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364. Londres, Dimanche 10 mai 1840, François Guizot à Dorothée de Lieven
Les accidents de la semaine ne tournent pas mal. Mon petit Banneville est presque sur pied. Je viens de Blackheath. J’ai mieux aimé aller regarder moi-même. Vous ne pouvez pas être là. Il n’y a qu’un hôtel the Green-man, trop petit et pas convenable pour vous. Le Park-hotel de Norwood est infiniment mieux. Il m’a paru vraiment bien et très agréablement situé. Si les Sutherland vous reçoivent chez eux le 1er juin, vous viendrez si peu de jours auparavant que la distance de Norwvood importe assez peu. Et s’ils ne vous reçoivent pas, vous viendrez à Londres.
Je viens de conclure en trois jours une petite négociation qui fera grand bruit. J’ai redemandé les restes de Napoléon et on nous les rend. Ils seront déposés aux Invalides. Il y a plaisir à faire des Affaires avec Lord Palmerston quand il est de votre avis. Il les mène simplement et rondement. Ne parlez de ceci que quand on en parlera. Probablement on en parle déjà. Mais en tout cas, je désire que la publicité ne vienne pas de vous. On m’a promis de Paris une immense poputarité si je réussissais. Encore une fois, attendez qu’on en parle. Je ne sais pourquoi je vous répète cela.
J’ai dîné hier chez Sir Robert Peel, un dîner de Royal academy. Il y en avait un aussi chez Lord Lansdowne où j’aurais dû être aussi. Mais Peel avait eu la priorité. Je ne dînerai point chez les Philips. Je commence à supprimer quelques ennuis. Je me suis promené dans le parc de Greenwich. Je voulais retourner à Richmond. Mais je n’ai pas eu le temps.
Lundi 3 heures
Voici les renseignements les plus exacts et les plus complets. Alexandre continue d’aller bien. Chez lui, on dit et il dit lui-même, ce matin, qu’il partira dans huit jours pour Paris. J’ai envoyé Herbet, chez Brodie. Il l’a vu et à causé avec lui. Brodie trouve Alexandre bien, si bien a-t-il dit, qu’il n’ira pas le voir aujourd’hui. Mais à cette question d’Herbet: " Croyez-vous que le Prince Alexandre puisse partir dans huit jours ? " Brodie a répondu positivement; " He cannot. - Et dans quinze jours? Brodie a dit que c’était probable ; mais qu’en homme sensé, il ne voulait pas en répondre. Vous savez à présent le véritable état des choses. Il n’y a absolument aucun danger ; mais il faut du temps. Je n’ajoute rien. Décidez.
Je viens d’un grand meeting que devait présider Lord John Russel et où il a été remplacé pas Sir George Grey. Il a fallu comme de raison, y prendre la parole to second a motion. Il me semble que m’a popularité ne faiblit pas. J’ai reçu pour ce mois-ci quinze ou vingt invitations, à des meetings semblables. J’ai choisi les deux les plus considérables. Je n’irai qu’à ceux là.
J’irai peut-être dans deux heures à la Chambre des Lords où le Chancelier doit proposer un bill sur lequel parlera Lord Lyndhurst. On dit qu’on attend Lord Brougham le 23.
Votre "il ne peut pas" serait donc faux. No news. Si ce n’est que Palmella s’oppose à la demande Anglaise à Lisbonne. Mais on dit que ce pourrait bien être pour renverser le Cabinet portugais, et prendre sa place. Adieu.
J’approuve les changement à la lettre. Que j’ai de choses à vous dire ! Adieu. Adieu.
Mots-clés : Ambassade à Londres, Conversation, Diplomatie (France-Angleterre), Inquiétude, Napoléon 1 (1769-1821 ; empereur des Français) -- Retour des cendres (1840), Parcours politique, Parcs et Jardins, Politique (Angleterre), Politique (France), Politique (Internationale), Réseau social et politique, Santé (enfant Benckendorff), Séjour à Londres (Dorothée)
381. Londres, Jeudi 28 mai 1840, François Guizot à Dorothée de Lieven
3 heures
Je ne comprends pas pourquoi vous avez de l’orage et un ciel triste. Il fait beau ici depuis plusieurs jours, beau et calme. Aujourd’hui, il fait même chaud. Vous vous porteriez bien par ce temps là. Nous chercherons de l’air pour vous. Cela ne me paraît pas impossible à arranger. Nous trouverons bien quelque chose d’agréable à Norwood. Putney & Vous avez besoin de rouler en voiture ouverte. Vous viendrez à Londres, le matin voir qui vous voudrez, dîner où vous voudrez. Et moi j’en serai quitte pour fatiguer une paire de chevaux de plus pendant que vous serez là. Sachez bien que de mémoire d’anglais, me dit-on, on n’a vu à Londres un aussi beau printemps. Et au fait, je trouve l’air moins lourd qu’on ne me l’avait annoncé. Avez-vous un peu d’appétit ? Quand on a la bile en mouvement, je crois qu’il faut bien peu manger. Si je vous mettais à mon régime, je vous dirais, de la diéte et du sommeil. Ce sont mes seuls remèdes. J’ai vu hier on me promenant, deux ou trois jolies maisons à louer, garnies, à l’extrémité de Regent’s Park du côté de Primerose. Je vous assure que là l’air est agréable. Et vraiment la portion fermée de Regent’s park, le jardin, est charmante. Depuis que Lord Duncannon m’a donné, des clefs, j’y vais quelques fois, m’asseoir seul. C’est bien frais bien tenu, assez grand pour y marcher, pas d’isolement et pas beaucoup de monde. Il me semble que vous seriez bien près de là. Savez-vous décidément dans quel hôtel vous descendrez ?
Le duc de Cambridge, qui ne pouvait venir dîner chez moi le samedi 13, m’a offert le Vendredi, 12 ou le lundi 15. J’ai pris le 12. Je garderai le 15 bien libre. Je viens de déjeuner chez M. Milnes, conservateur modéré de la Chambre des Communes avec quelques radicaux modèrés Charles Buller & et Sir Stratfort. Canning. Conversation assez animée et variée. Il y avait là un homme d’esprit un Rev. M. Thirlwall le premier scholar, dit-on, de l’Angleterre. et prédicateur très éloquent. On voudrait le faire evêque. Mais, lord Melbourne s’y oppose, ne le trouvant pas assez orthodoxe.
Je me suis laissé imposer hier par lord Burghersh une seconde séance de l’ancient concert. C’était la dernière et cela lui faisait tant de plaisir! Au fait, j’aimais autant finir ma soirée là qu’ailleurs. La musique était bonne, très bonne même une ou deux fois. J’ai causé avec lady Burghersh. J’ai trouvé son esprit dont vous m’avez parlé. Bien artiste, fin et sensé. Quand je dis sensé, je ne sais pas, mais clairvoyant.
J’ai arrangé mon petit dîner pour mes Françaises. Elles partent le 3 Juin et je les ai le 2 avec lord Elliot, lord Leveson, lord et lady Lovelace et Sir Robert Cherter que j’ai mis là parce qu’il faut qu’une fois je le mette quelque part. Les invitations me pleuvent. Voilà lord Haddington, le duc de Bucclaugh, le duc d’Argyll. Il faudra rendre tout cela. Il me faudra plus de grands dîners que je ne comptais. Vous me règlerez Point de nouvelles. Chekib. Effendi vient d’arriver.
