais il est très vrai que l'exécution est beaucoup. La meilleure idée, mal exécutée devient une sottise. Moi aussi je n'ai rien de plus à vous dire. Je vous quitte pour me promener, un peu après déjeuner. Il fait encore beau mais d’un beau temps en train de se gâter. Adieu, Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Dimanche 29 Sept. 1850

Je vous vends Fleischmann. Je suis frappé de son hostilité contre l'ancienne diète de Francfort. Quand un homme aussi honnête et sensé pense cela, il y a bien à regarder. Car il n'est pas complaisant pour les radicaux ; témoin ce qu’il vous dit de la Reine des Pays-Bas. Evidemment, il faut à l'Allemagne, autre chose que ce qu'elle avait avant février ; elle n'y retournera pas et ne s'y tiendra pas tranquillement. De loin, la raison le dit ; voilà un homme intelligent et monarchique à qui l’observation le dit de près. Le bon chemin entre le bouleversement et l'immobilité n'est pas encore trouvé. L’Autriche devrait le trouver ; elle n’est plus vouée à l'immobilité ; de gré ou de force elle change tant de choses dans sa propre maison, elle y admet tant de nouveau; elle devrait trouver aussi et admettre le nouveau qui convient au grand corps allemand. C’est la seule manière de déjouer l'ambition de la Prusse. Tout ce qu’il faut à l’Autriche, c’est que la confédération germanique subsiste tran quille et point asservie à la Prusse. Il ne se peut pas que l'ancienne organisation soit la seule qui atteigne à ce but. " Cherchez et vous trouverez. “, dit l'évangile qui a toujours raison. Je suis convaincu que, si l’Autriche, cherche sérieusement et sincèrement, elle trouvera.
Le Roi de Wurtemberg me fait dire qu’il espère que je retournerai sur le Rhin l'été prochain et qu’il me priera alors de pousser jusqu'à Stuttgart. Avez-vous vraiment quelque idée d’y aller voir, votre grande Duchesse ?
Peel and his times m'amuse toujours beaucoup. Je viens de lire 1827, l'apparition et la disparition de Canning. Vous n'êtes pas nommée du tout ; mais les menées autour de George IV, pour la formation de ce Cabinet brillant et éphémère sont assez vivement racontées, par un libéral modéré et de peu d’esprit, qui déteste les cours et les femmes dans les cours. Il parle du travail caché que faisait ou laissait faire le Duc de Wellington pour remplacer lui-même, Lord Liverpool et il dit : " The king was disposed to favour this tortuous course ef proceeding ; he had et this time become a kind of English Sardana palus, and was anxious, to have a government sufficiently strong to relieve him from all anxieties about affairs of state, and to leave him free to enjoy the imitation of a Mohammedan Paradise which he had established at Windsor, perfect in all respects save the prohibition of wine." Il raconte assez bien l'effet que fit sur le Roi la démission, simultanée des six anciens collègues Tories de Canning : " This, which certainly looked like an attempt to intimidate, fired the pride of George IV ; he immediately confirmed the appointment of M. Canning, and gave him full power to supply the places which had been vocated. " Cela vous amuserait.

10 heures
Votre lettre est intéressante. J'y répondrai demain. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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al Richer, Mardi 1er octobre 1850
8 heures

On me dit et ce sont des Belges qui le disent, que la mort de la Reine Louise. fera beaucoup de mal au Roi Léopold. Elle est pour beaucoup dans sa bonne position, et on lui en veut beaucoup de n’être pas bien pour elle. On va jusqu’à dire que cela pourrait devenir grave et amener des manifestations populaires qui pourraient amener des événements. Les mœurs du Roi font un grand contraste avec la piété de la Reine. Le peuple Belge y est très sensible, en affection et en colère. Il serait bizarre qu’un trône, qui a résisté à l'ébranlement de l’Europe, fût ébranlé pour des fredaines de 50 ou 60 ans. Quel est précisément l’âge du roi Léopold ?

Je viens de me lever. Je lisais dans mon lit. Toujours Peel and his times qui m’attache extrêmement. Attachement triste par ses retours ! Nous avons fait pendant 30 ans de la politique qui valait bien celle-là avec des débats qui valaient bien ceux-là. M. Royer Collard revenu à son amitié pour moi, me disait peu avant sa mort : “ Vous vous faites beaucoup d’honneur; vous êtes le premier de votre temps et entre les premiers de tous les temps. “ Gardez-moi le secret de mes secrets plaisirs d'orgueil. Est-ce que tout cela doit aboutir au régime d’aujourd’hui. Est-ce là la fin ? Je ne le crois pas, mais quelques fois, je le crains. Je ne pense pas que je devienne superstitieux ; mais en tout cas, il y a de quoi devenir modeste ; on fait bien peu, même quand on fait bien, et il ne faut pas un bien grand vent pour tout emporter.