L’affaire d’Orient remuera de nouveau probablement sans avancer. Entre nous, je crois pouvoir dire que tout le monde ici, corps diplomatique ou Anglais, Whigs ou Torys, est de mon avis dans cette question, comme on est de l’avis d’un autre. On trouve que j’ai raison. On serait bien aise que quelque circonstance rendit ma raison nécessaire. Mais il faut lutter, refuser, dire non. C’est bien difficile. Aussi je ne réponds de rien. Je ne me décourage pas non plus. J’établis chaque jour, un peu plus fortement et dans quelques esprits de plus, que j’ai raison. Je pense des hommes dans les affaires comme des enfants dans l’éducation, il faut faire leur atmosphère et les laisser respirer. Adieu. J’attends la lettre de demain avec une double, une triple impatience. Mais je vous veux point agitée, point abattue. Les vrais adieux veulent la santé. Adieu. Adieu.
405. Londres, Lundi 7 septembre 1840, François Guizot à Dorothée de Lieven
6 heures
Je ne puis pas me rendormir. Je vous écris de mon lit hier en rentrant chez moi, j’ai essayé de travailler. Je n’ai pas réussi. Votre billet m’est arrivé. Que j’aime Guillet ! J’avais envie de le remercier. J’ai encore essayé de travailler. Pas mieux. J’ai pris le parti de sortir, de marcher. J’ai marché deux heures un quart, dans Regent’s Park dedans, à travers, autour. Je me suis arrêté devant trois prédicateurs. L’un prêchait contre le libre arbitre de l’homme. Un autre lisait, dans je ne sais quel voyage, une histoire de Missionnaire pour prouver à ses auditeurs qu’il était plus sage et plus sain de ne boire que de l’eau. Je n’ai pu entendre le troisième. J’ai passé devant une petite porte de Regent’s Park, où est la statue du duc de Kent. Je me suis arrêté. Personne ne parlait là ; mais moi, j’entendais, des choses charmantes Je suis rentré à 6 heures un quart. J’étais las très las. Je me suis endormi dans mon fauteuil, en face de ma fenêtre. Quand je me suis réveillé, j’ai aperçu la lune devant moi, une petite lune claire et douce. Vous l’aurez vue aussi, entre Dartford et Rochester.
A 9 heures et demie j’ai été à Holland house où j’ai mené Bourqueney. Lady Holland est toujours souffrante. Je lui ai remis votre billet. Elle ne voulait pas croire que vous fussiez partie. Il a fallu le lui répéter. Peu de monde. Luttrel, Alava, Moncorvo, Neumann. J’ai demandé à lady Holland quel jour elle voulait venir dîner chez moi en petit comité. Elle craint que sa santé ne le lui permette pas. Ils iront à Brighton pour un peu d’air de mer, mais pas longtemps. Je doute qu’ils y aillent, et je crois qu’ils viendront dîner chez moi la semaine prochaine. J’y dine demain (chez eux) avec lord John Russell. Les nouvelles d’Alexandrie les ont fort troublés. Lady Holland prend le trouble fort au sérieux. Lord Holland dit que le Pacha commence à lui plaire. Il le trouve spirituel et fier. J’étais rentré à onze heures et demie Je suis charmé que votre fils soit venu. Je l’espérais à peine. Et qu’il ait été bien. Puisqu’il a commencé, il continuera. Vous retrouverez quelque chose. Demandez-lui peu. Ne le blessez pas et ne vous blessez pas. Que je voudrais que votre relation redevint convenable et douce.
3 heures
Merci de Rochester comme de Guillet, vous étiez fatiguée. Mais n’est-ce pas que cela ne vous fatigue pas de m’écrire. Il ne fait pas si beau qu’hier ; mais bien doux et pas de vent. J’épie le vent ; je lui parle ; je le prie de se taire. Que de choses je dis et que les paroles qui sortent des lèvres sont peu de chose auprès de celles qui y meurent ? J’ai été obligé de sortir un moment et j’ai manqué George d’Harcourt qui est arrivé hier et repart ce soir. La maladie de son oncle l’a fait venir. Il a causé avec Bourqueney. Il est très frappé de la légèreté des esprits d’ici, qui ne se doutent de rien et se réveilleront un matin tout surpris de trouver le monde en feu et d’apprendre qu’ils y ont eux-mêmes mis le feu pendant leur sommeil. Il y a bien des manières d’être léger. Si tout ceci tourne mal, ce sera la faute des hommes. Les choses ne se portent point d’elles-mêmes à une telle explosion. L’aveuglement et le mismanagement auront leur fait. C’est une de mes raisons d’espérer. J’ai peine à croire que les méprises humaines puissent faire, à ce point violence, à la pente naturelle des choses. G. d’Harcourt dit du reste que, s’il y avait guerre, l’unanimité serait grande en France et qu’on verrait quelle conduite tiendraient les Carlistes eux-mêmes. J’essaie de causer avec vous. J’ai été ce matin savoir des nouvelles de la Princesse Auguste, pour voir Stafford house. Elle était assez tranquille ; mais elle s’affaiblit beaucoup. Adieu. Est-ce vraiment adieu ? J’ai le cœur bien serré. Adieu. Adieu.
406. Londres, Mardi 8 septembre 1840, François Guizot à Dorothée de Lieven
6 heures et demie
Je crois que c’est une habitude que je prends. Je me réveille à 6 heures et ne me rendors plus. Il fait un temps admirable. Je regarde les arbres de mon square. J’ai un souffle qui remue les feuilles. C’est bien ce qu’il vous faut ; vous êtes aussi délicate qu’une feuille. Point de vent qui vous agite et du soleil qui vous plaise ; je ne ferais pas mieux, si je faisais le temps. Le courrier que j’ai fait partir hier soir m’a dit que la marée était ce matin à 5 heures. Il ne comprenait pas pourquoi je le lui demandais. Vous ne passerez pas, je pense par cette marée là, vous attendrez la seconde. J’ai employé doucement ma soirée d’hier. Seul dans ma chambre, de 5 heures et demie à onze heures, j’ai classé vos lettres par année, par mois, par lieu de séjour, chaque mois dans une grande enveloppe.
A onze heures j’ai eu Charles Greville qui revenait de Holland-House où il avait dîné avec Bourqueney On y était fort agité, fort troublé, comme à la Bourse, comme partout dans Londres hier, c’est-à-dire partout où l’on pense à ce qui se passe. Napier devant Beyrouth, sommant les Egyptiens d’évacuer la Syrie, le 14 août, deux jours avant que Riffat Bey eût notifié à Alexandrie, au Pacha les propositions de la Porte cela paraissait monstrueux, et très alarmant. Les Rothschild étaient inquiets au dernier point, inquiets au point de contremander une partie de chasse qu’ils avaient arrangée pour ce matin, ne voulant pas s’éloigner aujourd’hui de Londres. Mais vous en saurez, sur tout cela, plus que je ne puis vous en mander. Vous aurez le haut du pavé sur moi pour les nouvelles. Elles passeront par vous pour venir à moi. Il me semble que les ouvriers s’apaisent un peu. J’y regarde bien plus attentivement depuis hier. En soi ce n’est rien ; mais, c’est bien assez pour vous agiter. Quand quelque chose de ce genre vous préoccupera, faites venir tout de suite Génie ; il vous dira exactement ce qui en est. Et pour peu que vous en ayez besoin ou envie, M. de Rémusat. S’il peut vous être bon à quelque chose, il en sera charmé.
Moi, je le suis qu’il n’y ait plus rien que de convenable entre vous et Paul. Son voyage à Paris consolidera et améliorera. Il s’y plaira près de vous. Faites avec lui comme il faut faire avec les hommes en général ; attendre peu, et demander moins qu’on n’attend. Quelque douceur rentrera, dans votre relation redevenue convenable.
2 heures
Malgré le retard de ma lettre, je suis bien aise que vous soyez partie ce matin, par ce beau temps. Vous partiez au moment où j’ouvrais ma fenêtre où je saluais le soleil pour vous. Vous êtes depuis longtemps à Boulogne, peut-être déjà repartie pour Paris. Je le voudrais. C’est que la mer ne vous aurait pas fatiguée. Ma pensée vous suit partout. Dieu est bien heureux. Il est toujours à côté de ceux qu’il aime. Je garde ma fleur de Stafford-House morte comme vive. Dimmanche soir, je l’ai serrée dans mon portefeuille, à côté d’un petit sachet noir qui contient autre chose, encore plus précieux qu’elle. Le lierre ira là aussi, quand j’aurai bien joui de ce qu’il m’a apporté. J’écris beaucoup ce matin. Si je puis sortir à temps vous aurez aujourd’hui votre chêne. Sinon demain. Il n’y a point de petit plaisir. Je viens de revoir les Rothschild toujours très inquiets de ce que leur oncle écrit de Paris. Pourtant la partie de chasse se reprend demain. Inquiet ou non, il faut que la vie aille, et qu’on s’amuse. J’attends avec impatience votre impression sur Paris. J’ai presque autant de confiance dans votre jugement que dans autre chose ; presque.
4 heures
J’ai parcouru Regent’s Park, les jardins clos au bout de Portland Place. Pas un chène, ni jeune, ni vieux. Enfin j’en ai trouvé un dans le Regent’s park du public. Voici sa feuille. un peu passée. L’automne approche. Les feuilles passent ; mais tout ne passe pas comme elles, quoiqu’on en dise. C’est la prétention vulgaire que ce qui est rare ne soit pas possible. Il y a un plaisir profond à lui donner un démenti. Adieu. J’ai bien peur de n’avoir rien demain. A présent, je vous veux à Paris, bien reposée. Adieu. Adieu. Infiniment.
411. Londres, Dimanche 13 septembre 1840, François Guizot à Dorothée de Lieven
4 heures et demie
Oui, Paris, vous plaira davantage. Paris vous plaira tout-à-fait, tout-à-fait, n’est-ce pas ? Puisque vous n’êtes plus où je suis, j’aime à vous savoir à Paris. Vous me direz, dans quelques jours comment vous y aurez réglé votre vie. Très probablement comme nous nous le sommes dit à Stafford. house. C’est égal ; vous me le redirez. J’aime bien les redites. Je reviens de Kenwoood, (est-ce Kenwood ou Caen-Wood, comme le dit mon Guide?) la villa de lord Mansfield. Le parc est bien beau, les alentours bien beaux. J’aurais voulu être seul. J’avais Bourqueney, Vandeul et Herbet. Ils disent qu’il faut que je me promène. Je n’avais pas encore été à Hamstead. Point de souvenirs donc là. Je crois que j’aime mieux les lieux où j’en ai. Je retournerai à West-hill Je ne sais pas pourquoi je dis : " Je crois que j’aime mieux ", j’en suis parfaitement sûr. Je n’ai trouvé Kenwood que beau. Si nous y avions été ensemble, je l’aurais trouvé charmant. Ensemble une seule fois.
Un homme de Holland house, m’a poursuivi à Kenwood pour m’apporter un billet de Lord Holland qui en revenu ce matin de Windrow et me prie d’aller diner aujourd’hui avec lui. J’irai. Ils partent toujours demain pour Brighton. Lady Holland dit qu’elle veut prendre là les eaux de Marienbad, contre la bile. Les Allemands se moquent d’elle. Ils disent qu’on ne prend pas, les eaux de Marienbad avec si peu de façons. Lord Palmerston m’a écrit de Broadlands qu’il revenait demain. Lady Palmerston avec lui, pour quatre ou cinq jours. Ils retourneront à Broadlands.
J’ai écrit décidément à Glasgow et à Edimbourg que je n’irais pas. Il n’y a pas moyen. Je ne puis courir le risque qu’une dépêche m’arrive 48 heures trop tard. On se préparait à me recevoir très bien à Glasgow, bruyamment peut-être. Raison de plus. La parole publique ne me serait pas commode en ce moment. Pour bien parler, il faudrait dire trop. Lundi 14, sept heures et demie Rien que Lord Clarendon et moi à Holland-house. Nous avons l’air de gens qui essayent de se consoler entre eux. Lord Holland plus vif que jamais et Lady Holland encore plus. J’y dine encore aujourd’hui. Ils ne partent pour Brighton que demain.
Rien de nouveau de Windsor, sinon que lord Melbourne dit à tout propos D... et Dev... ce qui fait beaucoup rire la Reine qui n’avait jamais entendu jurer avant lui. Il lui apprendra à jurer et à ne pas se soucier. Drôle d’éducation royale ! Du reste il (lord Melbourne) en souffrant, assez souffrant. Il dit qu’il ne peut ni manger ni dormir. Il rêve à la Syrie. Il y a de quoi. Après Napier, les quatre consuls. On est ici, surtout parmi les Diplomates continentaux, fort troublé de cette pièce qui amène les armées Européennes en Asie et promet la guerre universelle, la guerre à ontrance. Les uns la blâment, les autres la désavouent, les plus hardis, la nient. Neumann est presque de ceux-ci. Il n’a pas attendu que je lui en parlasse pour protester contre avec colère. Quand j’ai parlé des incidents et des subalternes, j’ai eu trop raison. La politique n’a pas tenu grand place hier soir dans notre quatuor. Lord Holland, était tout littéraire et Lady Holland toute mélancolique. Lord Holland m’a montré de ses vers, une longue pièce de vers ; devinez sur quoi sur le dictionnaire de Bayle :
In health or in sickness, as freedom or in jail
Give me one book, but let that book be Bayle.
Je ne suis pas sûr que ma mémoire soit parfaitement correcte ; mais voilà le trait. Bayle ne s’est jamais douté qu’il ferait une telle passion. Pour lady Holland, elle déplorait sa solitude, les longues heures de solitude de ses journées. Elle ne lit tant que parce qu’elle est tant seule ! Nous nous sommes récriés. Personne n’est moins seul qu’elle. Elle a persisté ; elle a parlé de l’isolement de la vieillesse de tous les amis qu’elle avait perdus : " Quand je me sens trop seule, quand la tristesse me gagne, je viens dans cette bibliothèque ; j’y rappelle tous ceux que j’y ai vus ; je remets Romilly sur cette chaise, Mackintosh ici, Horner là, tous mes amis, de bien aimables amis. " Elle était vraiment émue, et presque éloquente, with very few words. Je vous répète que c’est la femme de ce pays-ci qui a le plus d’esprit. Elle m’a répété les déclarations les plus tendres, et demandé de vos nouvelles. Lord Clarendon ne voulait pas croire que vous eussiez été malade. Elle a soutenu que vous l’aviez été, bien réellement.