Onze heures
Les mêmes nouvelles nous arrivent en même temps. Votre lettre me dit ce que je viens de vous dire sur la Belgique. C'est triste et grave. Je pense sans cesse à la pauvre Reine de Claremont. J'espère qu'elle aura la satisfaction de voir encore sa fille. Pourquoi attend-elle ? Est-il vrai que la République ait témoigné à Bruxelles des craintes sur l’arrivée de la famille royale à Ostende ?
La joie à cause de la circulaire Barthelemy me paraît bien puérile. J’en doute un peu. Non pas qu'on l'ait manifestée, mais qu’on la sente réellement. On aura cru que la fusion devenait impossible, au moins que tout le public en France le croirait et le dirait. On aura voulu être de l'avis actuel du public ; sauf à avoir plus tard un autre avis si les évènements en suggèrent un autre. Suivre le vent, tous les souffles du vent, c'est l'habileté des habiles qui n’ont pas la grande ambition ni la grande habileté !
Voilà un horrible accident dans ma famille. Cette jolie petite Mad. de Vaines vient d'être horriblement brûlée. Son mari me donne les mêmes détails qui sont dans les débats. On espère la sauver mais sans certitude. On est à peu près sûr que, si elle est sauvée, elle ne sera pas défigurée. Pauvre jeune femme qui s'amusait de si bon cœur ! On est arrêté tout à coup dans le plaisir, comme dans la bonne politique. Adieu, Adieu.
Je vais aujourd' hui dîner à Lisieux malgré la pluie. Demain j'aurai du monde et de la conversation. Vendredi, 4, j'aurai 63 ans. Samedi 5 M. Hébert vient me voir avant d'aller à Claremont. Mercredi, 9, je vais à Broglie. Voilà mes affaires d’ici à huit jours. Adieu. adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Samedi 6 mars 1851

L’article du Constitutionnel est en effet très remarquable, et celui de l’Univers peut-être encore plus. Armand Bertin doit être bien perplexe. Je crains beaucoup qu’il ne finisse par tomber du mauvais côté. Par camaraderie et par faiblesse plutôt qu'avec confiance et par goût. Même dans ce cas, je doute fort qu’il prête un appui bien énergique et bien actif. La désapprobation percera à travers l'apologie. De tout ceci, quoi qu’il arrive il restera toujours un grand mal ; une recrudescence de désunion et d'aigreur dans les partis monarchiques, et des Princes très compromis et affaiblis. Si la République était viable, elle aurait bien des chances de vivre. Étrange pays où il se fait au même moment des mouvements en sens contraires ; c’est au moment où, dans l’Assemblée et dans les Conseils Généraux, les deux grands camps monarchiques, se rapprochent, et agissent ensemble, que dans la région princière, l’esprit de division et de politique égoïste pénètre et prévaut. M. Royer Collard disait souvent, en parlant de Thiers : " Ce sera l'homme fatal de la Monarchie de Juillet, et si on le laisse faire de la France ! Nous verrons si la seconde moitié de la prédiction s'accomplira. J'espère toujours que non.
Est-ce que vous n'avez pas revu le Général Changarnier. A part l’intérêt positif, qui est grand, il y a, dans cet homme, un problème qui excite vivement ma curiosité. S’il était vraiment sincère et décidé dans ce qu’il nous dit, il y aurait un grand parti à tirer de lui, précisément dans le trouble actuel.
Qu’entendez-vous dire de la Belgique depuis que la loi sur les successions directes a été rejetée par le Sénat ?
J'irai le 16 ou le 17 passer huit ou dix jours à Broglie. Tout ce qui me revient de la disposition du duc en bon ; s’il n'est pas décidé pour le bon côté, il l’est tout-à-fait contre le mauvais.
Je viens de lire les deux volumes d'Histoire de la Restauration de M. de Lamartine. Grand pamphlet politique comme l'histoire des Girondins. D'abord pour gagner de l'argent, puis pour faire de l'effet théâtral, puis, pour servir à la situation personnelle de l’auteur, puis pour nuire à la Restauration comparée à la République, puis pour nuire surtout à la Monarchie de Juillet comparée à la République et à la Restauration. Grande profusion d’esprit et de talent sur un chaos continu de vrai et de faux. C'est certainement un homme très remarquable. Il a l'abondance et l'éclat. Il se promène magnifiquement à la surface des choses. Au fond, artisan de désordre. Je crois pourtant qu’à tout prendre ce livre-ci fera plutôt du bien que du mal. Mais s’il le continue sur ces dimensions là, il fera vingt volumes.