3 heures
Voilà enfin une vraie lettre. Ne croyez pas que je me plaigne des autres. Votre exactitude, en courant la poste m’a été au cœur. A quelle heure, la plus matinale, peut-on venir chez vous vous remettre une lettre? J’ai en vue, un messager de plus, très bon, très prompt, mais disponible seulement avant 10 heures ou après 4. Peut-il aller avant 10 ? Quant à nos intermédiaires ici, réglez leurs jours, deux jours par semaine pour chacun, pour que je ne sois pas obligé d’envoyer chaque jour partout. Envoyez-moi votre règlement ; tels jours pour le n°1, tels pour le n° 2 && Je sais l’ordre des N°. A demain la conversation. Je retourne aujourd’hui dîner à Holland house. Ils ne partent que demain pour Brighton. Lord Palmerston m’écrit qu’il ne viendra à Londres que demain. Adieu. Adieu. Mille et un.
428. Londres, Vendredi 2 octobre 1840, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures J’ai oublié de vous dire hier que j’avais été à Chiswick, avant hier mercredi. J’y ai passé deux heures, me promenant avec mon ambassade. J’aurais mieux aimé être seul. Dans le commun de la vie, à dîner après dîner, je suis bien aise d’avoir du monde, n’importe qui. Il y a des heures pour lesquelles tout est bon. Mais dans un beau lieu, par un beau temps, quand ce qui m’entoure me remue l’esprit ou le cœur, il me faut le bonheur ou la solitude. Chiswick est une maison déplacée. Les prétentions italiennes sans la Brenta ; le soleil sans toute cette nature brillante et chaude qui anime et embellit la plus petite architecture. Et au bas de l’escalier dans un coin, une grande et pauvre statue de Palladio assis qui a l’air de s’ennuyer et de grelotter. Il n’y a du joli que dans le midi. Le Nord ne peut prétendre qu’au beau. Je reproche à Chiswick de prétendre au joli. Au dedans comme au dehors. C’est trop petit, trop orné.
Les femmes de la Provence se bariolent de rubans de toutes couleurs, de bijoux d’or, d’argent, de pierres de toute espèce. Cela va à leur petite taille lègère, à la vivacité de leurs mouvements, à leur gentillesse d’esprit et de corps. Lady Clanricard était l’autre jour à Holland house, toute enveloppée de mousseline blanche avec une seule pierre au milieu du front. Elle était très belle. Les maisons sont comme les personnes. Chacune selon son climat. Il y a, dans Chiswick, des trèsors de peinture. J’ai beaucoup regardé les tableaux, la plupart d’Italie aussi ; point évidemment sous un autre ciel, pour une autre lumière ; mais beaux partout. Des Papes admirables.
Le parc, voilà l’Angleterre. Que j’aurais pu m’y promener avec délices ! Je n’ai vu nulle part, même ici de tels gazons ; si épais, si fins. C’est du velours qui pousse. Ce serait un meilleur lit que les lits anglais. La serre est charmante. Je crois qu’à tout prendre j’aime mieux Kenwood. C’est plus simple et plus grand.
Lady Holland m’a raconté que M. Canning malade lui ayant dit qu’il allait à Chiswick
" N’allez pas là. Si j’étais votre femme, je ne vous laisserais pas aller là.
- Pourquoi donc ?
- M. Fox y est mort. "
M. Canning sourit. Et une heure après, en quittant Holland house, il revint à Lady Holland, tout bas : " Ne parlez de cela à personne ; on s’en troublerait. "
2 heures
Ne me demandez pas de ne pas m’inquiéter. Résignez-vous à me savoir inquiet, car je ne me résignerai pas à vous savoir malade. Quand nous nous sommes pris for better and for worse, l’inquiétude était dans les worse. Il faut l’accepter et la subir. Inquiet de loin !
Vous avez vu mon petit médecin. Vous ne lui avez pas dit un mot de votre santé. Je ne veux pas vous gronder aujourd’hui. Qui sait si ma hier que j’avais et lettre en arrivant ne vous trouvera pas encoré malade ? Je ne veux vous envoyer que de douces, les plus douces paroles. Mais, je vous en conjure, pensez-un peu à mon inquiétude. Faîtes quelque chose pour ma sécurité. Je me sers de ce mot en tremblant. Il n’y a point de sécurité. Et pourtant il m’en faut. J’en veux avoir sur vous. Ce n’est pas vivre qu’être inquiét pour vous. J’espère que Chemside a raison, que c’est un Cold. Je vous ai vu cela. Vous aviez des crampes dans la région du cœur et de la poitrine. J’aurai des nouvelles demain, bonnes, n’est-ce pas? Il y a eu un second conseil hier. Il y en aura peut-être encore un ce matin. Demain, conseil à Claremont. Mais celui-ci est insignifiant. Les autres le seront peut-être aussi.
Je n’ai jamais été plus actif dans le présent, plus incertain sur l’avenir. Il faut que je vous quitte. J’ai beaucoup à écrire le pour le courrier de ce soir. Adieu. Adieu, comme le 30. Le 30 vous êtiez bien souffrante. Et pourtant quel beau jour ! Mais il n’y a point de beau jour de loin si vous êtes souffrante. Ils sont déjà bien peu beaux quand même vous vous portez bien. Adieu Adieu.
2. Paris, Dimanche 2 juillet 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je rentre de ma promenade solitaire. Il n’y a presque plus personne à Paris, et je ne vais pas chercher ce qui y reste. Le bonheur, les affaires ou la solitude. C’est un blasphème de placer ces trois mots l’un à côté de l’autre. Le bonheur ne doit jamais être nommé que tout seul ; rien ne lui ressemble. Mais sans bonheur, et à défaut des affaires, j’aime bien mieux la solitude que le bavardage des indifférents. Je sais qu’on ne la supporterait pas longtemps, que l’âme s’userait vite à vivre ainsi à ses propres dépens et de sa seule substance. Mais finir seul sa journée se promener deux heures sans rien regarder, sans rien dire, n’entendant que le bruit de ses pas n’écoutant que cette voix intérieure qui nous entretient de notre passé ou de notre avenir, c’est assez doux. Dans les affaires mêmes, un peu de solitude est bonne ; il faut un moment chaque jour, secouer tous les jougs ne relever que de soi-même, permettre à sa pensée cette liberté insouciante qui lui conserve seule toute son originalité et sa grandeur. Gouverner n’est pas labourer. On s’hébête à avoir toujours la main sur la charrue et l’oeil sur le sillon. C’est un grand vice de notre organisation politique en France que ce travail incessant, ce défaut absolu de loisir auquel nous nous sommes condammés. A faire un tel métier, on se sent devenir machine soi-même et on tombe bientôt au dessous de sa tâche pour n’avoir pas su ou pu, de temps en temps, la laisser là et n’y plus songer. Je vous assure Madame qu’au milieu des plus pressantes affaires, une heure de conversation avec vous n’importe sur quoi serait, tout plaisir à part, le régime le plus sain du monde. à la vérité, ce n’est pas là de la solitude.
Ces chances lointaines, inconnues, tout cela refoule dans le cœur les choses qui auraient le plus envie d’en sortir. Il y a un degré de vérité, de liberté, qui ne souffre aucune entremise. C’est déjà trop quand on est ensemble, que la nécessité de rédiger ses sentiments en phrases et de les envoyer à deux pas en entendant le bruit de sa voix. L’âme ne passe jamais tout entière dans cette manifestation extérieure, et au moment même où elle parle, elle aspire. Surtout à être devinée dans ce qu’elle retient. Je ne sais lequel de nos poètes pour peindre la conversation. intime de deux amants a dit :
Cachés, et se parlant tout bas, quoique tout seuls. Il savait ce que c’est que l’intimité.
A tout prendre cependant, je me sens un peu plus à l’aise par M. Nettement que par la poste. Je lui remets donc cette lettre. Si vous êtes encore à Londres quand il en partira, il ira vous demander vos ordres pour moi. Vous pouvez les lui donner en sûreté. J’étais sûr que les volumes vous plairaient beaucoup. Si je n’en avais été sûr, je ne vous les aurais pas envoyés. Je ne déteste rien tant que la profanation d’un souvenir. A présent, quand vous reviendrez (car vous reviendrez) je vous parlerai librement de ces deux nobles créatures qui ont tenu tant de place dans ma vie. Il n’y a jamais eu, entre elles et moi, cinq minutes de roman. Je m’éprise le roman. Il a la prétention de surpasser la réalité et il lui est bien inférieur. L’amour vrai l’admiration vraie le dévouement vrai sont très rares, c’est pourquoi les gens qui ne s’y connaissent pas les appellent romanesques. Ils ne le sont pas du tout ; ils sont au contraire, quand ils existent tout ce qu’il y a de plus simple de plus positif, de plus pratique. Seulement il ne faut pas s’y tromper et prendre pour les sentiments-là, les fantaisies qui s’en attribuent le nom. Les feux follets qui traversent l’air s’appellent aussi des étoiles ; mais ils n’en ressemblent pas d’avantage aux étoiles véritables, et celles-ci n’en sont pas moins hautes et fixes parce que des traits de flamme apparente courent et brillent un moment dans les régions inférieures de l’atmosphère. Pourquoi vous parlerais-je aujourd’hui d’autre chose? J’ai le cœur joyeux et profondément indifférent à tout ce qui n’est pas ma joie. J’attendais votre première lettre avec une inexprimable impatience. J’avais soif de rentrer par ce simulacre, en possession de nos longs et doux entretiens. Dans une charmante habitude la première interruption a quelque chose de très amer. L’âme se précipite pour ressaisir le fil qui lui a échappé un moment. Adieu, dearest Princess. Soignez-vous comme vous me l’avez promis. Je serai charmé que vous me donniez des nouvelles ; mais sachez bien que j’aime infiniment mieux autre chose.
Adieu. Adieu. Guizot Je suis obligé de rester deux ou trois jours de plus à Paris. Moi aussi, j’ai négligé mes affaires et comme il y en a qui intéressent mes enfants je veux les faire avant de partir. Remarquez mon cachet. C’est celui dont je me servirai habituellement.
5. Stafford House, Samedi 8 juillet 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Å deux heures hier on m’a annoncé M. Nettement. Je l’ai reçu avec une émotion qui m’a paru risible à moi même. Je l’ai retenu un moment pour convenir du jour où il aurait à venir prendre ma réponse. J’ai couru dans le jardin, et là au fond d’un canapé bien commode où il y aurait eu place pour deux ! J’ai ouvert cette lettre. Je l’ai regardé sans la lire, et puis Je l’ai lue sans la comprendre, enfin j’ai traversé toutes les bêtises de mon cœur pour arriver à bien de la joie. Est-ce que vous comprenez Monsieur tout ce que je vous dis ? Ah qu’il y a de paroles qui me font tressaillir. J’aime, et je crains ces lectures.
Ma journée a passé comme les précédentes. Un véritable raout le matin, un grand dîner, & un raout encore le soir. Monsieur je voudrais que vous me vissiez ici j’y suis dans ma gloire. Elle ne me touche aujourd’hui que si elle pouvait être vue par vous. Il me paraît qu’on est content du plaisir que je montre à me trouver ici. Mais j’en éprouve vraiment, je suis touchée de rencontrer tant d’amitié. Mes causeries les plus intimes furent hier avec lord Stanley, lord John Russell, lord Lyndhurst, M. Falk qui se trouve ici par hasard & que j’aime bien, lord Melgrave, lady Harrowby. ce que je vous cite c’est les very confidential friends Je les fais beaucoup parler. Peel est venu hier encore un moment mais sans plus de succès, il y avait des témoins, & ce matin il est parti pour la province & son élection. Il y aura contest. Je lui ai promis d’aller passer quelques jours dans son château.
Je promets tout ce qu’on me demande, mais au fond je ne conçois pas que je puisse faire grand chose dans ce genre. Je ne veux pas me fatiguer, & déjà je le suis horriblement. Les partie me paraissent fort aigris. Les Ministériels en pleine sécurité, l’opposition fort découragée. Les Whigs sont certainement en position de demeurer longtemps les maîtres du terrain. Si cette sécurité les dispose à s’appuyer sur le parti conservateur et à réunir leurs efforts contre les radicaux cela pourra aller fort bien & fort longtemps. Mais si les Tories y apportent de la mauvaise volonté ce qui est assez probable, & que le soutien d’O’Connell continue par là à être nécessaire au gouvernement cela peut mener loin et mal, car avec l’appui évident de la Reine les Whigs seront tout ce qu’ils n’osaient pas du temps du vieux roi. Aussi sa mort est elle regardée comme une immense calamité par le parti de l’opposition. Ce parti nie beaucoup l’esprit & la sagacité qu’on attribue à la Reine à entendre les ministres elle serait surprenante pour son âge. Le pouvoir lui plait, l’amuse, la nouveauté de sa situation fait qu’elle apporte une grande ardeur aux occupations les plus graves même. Cependant ses ministres sont assez habiles pour les lui rendre légères, pour l’intéresser sans la fatiguer, pour l’amuser un peu. Enfin on ne saurait imaginer une position politique plus avantageuse que celle de former l’esprit & les opinions d’une jeune reine de 18 ans. Les Tories sentant tout cela & bien vivement et de là vient leur désespoir, de là viendront leurs efforts dans les élections prochaines car il n’y aurait plus que la chambre basse qui pourrait renverser le gouvernement.