10 heures
L’article de ce matin dans les Débats me plaît fort. Il éluderont la polémique, au lieu de l'y enfoncer, et je suis charmé que ma conversation y soit répétée. J'étais bien sûr que j’avais raison de parler. Je ne concevais pas mon silence. Adieu. Adieu. Je vous dirai ce que j'écrirai à Lord Aberdeen. Mais le Prince de Schwartzenberg à tort de dire de lui ce qu’il en dit ; il ne faut pas jeter ainsi le manche après la cognée à la tête de ses amis. Adieu G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Ems Mardi le 8 Juillet 1851

Votre lettre fait ma journée Je n’ai donc rien à vous dire de plus que je ne vous disais hier. Les verres d’Eau, le bain, la promenade, Duchatel & sa femme. Ah, Le prince George de Prusse neveu du roi. Jeune homme sérieux et agréable, mais qui va partir. Je suis curieuse de Londres, Montebello a promis à Duchâtel de lui écrire de là. Je suis honteuse je n'ai rien à vous dire du tout. Il ne vaut pas la peine de vous envoyer cette lettre. Elle restera jusqu'à demain.
Mercredi 9 juillet. J’espère que vous ne me gronderez pas de vous avoir manqué un jour d’autant plus que hier ressemble à aujourd’hui avec ceci de plus que je suis fort dérangée dans ses entrailles ; le dîner est détestable et cela me cause de vilains mouvements de bile. Je vais essayer aujourd’hui les talents d'Auguste. J’ai peur que cela n’aille pas. Voilà mon seul souci d'Ems.
Comment n'avez-vous pas encore reçu dimanche ma lettre de Cologne de vendredi ? C'est étrange. Dites-moi, ou répétez moi, si vous l'avez reçu ou non. Cela m'importe, car j’avais écrit d’autres lettres de là. Duchatel n’est pas reçu hier soir. Lui aussi a ces mêmes accidents que moi, et de plus un peu de fièvre. Il est mieux ce matin & reconduit sa femme à Coblence.
Le comte de Chambord a parfaitement raison de ne pas risquer Londres. Quel plaisir pour moi de lire M. de Maistre, & quel remord ! Quelle honte ! Tous les soirs chez moi pendant tant d’années et ne me souvenir que de sa figure. Certainement je n’ai pas de l’esprit naturellement. On m'en a donné un peu, et bien tard ; et pour être tout-à-fait vrai je crois qu’il ne m’en est venu un peu qu’à Paris et depuis 14 ans. Il fait très froid ici 8-10 degrés pas davantage,
Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mercredi 6 août 1851

Lisez quelquefois, je vous prie, la Chronique politique de l'Assemblée nationale signée Robillard. C'est, depuis quelque temps ce qu’il y a de mieux dans le Journal. J’y trouve aujourd’hui sur les Régentistes et leur journal l'Ordre, des réflexions pleines de sens et d'à propos.
Je souhaite que M. de Beroldingen ait raison dans tout ce qu’il vous a dit de l'Allemagne et que les masses aient, en effet fait leur expérience. Cela dépend des gouvernements ; quand ils se conduisent avec tact et mesure, les expériences profitent en effet aux masses ; quand les gouvernements abusent des expériences, les masses recommencent bientôt de plus belle et plus fort. Nous ne voyons pas autre chose depuis soixante ans.
Voilà encore deux élections qui viennent de se faire ici, l’une dans le nord, l'autre dans le Lot, et qui toutes les deux, ont tourné comme les quatre précédentes contre les Montagnards, et les pointus légitimistes réunis qui n'ont pu ni faire l'élection en y prenant part, ni la faire manquer en s'abstenant. Cela fait bien des échecs pour eux dans l’Assemblée, et au dehors. Si le plaisir du succès peut consolider l’union des conservateurs et des légitimistes sensés, ce sera excellent, [?] le Président en profitera le premier.
J’ai eu hier des nouvelles de votre ami M. Fould, à l'occasion d’une petite affaire que je lui avais recommandée, et qu’il a faite de très bonne grâce. Il m’écrit d’un ton content. Ce que vous me dîtes de l'absence de toute nouvelle directe à Frohsdorf, le 23, sur la visite à Claremont, est étrange. C'est bien le cas de dire légèreté française. Je vous demande la permission de mettre humain à la place de française, par amendement. Que d'anglais auraient fait une démarche semblable sans en rien dire, ni avant, ni après au premier intéressé.
Je commence à m'occuper de mon discours futur en réponse à M. de Montalembert. Sans connaître du tout le sien qui n’est pas fait, et qu’il m’apportera ici, m’a-t-il dit, vers la fin de septembre. Je n’écris pas un mot, comme de raison ; mais je lis ce qu’ont écrit M. Droz et M. de Montalembert mes deux sujets. Deux sujets bien divers, venus des points opposés de l’horizon, et qui ont fini par se rencontrer dans les mêmes sentiments sur toutes les grandes choses de la vie. Il y a de quoi bien parler. Dieu sait où nous en serons quand viendra cette séance ! Peut-être au milieu de l'élection d’une assemblée constituante. Cependant je ne crois pas ; je persiste à ne croire à rien jusqu'au printemps de 1852.
Ce que j’ai peine à croire, c’est que je ne désire pas vous retrouver dimanche à Paris, et que j'y aille pour ne pas vous y retrouver. Je n'ai encore point de nouvelle de Duchâtel depuis son retour, je suppose qu’il persiste dans son projet de visite à Claremont. Je saurai Dimanche si nous faisons ce pèlerinage à plusieurs. Montebello ni Dumon non plus ne m’écrivent. Il paraît que tout le monde est las de n'avoir rien fait et ne songe qu’à s'en reposer. onze heures J'espère bien que votre mal de tête n'est que de la migraine, et par conséquent un mal très passager. J'ai deux lettres de vous à la fois, du 1er et du 2. Adieu Adieu.
J’ai peur de n'avoir rien demain. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, samedi 9 août 1851