Lord Durham inquiète un peu tout le monde. Son ambition peut le mener à tout. Je vous ai dit que lord Grey travaille à le faire entrer dans le Cabinet. Aucun des ministres ne le veut pour collègue ; mais si on lui refuse tout, il voudra conquérir ; & dans ce but il s’entoure du parti le plus radical. Il a eu une longue conférence avec O’Connell. S’il lui promet plus que ne lui promettent les ministres, il le détache d’eux & s’érige protecteur d’un immense parti en Angleterre. C’est là l’extrémité que prévoit lord Grey. Tout cela est encore à la naissance ; mais regardez y bien, le danger peut surgir tout-à-coup. En attendant rien n’est plus conservatif que les propos & les opinions de Lord Durham. La royauté, la chambre des pairs, les Communes, l’Église il veut que tout reste comme cela est, qu’aucune atteinte n’y soit portée. L’union de l’Angleterre & de l’Irlande éternelle. Mais il veut justice pleine et entière pour l’Irlande & tout de suite. Les ministres la promettent mais lente. Durham a du courage de l’audace & surtout de l’ambition !
Que me fait l’ambition, que me fait l’Angleterre ! Voici le n°3. Que je l’aime, que je l’aime ! Monsieur nous sommes convenus qu’après ce mot on ne dit plus rien. Et bien je ne dirai rien. Je me recueillerai.Je jouerai.
Dimanche le 9 juillet. 9 h. du matin
C’est à cette heure-ci que je commence toujours à vous écris, & puis si je suis interrompue je vous reprends passé une heure, c’est fini pour toute la journée. Je vous raconte cela afin que vous sachiez où me trouver. Je ne vis hier que quelques personnes de bonne heure, et puis je me suis mis en campagne pour essayer enfin de rendre les visites qu’on m’a faites. J’en expédiais 25, mais quelle fatigue Je fus tellement excédée qu’en rentrant je me couchais, je m’endormis et l’on ne me réveilla que vers les huit heures pour le moment du dîner. Nous le fîmes en petit comité avec la petite princesse. Elle s’avisa de faire force plaisanteries qui ne lui réussirent pas. Je n’aime pas la gaieté pour ce que je prends au sérieux, et elle finit par le comprendre. Il y a deux sujets sacrés pour moi mes malheurs, & ce qui remplit mon cœur aujourd’hui. Ils se lient, ils se confrontent. Il y a quelque chose, de bien grave & profond dans le bonheur que j’éprouve ; car je ne vois que la mort pour le finir, comme il y a eu la mort pour le commencer.
Je commence à trouver que les occasions de courriers sont trop rares, il y aura donc régulièrement une lettre de plus par la poste. Cela fera trois dans la semaine. Ne manquez jamais de m’accuser réception des N°.
Je me couchai hier au triste bruit du canon. On le tirait de minute en minute d’onze heures à minuit qui est le moment où l’on descendait le cercueil du Roi dans le Caveau à Windsor. Au milieu de la chapelle. une trappe descend lentement dans le caveau. On voit ainsi disparaître insensiblement ce qui occupait une si grande place sur la terre. Cette opération dure une demi-heure. On dit qu’il n’y a rien de plus solennel ni de plus saisissant que ce moment. Cela ne se pratique que pour les personnes royales. Tout le monde était hier à Windsor. Il n’était pas resté un homme de connaissance à Londres.
Savez-vous ce que nous fîmes hier au soir ? La Duchesse avait fait venir du parlement le manteau royal porté par le dernier roi, afin d’aviser à la manière dont la reine devait le porter. Car elle est chargée de ce détail comme grande maîtresse et ce fut moi qui fis la répétition. Je le subis donc pendant 10 minutes sur mes épaules. Que de réflexions philosophiques il me fit faire, tandis que les réflexions des autres avaient toute une autre direction. Je pensai à un trône ; je pensai à un cottage & vous savez ce qui dominait ces deux pensées ?
Å propos de parlement et de manteau royal. Voici ce que la Reine écrivait il y a quelques jours à la duchesse. " I have to announce to you that I intend dissolving my parliament in person." Ces simples paroles d’un enfant de 18 ans s’appliquant à à une circonstance si grande, m’ont singulièrement, frappée. Ce qui est prodigieusement frappant encore c’est cet immense respect dont on environne la Reine. On redouble par égard même pour son âge.
Å propos, cet âge oblige à quelques changements, ainsi on est bien embarrassé de certaines questions qu’elle est obligé de connaître pour les décider, & qu’il est cependant différent de lui expliquer. Vous savez que tout procès criminel du Middlesex doit lui être soumis. Le vieux roi avait une grande impatience que l’un de ces procès fut terminé de son vivant, par la difficulté qu’il y aurait à le soumettre à une jeune fille. Il me semble que ce scrupule honore extrêmement ce bon roi. Eh bien le procès est là, & on ne sait au monde qu’en faire. Lord Melbourne a pour la reine une religion, une conscience tout à fait touchantes. Il se regarde comme son père. Il veille sur elle. Il veut que rien ne flétrisse la pureté de son esprit, de son cœur. En vérité c’est une noble et grande tâche que celle dont il est investie. & je ne connais pas d’homme ici que je crois plus capable que lui de la remplir avec honneur Savez-vous qu’à ce sujet je pense beaucoup à vous. Quelle mission pour vous que celle-là !
Lundi 10 à 9 heures du matin. Vous partez aujourd’hui. Je suis impatiente de vous savoir chez vous. Le repos de la campagne me sera très profitable. Vous y penserez à moi beau coup. Je l’ai senti hier, mais bien tristement. Nous fûmes dîner à Wisthill une ville du Duc au delà de la Tamise. Après le dîner je pris son bras pour promener dans le parc dans ces ravissantes routes sous ses beaux ombrages, c’était l’heure de la promenade de Chatenay, elle était même un peu plus avancée. Le reste de la société nous suivait de loin. Comme mon âme était loin de celui qui me tenait si près, que de peines, que de désirs, que de tristesse remplissaient mon cœur ! Je parlais sans savoir ce que je disais quelques fois ma tête partait tout à fait. Ah que ces promenades sont mauvaises ! Å vous elles ne feront point de mal. Moi, je suis trop faible.
Nous rentrâmes en ville vers minuit. Je ne veux plus vous parler de nous. J’y perds tout mon courage. J’ai vu quelques personnes hier matin ; lord Durham, lord Grey, les autres vous sont inconnus. Je médite de préparer lord Grey à ne pas me voir à Howick. C’est vraiment trop loin 300 miles. Il faut que je reste sur le pied de ne pas pouvoir entreprendre de longue course, & de regarder ce que je viens déjà de faire comme un peu extravagant. Cela me servira tout tourne autour d’une même idée. Tout y revient. Je n’aurai pas de distraction sur ce chapitre. Je dis distraction parce que vous ne sauriez concevoir tout ce que j’en ai eu dans ces derniers temps. Les bêtises que j’ai faites à Paris les derniers jours, les confusions, & les petits embarras que cela me donne. Je ne me reconnais pas, car il y a toujours eu beaucoup de règle dans ma tête pour toute chose.
Pendant que j’écrivais, on me remit le N° 4. Vous avez plus d’esprit, non pas cela, vous avez l’instinct plus sûr que moi, et ce n’est pas encore tout à fait ce que je veux dire? Vous êtes plus sûr de votre fait que je ne le suis du mien. Ainsi vous m’envoyez vos lettres souvent, tous les deux jours, et vous avez raison, mille fois raison. Moi, j’hésite encore à juger de vos impressions sur les miennes et j’ai mille fois tort. Je crains de vous ennuyer. Quelle énorme bêtise n’est-ce pas ? Eh bien j’ai envie de n’avoir plus peur, vous aurez une lettre quatre fois la semaine au moins. & Je penserai que votre joie sera égale à la mienne. Êtes-vous content de ma fatuité ?