Montebello m'écrit d'Angoulême où il est allé conduire son fils aîné pour les examens de l’école de Marine. Le pauvre homme est encore sous le coup des inquiétudes qu’il a eues pour sa femme ; il m’en parle avec terreur. La maladie aigüe est guérie, mais il lui reste mal au foie et des crises presque intermittentes qui la font beaucoup souffrir, et qui dureront probablement jusqu'à ses couches prochaines. Montebello compte toujours aller à Claremont vers la fin de ce mois. Il a vu me dit-il à Angoulême le Général de La Rue, inspecteur général de la gendarmerie, homme d’esprit, que je connais beaucoup, et dont le jugement a de la valeur. Le général qui vient de parcourir beaucoup de départements en rapporte l'impression qu'il n’y a et qu’il n’y aura, pour la Présidence, que deux candidats sérieux Louis Napoléon et Ledru Rollin.
En attendant la candidature du Prince de Joinville éclate tout-à-fait. L’ordre est à lire désormais puisqu’il se déclare le moniteur des Régentistes. La conduite me paraît bien peu habile. Le Roi Louis-Philippe n’a jamais voulu se laisser conduire par Thiers. Sa famille, apprendra probablement, après sa mort, combien il avait raison. M. de Lasteyrie dit que M. le Prince de Joinville accepte la candidature, et il en promet, aux uns la fusion, aux autres le contraire. C’est un jeu qui ne comporte pas la durée, ni la publicité. En attendant l'élection, à la Présidence on sonde Paris pour une élection du Prince à l'Assemblée, en remplacement du général Magnan. Mais les coups de sonde ne réussissent pas. Manœuvre pitoyable. C’est bien assez d’une abdication. Est-ce qu’on fera passer tous les Princes par cette même porte ? MM. de Lasteyrie et de Rémusat sont furieux de n'avoir pas été portés par la majorité à la commission de permanence. Et très tristes d'avoir échoué par la minorité. Vous aurez vu, dans la Patrie, la réponse du Président au coup qu'on lui a porté à propos de ses projets d'emprunt à Londres. On avait fait grand bruit d'avance de ce coup-là. Il me paraît que même le bruit ne sera pas grand.
J'ai reçu une nouvelle lettre de mon ami Croker qui insiste encore pour que j'aille le voir à Alverbank quand j’irai à Londres. Il ajoute : " And now let me ask another favor of you. Some one has set about à story that George the IVth had endeavoured to sell the Royal Library (which was afterwards given to the British Museum) to the Emperor of Russia, and Madame de Lieven is quoted as the authority for this statement. I never before heard of any such idea, and I wish you would ask Madame de Lieven with my compliment and best regards, if she can tell me any grounds for such a rumour. I am curious to know how, il such a thing ever happened, it has escaped either my memory or my knowledge, for I had the honour of a good deal of George IV confidence on such matters, though he did not often follow my advice. » Pouvez-vous satisfaire la curiosité de Croker ?
J'ai aussi ma curiosité. Je voudrais savoir qui dit vrai, de l'Assemblée nationale, ou de Lord Palmerston, sur les notes ou lettres venues du nord aux cours de Naples, de Florence et de Rome. Le Journal est bien positif ; et le Ministre a bien l’air de mettre dans sa dénégation un subterfuge. Je suis charmé que vous ayez retrouvé Marion. Il est bien juste que le Prince de Metternich règne un peu au Johannisberg. Je ne sais si ses successeurs feront mieux que lui, mais il ne paraît pas qu’ils puissent faire autrement.
Si vous pouvez à Schlangenbad, à Ems ou à Francfort vous procurer le dernier numéro de la Revue des deux mondes (1er août), faites-vous lire l'article de M. Cousin sur Madame de Langueville. Il y a bien à dire ; mais c’est très agréable spirituel et curieux ; avec un ton tantôt de rigidité pieuse, tantôt de désinvolture aristocratique auquel la vérité manque également dans l’un et dans l'autre cas mais qui a de l’élévation et de la grâce. Cela vous intéressera et Marion aussi.

10 heures
Adieu. C’est tout ce qui me reste à vous dire, et ce qui me plaît mieux que tout ce que je vous ai dit. Adieu

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Schlangenbad le 15 août 1851

Je commence par vous quereller. Je remarque que vous ne m'avez pas écrit du tout dimanche le 10. Pourquoi ? J'aurai fait pendant mon voyage une nouvelle connaissance importante, Mirabeau ah qu'il a d'esprit ! Et quel courage, quelle confiance en lui-même, quelle énergie, quelle puissance de volonté. Un homme comme celui-là aujourd’hui ! Que cela ferait de bien ! Il y a des lettres de lui merveilleuses, vraiment je vous remercie de m’avoir donné cette lecture. Je vous la rapporte en bon état.

7 heures Voilà qui est trop fort. Après m’avoir planté là le dimanche & donné quatre lignes seulement. Lundi vous ne me dites rien du tout. Mardi. Pas de lettres. Et j’en attendais une très intéressante. Les dissipations de Paris font que je vous passe du souvenir. J’étais bien fatiguée, bien harassée à Francfort je vous écrivais tout de même.

Samedi 16 Je ne me console pas de n’avoir pas eu de lettre, & j’allais dire, je ne pardonne pas. Voyons aujourd’hui mais il faut attendre jusqu'à 4 h. Et il est huit heures ! Pas une âme hier. Je me partage entre la promenade, les journaux & Mirabeau. Ce soir un peu de piquet avec Marion & mon lit à 9 heures. Et incendie aux Invalides tous les drapeaux brûlés. Sébastiani ne valait pas cela. Adieu. Adieu.
Ma tête & ma bouche vont toujours mal, je ne sais ce que c’est.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Mercredi 20 août 1851

Vous n'aurez ce matin que quelques lignes. Je suis pris d'une violente, migraine. Je viens de me promener trois quarts d'heure dans le jardin pour voir si le grand air la dissiperait ; mais l’air, qui est pourtant charmant, n’y fait œuvre. Je crois que je vais m'étendre sur mon lit. Il n’en sera plus question ce soir. Elles étaient bien plus fréquentes autrefois. Avec beaucoup de plaisirs l’âge emporte aussi quelques ennuis.
Vous ne lisez pas l’Univers ; il conterait ces jours-ci une lettre à Gladstone, très médiocre d’esprit et de forme, mais qui lui donnait, sur quelques uns des faits qu’il a affirmés, des démentis précis et frappants ; par exemple 1800 prisonniers dans les prisons de tout le Royaume de Naples, au lieu de 20 à 30, 000. Et le nom de chaque prison, et le nombre des détenus dans chaque prison, y sont énoncés. Le Roi de Naples et les agents ont grande raison de multiplier les renseignements. Il devrait faire offrir à M. Gladstone de revenir les vérifier lui- même.
Vous vous étiez promis des merveilles de mes lettres écrites de Paris. Vous n'y aurez pas trouvé grand chose. Je n’avais trouvé moi-même à Paris que bien peu de chose. Je n’ai eu rien de mieux à vous envoyer. Je crains bien que ma course en Angleterre ne jette, pour vous comme pour moi, un peu de trouble dans notre correspondance. C’est très ennuyeux. Je ferai tout ce que je pourrai pour l’éviter. Adieu, Adieu.

Je vais réellement me mettre sur mon lit. J’ai la tête lourde, et le cœur barbouillé. Adieu. Je ne fermerai pourtant ceci qu'après avoir reçu mon courrier.