Quelles bonnes lettres, quelle douces lettres que les vôtres, comme tout ce que vous dites entre dans mon esprit et dans mon cœur. Comme je voudrais l’avoir dit, car je sais bien que je l’ai pensé. Vous me montrez, vous m’expliquez mon âme. Ah mon Dieu que de chose je voudrais vous dire qui tendraient toutes à vous prouver que je n’ai pas besoin de vous parler. Il me semble que voilà qui ressemble bien à un Irish Bull. Je ne sais pas me faire comprendre de si loin, oui je suis loin, bien loin, trop loin. Comment ai-je fait pour partir ? Je ne le conçois pas. J’ai revu hier un précepteur ; celui qu’ils aimaient le plus, un Russe très anglais. Ah quel mal tout cela me fait ! Il l’a vu car il m’a quittée en me disant qu’il prierait Dieu pour qu’il me donne de la force. Que serais-je devenue ici, si vous ne m’aviez soutenue ?
Adieu. Adieu. Toujours ce vilain mot, & pendant si longtemps encore ! Et connaissons- nous la mesure de ce longtemps ? Ah mon pauvre cœur se brise. La Reine dissout son parlement lundi le 17. Elle désire que j’y aille, et puis elle veut me voir chez elle.
God bless you.
6. Val-Richer, Jeudi 13 juillet 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Certainement vous êtes malade, Princesse, assez malade pour ne pouvoir écrire quatre lignes. Sans cela, je ne comprends pas, je ne puis comprendre comment je n’ai point de lettres. Quelle ressource pour me rassurer ! J’en ai une autre moins triste quoique l’effet en soit fort triste. Il y a quelque irrégularité dans le service de la poste au fond de mes bois. Mes journaux ne m’arrivent pas encore exactement. Deux lettres ne me sont revenues qu’après avoir été me chercher à Caen. Peut-être y en a-t-il une de vous qui court ainsi après moi. Je viens de régler avec le Directeur des postes de l’arrondissement le service du Val-Richer, voici, quand vous voudrez m’écrire directement, ma vraie et sure adresse. Au Val-Richer, Commune de St Ouen le Paing. par Lisieux. Calvados. Adressées ainsi mes lettres m’arrivent le lendemain de leur départ de Paris. Quand en aurai-je une de vous ?
Je ne veux pas vous dire tout ce qui me vient à l’esprit, quel espace parcourt mon imagination, quels ennemis, quel fantôme elle y rencontre. Je n’ai pas en général l’imagination inquiète et noire : mais quand une fois elle prend ce tour là, elle échappe tout à fait à l’empire de ma raison, tout devient possible, probable, réel. Il faut se taire alors, se taire absolument, ne pas se parler à soi-même. Je vous quitte donc Madame. Pourquoi êtes-vous devenue un si grand intérêt dans ma vie ?
Vendredi 14. Voilà une lettre, une longue, un excellente lettre. Et c’est bien celle que j’attendais. Il n’y en a point de perdue. Celle-ci est allée en effet me chercher à Caen, le service encore mal réglé de la poste a causé le retard. Un nom de village pour un autre, une négligence de commis, cinq minutes de sommeil d’un courrier qui passe, sans s’en apercevoir, devant une route de traverse, qu’il faut peu de chose pour faire beaucoup souffrir ! Enfin, la voilà. Et j’espère que les autres viendront plus régulièrement.
Vous n’êtes point malade. On vous trouve bonne mine. Ne permettez pas à tout ce monde de vous accabler de fatigue ; ils n’ont pas de quoi vous en dédommager. Ils vous aiment pourtant et ils ont raison ; et vous avez bien raison aussi d’accueillir toutes les amitiés, quels que soient leur nom et leur drapeau.
Entre nous, j’ai plus d’une fois regretter de ne pouvoir être avec mes adversaires politiques, aussi cordial aussi, bienveillant que je m’y serais senti enclin. J’en sais plus d’un en qui, politique à part, j’aurais trouvé peut-être un ami du moins une relation facile et douce. Mais le soin de la dignité personnelle, les devoirs envers la cause, les exigences et les méfiances de parti, tout cela jette entre les hommes, une froideur, une hostilité souvent sans motifs individuel et intimes. Il faut s’y résigner ; c’est la loi de cette guerre, car il y a là une guerre.
Mais vous, Madame, profitez, profitez toujours et sans hésiter de votre privilège de femme; soyez juste envers tous, bonne pour tous, amicale pour tous ceux qui le mériteront de vous. C’est quelque chose de si beau et de si rare que l’équité et l’amitié ! Je suis charmé que vous en jouissiez, et plus charmé encore que vous soyez si capable d’en jouir, que vous ayez l’esprit si libre et le cœur si affectueux. Je n’y mets qu’une condition Vous la devinez et elle est bien remplie, n’est-ce pas ? Pendant que vous retrouvez à Londres, vos douleurs, pendant que vous n’y pouvez faire un pas, regarder à rien sans avoir le cœur bouleversé au souvenir de vos fils, moi j’achève ici, dans ma maison, les arrangements que le mien y avait commencés. Je fais descendre dans ma chambre son fusil de chasse, je me promène suivi de son chien.
C’est un lien puissant entre nous, Madame, que cette triste ressemblance de nos destinées, et cette parfaite intelligence que nous avons l’un l’autre de nos peines. Il me semble que j’ai connu vos enfants ; je leur prête les traits, les qualités qui me charmaient dans le mien ; je les unis à lui dans mes regrets. Ne vous défendez pas, Madame, du sentiment qui vient émousser ce que les vôtres ont de plus poignant ; laissez-vous guérir autant que se peut guérir une vraie blessure. A mesure que nous avançons dans la vie, c’est la condition de notre âme d’éprouver et d’associer dans je ne sais qu’elle mystérieuse unité, les émotions les plus contraires, de souffrir et de jouir, de regretter, et de désirer à la fois, et avec la même vérité, la même énergie. Acceptons ces secrets de notre nature. Si vous étiez là, si nous causions en liberté, vous me parleriez de vos fils, je vous parlerais du mien. Nous nous raconterions toute leur vie, toute la nôtre, et un sentiment d’une douceur infinie et souveraine se répandrait sur notre entretien. Que mes lettres vous en apportent l’ombre ; les vôtres ont pour moi tant de charme !
Samedi 15, 9 h 1/2 du matin.
Que je dis vrai dans ces derniers mots, & bien plus vrai que je ne dis ! Voilà, le N° 5 qu’on m’apporte. Dearest Princess, je crains qu’à votre tour vous n’éprouviez quelque retard pour mes lettres, pour celle-ci du moins. Je m’en désole. Pardonnez le moi. J’aurais dû la faire partir avant-hier ; mais j’étais si impatienté de ne voir rien arriver que j’ai attendu. Je vous aurais écrit en trop mauvaise disposition. Aujourd’hui je ferais peut-être mieux d’attendre aussi. Ma disposition est trop bonne.