10 heures
Je vous ai écrit mardi matin une longue lettre. Je ne comprends pas ce retard. Votre poste de Francfort est insupportable, et je ne mérite aucun reproche. Je ne vous ai pas écrit le dimanche 10, en arrivant à Paris, parce que ma lettre écrite au Val Richer la veille 9, partait de Paris pour Francfort précisément ce même jour Dimanche 10. C'était donc deux lettres qui vous seraient arrivées le même jour. Peu aurait importe si j’avais eu quelque chose de nouveau à vous dire. Mais je n'avais rien. Je suis très contrarié de votre ennui. Vous aurez certainement eu ma lettre du mardi 12, écrite en partie le lundi, tard en partie le mardi matin. Adieu, adieu.
Adieu, dearest. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Vendredi 5 Sept. 1851

Je vois dans les feuilles d’Havas que M. Carlier a livré à la justice un grand complot, qui a des ramifications à l'extérieur comme à l’intérieur, et que déjà 47 personnes sont arrêtées. Que dit-on de cela ? En parle-t-on sérieusement ? Est-ce une préface ? Les Montagnards ont l’air en grande fermentation. L’air, ce me semble, plutôt que la réalité. Ce sont des conspirateurs aussi alarmés qu'obstinés. Si le voeu des conseils généraux pour la révision va comme il paraît, presque à l'unanimité, ce sera un fait grave, et qui pèsera beaucoup sur tout le monde. Dans ce pays-ci, ce voeu a été exprimé sans contestation et sans confiance ; le conseil général a à peine discuté ; le public en veut aux adversaires de la révision sans espérer beaucoup de la révision même.
Ce qui me revient du Général Changarnier est tout-à-fait conforme à ce que vous m’en dites. Voulant être porté, promettant qu'après, il fera tout ce qu’on peut désirer, mais ne voulant, rien faire avant. Je comprends cette attitude quand il était employé par le gouvernement et à la tête de l’armée. Mais à quoi lui sert-elle aujourd’hui ? Si je suis bien informé, la candidature du Prince de Joinville dans le Finistère a peu de chances, et on y renonce. Mais on renonce si peu à le faire élire représentant qu’il est question de la démission d’un député du département de la Somme, en remplacement duquel l'élection du Prince de Joinville serait certaine. On s’en occupe sérieusement à Amiens, et on attend des réponses de Claremont.
Voilà la Duchesse de Montpensier accouchée. Rien ne retiendra plus le Duc d’Aumale à Séville et la délibération de famille, pourra bientôt avoir lieu.
J’écrirai à Lord Aberdeen, quand j'aurai lu sa lettre Je viens d'achever la lecture de celles de Gladstone. C’est un honnête homme qui croit sincèrement ce qu’il dit, mais qui croit bien légèrement ce qu'on lui dit, et qui dit bien inconsidérément ce qu’il croit.

10 heures
Je vais lire le Constitutionnel. L’inconvénient des meilleurs articles, c'est qu’ils fomentent la polémique, engagent les amours-propres et rendent les hésitations et les retours presque impossibles. Adieu. Adieu.
Vous avez raison de vous faire traîner pendant les heures, ou il y a encore du soleil. La Redorte et Montebello ont raison de soutenir, et il ne faut pas qu’on soit du même avis pour rien. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 30 Sept 1851

Ce que vous me dîtes de Mad. Gabriel Delessert m'étonne un peu. Je la croyais bien dans les eaux, sinon de Thiers au moins de M. de Rémusat ; et M. de Rémusat, d'après ce qui ne revient est au moins aussi engagé que Thiers dans la candidature Joinville. Il n’y a pas moyen de se faire à présent une idée juste des chances de cette candidature ; trop de mois et trop d'incidents nous séparent des jours de l’épreuve. Si l'élection se faisait à présent, l'échec me paraîtrait certain. Qui sait dans sept mois ?
Entendez-vous mettre quelque importance à ce qui se passe en Belgique ? Il me paraît que le ministère Rogier gagne sa partie et qu’il aura un sénat plus traitable. Cela me semble mauvais. Mais après tout, je n‘ai pas envie que la résistance au mal commence en Belgique ; elle y serait trop aisément battue.
Vous devriez jeter un coup d'oeil sur la brochure de M. de Késatry, dont je trouve des extraits dans les Débats. Cela n'a guère d'autre mérite que celui d’une grande franchise ; mais c’est quelque chose. Le gros public qui m’entoure pense tout ce que dit M. De Késatry.
J’ai eu hier la visite de l'inspecteur des écoles primaires de mon arrondissement. Vous ne devinerez jamais pourquoi je vous en parle. Un homme de 40 ans, d'une assez jolie figure, l'air intelligent, un peu familier, très bavard après m'avoir parlé des écoles : " Jai vécu trois ans à Berlin, Monsieur, dans la maison d’un de vos admirateurs. - Qui donc, Monsieur ? - Chez le Ministre de Russie, M. le Baron de Meyendorff. J’ai achevé l'éducation de ses fils. " - Grands détails sur M. de Meyendorff, sur son esprit, sa prodigieuse instruction, sur son intérieur, sa femme, ses fils. J’ai peine à croire que mon inspecteur ait été là, un bon et convenable précepteur. Il s'appelle M. Lambert. Du reste on m'a dit du bien de lui et il s’acquitte bien, ici, de ses fonctions.
Je continue la lecture du Mémoire napolitain décidément, il a trop longuement raison. Je regrette Montebello pour vous. J'ai bien peur qu’un grand malheur ne l'attende. Il en souffrira beaucoup. Est-ce qu’il va établir sa femme à Tours pour l'hiver ?

Onze heures
Je crois tous les jours un peu moins au coup d'Etat auquel je n'ai jamais cru. Thiers est bien bon de s'amuser à avoir peur de Vincennes. C’est du luxe de peur.
Mes lettres ne m'apprennent rien du tout. J'en reçois une de Montalembert qui s’excuse de n'avoir pas encore terminé son discours, et demande un peu de répit. Ce qu’il voudra Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer Lundi 6 Oct. 1851

Avez-vous lu Baruch ? Baruch c'est l'article de M. Vitet sur M. de Barante et la Convention, inséré dans la Revue des deux mondes et répété dans l'Assemblée nationale. C'est excellent. Je n’ai rien lu de meilleur ni qui fasse justice plus ferme et plus claire de tous les révolutionnaires, passés ou présents, acteurs ou historiens de révolutions. C'est un peu long pour vos yeux. si vous ne l’avez pas lu, priez Marion de vous le lire ; elle y prendra plaisir comme vous.
Les légitimistes ont raison dans les deux résolutions qu'ils ont prises et ils feront bien de prendre la troisième, celle de voter pour le président tant que le rétablissement de la monarchie par la fusion ne sera pas possible. Monarchiques dès que cela se pourra, et gouvernementaux au profit de l’ordre, et de la paix tant que cela ne se pourra pas, voilà leur rôle. Rôle qui non seulement convient à leur intérêt de parti, car il leur épargne l’échec définitif et empêche qu'on ne leur souffle la Monarchie ; mais qui les met en sympathie et en bons termes avec la masse de la population, ce dont ils ont grand besoin. La France est monarchique au fond, et gouvernementale en attendant ; que les légitimistes soient comme elle, c'est, pour eux, le meilleur; moyen d'amener la France à être un peu comme eux ; ce qu’il faut absolument pour que la fusion et la Monarchie deviennent possibles. Que dit-on de la reculade de Thiers dans l'ordre ? Ce n'est pas lui qui a eu la pensée de la candidature du Prince de Joinville ; il ne l'a pas conseillée ; il n'en accepte pas la responsabilité. Je le reconnais bien là ; étourdi et irrésolu, téméraire et timide, ne poursuivant jamais, dans les mauvais pas les lièvres qu’il a levés. Reste à savoir si cette reculade est une manœuvre calculée ou un mouvement de retraite par embarras.
Henriette me quitte aujourd'hui et partira le 16 de Paris pour Rome. Seriez- vous assez bonne pour demander, de ma part, à M. de Hatzfeldt, s'il pourrait donner à M. de Witt quelques mots de recommandation pour M. d'Usedom qui est toujours, je crois Ministre de Prusse à Rome, et qu’on dit homme d’esprit. Ma fille, très bonne Protestante comme vous savez, désire avoir à Rome quelques connaissances protestantes surtout dans la légation de Prusse qui a à Rome une chapelle. Je donnerai à M. de Witt une lettre pour Garibaldi qu’il ira lui porter lui-même pour en avoir quelque appui auprès de la douane de Civita Vecchia, qui est, dit-on, assez difficile. Ils comptent vivre à Rome très retirés ; mais encore faut-il faire entrer ses malles et y pratiquer sa religion sans embarras. Vous serait-il possible de savoir où sont à présent, le Duc et la Duchesse de Mignano ? S'ils étaient à Rome, la Duchesse serait pour ma fille une ressource. Mais j’en doute. Onze heures Je n’ai rien de plus à vous dire qu'adieu, en attendant mieux. Adieu, adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Mardi 7 Oct. 1851

Voici une lettre de M. de Carné qui n'est pas sans intérêt. Je voudrais que vous la fissiez lire au Duc de Noaille, s'il vient un de ces jours à Paris. Il est bon que les légitimistes voient combien le danger est réel, et ce qu'en pense un homme d'esprit, autrefois, un des leurs est devenu l’un des miens. L'expédient qu’il indique de l'Assemblée remettant la question de la révision au vote populaire n’est peut-être pas sans valeur. Renvoyez-moi, je vous prie cette lettre. Il faut que je réponde.
Dimanche 26 octobre, on inaugure à Falaise la Statue équestre de Guillaume le Conquérant. J’ai reçu hier du maire et de la commission municipale, l’invitation d'assister à cette cérémonie où se rendront tous les bons normands. Et on me demande d'y dire quelques paroles en l'honneur de Guillaume et de notre vieille histoire. Je ne puis pas refuser et cela ne me déplait pas. J'irai donc.
Ce ne sera pas loin du moment, très doux, où nous nous retrouverons. Que de choses nous aurons à nous dire ! On se dit bien peu, même en s'écrivant tous les jours. Je voudrais seulement avoir achevé, ou à peu près, mon discours en réponse à M. de Montalembert. Je m’en occupe, quoiqu'il ne m'ait pas encore envoyé le sien. J’espère que je le recevrai le 15, ou le 16 de ce mois.
Vous m'avez appris qu’il y avait au Français, des Demoiselles de St. Cyr. Je ne lis pas les articles Spectacles. J’aimerais mieux que vous vous fussiez amusée. Mon amusement à moi, depuis deux jours, c'est les Mémoires d’Outre tombe. J’avois besoin de revoir les détails de la brouillerie de M. de Châteaubriand avec M. de Villèle. Lecture attachante, quand même. C'est l'explosion désespérée d'un égoïsme malade qui n'ayant pas trouvé en ce monde la satisfaction d’un orgueil et d’une vanité incommensurables, a voulu se donner au moins en mourant le plaisir de les étaler sans gêne, sans la forme du dédain et du dégoût. Cet homme-là a dû beaucoup souffrir, autant qu’on peut souffrir ailleurs que dans le cœur car il avait bien peu de cœur. Mais infiniment d’esprit, presque grand, et de talent, toujours grand et brillant, même dans son déclin ; d'éclatants rayons du soleil couchant, dans un ciel sombre et triste.
Savez-vous qu'Alexis de St. Priest est presque mourant à Mâcon ?

11 heures
Adieu, Adieu. Votre solitude me pèse autant qu'à vous ; mais je pense comme vous que l'apparence de l'agitation stérile ne vaudrait rien du tout pour moi. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer, Vendredi 7 nov. 1851

Le message est profondément médiocre. Mais je ne crois pas du tout que ce soit un manque de dédain pour l'Assemblée. C’est tout bonnement de la médiocrité naturelle. Les articles du Dr Véron valaient mieux. Je ne trouve pas non plus que Berryer ait bien conduit sa première attaque. Il a été long, confus et hésitant. Mais si j'étais à Paris, je ne dirais pas cela. L’esprit de critique nous domine, et nous sacrifions tout au plaisir de tirer les uns sur les autres. Sur la physionomie de ce début, je crois moins que jamais à de grands coups, de l’une ou de l'autre part. On ne disserte pas si longuement et si froidement, au moment de telles révolutions. Elles sont précédées, ou par de grands signes de passion ou par de grands silences. La montagne épousant systématiquement le Président et sa mesure, cela est significatif et pourrait devenir important. Je doute que cela tienne. Le Président n'en fera pas assez pour eux et ils ne seront jamais pour lui ce qu’il veut, sa réélection. Chacun finira par rentrer dans son ornière.
J’ai mal dormi cette nuit, pas tout-à-fait par les mêmes raisons que vous. Je cherchais deux paragraphes de ma réponse à M. de Montalembert. Ils m'ont réveillé à 2 heures ; je les ai trouvés, je me suis levé, je les ai écrits, et je me suis recouché, pour mal dormir, mais pour dormir pourtant.
Le froid commence. Il gèle fort la nuit. Je vois fumer en ce moment le tuyau de ma serre. Il n’y a plus de fleurs que là. Il est bien temps d'aller retrouver ma petite maison chaude. Je ne vous écrirai plus que trois fois. Je voulais porter d’ici à Marion une belle rose en signe de ma reconnaissance. La gelée me les a flétries. Elle a bien raison d’ajouter à votre lettre des détails sur votre santé. C’est un arrangement excellent, et dont je la remercie encore.
J’ai fait ces jours-ci quelque chose d'extraordinaire dans mes moments de repos, et pour me délasser de mon travail. J’ai lu deux romans, David Copperfield de Dickens et Grantley Manor, de Lady Georgina Fullerton. Le premier est remarquablement spirituel, vrai varié et pathétique ; plein, seulement de trop d'observations et de moralités microscopiques. Le commun des hommes ne vaut pas qu'on en fasse de si minutieux portraits. Pour mon goût, j’aime bien mieux le roman de Lady Georgina, la société et la nature humaine élevée, élégante et un peu héroïque ; mais elle a l’esprit bien moins riche et bien moins vrai que Dickens. Qu'est-ce que cela vous fait à vous qui n’avez lu et ne lirez ni l'un, ni l’autre.

Onze heures et demie
Décidément mon facteur vient plus tard ; mais peu m'importe à présent. Adieu, Adieu. Je voudrais bien que vous ne violassiez pas trop les règles de Chomel. Adieu. G.
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