Tout à l’heure Madame j’irai me promener dans les bois qui m’entourent. Ils sont bien verts, bien frais, bien sombres, quoiqu’un beau soleil brille au dessus et les enveloppe de sa lumière. Ce lieu-ci est très solitaire, très sauvage. Autrefois quelques moines y venaient orner. Aujourd’hui quelques bûcherons y travaillent. J’y serai bien seul. Je n’y entendrai rien. Je n’y verrai personne. Je relirai vos lettres. Je serai charmé. Et pourtant, que le fond du jardin de la Duchesse de Sutherland me fera envie ! Et ma pensée tantôt m’y transportera, tantôt vous amènera vous-même dans les bois du Val-Richer. Et je me laisserai bercer à ces doux rêves jusqu’à ce que j’en sente le mensonge. Je rentrerai alors dans ma maison.
Je suis très préoccupé de ce que vous me dites des projets de M. de Lieven. Vous ne pouvez songer, ce me semble, à aller le rejoindre à Carlsbad. Vous voilà à peine en Angleterre. La saison des eaux serait passée avant que vous arrivassiez, en Bohème. Après les eaux, s’il y va M. de Lieven retournera sans doute auprès du grand duc. Non, Madame, il ne faut pas chercher le bonheur à tout prix ; mais il faut penser sans relâche aux moyens de lever les obstacles. Vous ne pouvez ni vous fier à Pétersbourg, ni errer sans cesse en Europe. Que ces deux points là soient bien arrêtés ; ils feront le reste.
Midi. C’est trop de bien en un jour. Je tremble pour les jours qui vont suivre. Je reçois à l’instant votre N°6. Mon pressentiment ne me trompait pas tout à fait quand je vous craignais malade. Reposez-vous, beaucoup, beaucoup. Je suis charmé que vous n’alliez pas à Howick.
Que je vous remercie d’avoir pensé à me rassurer sur votre mauvaise écriture ! Elle m’eût inquiété en effet. Je vais attendre bien impatiemment vos prochaines lettres. Je les crains pourtant un peu. Vous aurez attendu celle-ci. Vous vous serez, comme moi naguère, impatientée, tourmentée. Vous voyez que j’ai aussi ma fatuité. C’est un lieu commun que je dis là, Madame. Non, je n’ai avec vous, point de fatuité. Ce mot ne convient ni à vous, ni à moi. Mais j’ai confiance, je crois. Et vous aussi, n’est-ce pas ? Nous avons donc bien le droit de nous parler comme gens qui croient, c’est-à-dire tout simplement et en disant les choses comme elles sont, non pas comme on est convenu de les dire quand elles ne sont pas. Il faut pourtant que je finisse si je veux que ma lettre parte !
Il me semble que j’ai à peine commencé que je ne vous ai parlé de rien. Je vais au plus pressé à ce qui me touche vraiment ; et je laisse en arrière (comme je laissais le cahier rouge) la politique anglaise, la politique française, votre jeune Reine, la dissolution de son parlement, celle du nôtre, que sais-je ? Tout cela cependant m’intéresse beaucoup, et je lis très curieusement les détails que vous me donnez, et j’ai sur tout cela, des milliers de choses à vous dire. Et ma prochaine lettre, si dans celle-là encore, j’en trouve le temps. Adieu Madame.
Remerciez, je vous prie, la petite Princesse de son bon souvenir. J’y tiens beaucoup et j’en suis très touché. C’est à vous de lui demander pardon, pour moi d’un langage si familier. Je copie. Je suis bien heureux d’apprendre que Madame la Duchesse de Sutherland veut bien se rappeler mon nom. C’est du luxe en vérité d’être si bonne quand on est si belle. Mais le luxe qui vient de Dieu est charmant ; et il a comblé votre noble hôtesse de tant de dons qu’en effet elle nous doit peut-être à nous autres pauvres mortels de nous traiter avec un peu de bonté. Quelque place qu’elle me donnât à sa table, je serais ravi de m’y asseoir. G.
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17. Val-Richer, Lundi 7 août 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous ne voulez pas que j’aille vous voir tout de suite. Je ne ferai que ce que vous voudrez. Mais le mécompte est grand. Je voulais partir après demain Mercredi soir, pour être à Paris, jeudi matin. J’ai un dîner obligé à Lisieux le Mercredi 16 août. Si je ne vais pas vous voir cette semaine comme je ne veux pas ne rester à Paris que 24 heures, je ne pourrai y aller que vers la fin de la semaine prochaine. Je partirais le jeudi 17 et je vous verrais le 18. Serez-vous reposée? Je trouverais, je vous assure, des conversations qui vous reposeraient mieux que votre solitude. Onze jours encore avant de savoir, de voir par moi-même comment vous êtes que c’est long ! Je sais que je suis ingrat, que c’est déjà un bien immense de vous avoir à 45 lieues, dans ma France, sans abyme ni tempête entre nous. Mais que voulez-vous?
En fait de bonheur, je n’impose point de limite à mes vœux. J’aime mieux souffrir de la privation qu’abaisser mon ambition. Réglons au moins tout de suite mon voyage. Que je puisse penser au jour précis à l’heure. Je n’ai jamais trouvé que l’attente usât la joie ; bien au contraire; le bonheur prévu mesuré, sondé d’avance à toujours surpassé mon espoir. J’entends le vrai bonheur. On parle d’imagination, d’idéal. Sans doute le train ordinaire de la vie est fort au dessous des rêves de l’âme ; mais le vrai bonheur, quand il apparaît, laisse loin, bien loin en arrière toute imagination humaine et il n’y a point de si bel idéal qui approche de la belle réalité. Que si je tarde à vous voir, au moins je vous trouve effectivement reposée. Ce que vous me dîtes pour me rassurer ne me suffit point.
Je n’ai jamais beaucoup compté sur votre séjour en Angleterre pour votre rétablissement. Je savais bien que tant de monde et de bruit vous fatiguerait. Mais ces déplorables agitations ont encore tout empiré, & vous revenez moins bien que vous n’étiez partie. Que je suis pressé d’y aller voir ! Vous ne savez pas à quel point mon imagination est malade sur la santé de ce que j’aime. C’est là le point, le seul peut-être, sur lequel m’a raison soit absolument sans pouvoir. Mon seul remède, c’est que je le sais.
4 heures J’ai fait hier jour de grande fête, et quête religieuse dans mon village un dîner bien différent de votre dîner chez le Duc de Devonshire. J’ai dîné chez mon curé avec un jeune prêtre des environs, le maire, l’adjoint un petit bourgeois, sa femme, sa fille et deux paysans. Ce dîner là était une grande affaire délibérée pendant huit jours et pour laquelle on était venu processionnellement nous inviter. Mad. de Meulan et moi, après s’être assuré de notre consentement. Nous sommes arrivés à travers. champs dans la cour, je devrais dire dans la basse-cour d’un cottage vieux, délabré où loge le curé en attendant la Construction d’un presbytère. Personne pour nous recevoir; on était encore à Vêpres. Mais en revanche, je ne sais combien de chiens, de cochons, de poules, d’oies, de camards, aboyant, grognant, criant, courant, barbotant dans deux ou trois pièces d’eau pleines de de boue ; là et là des charrettes brisées, des fagots déliés, des briques et des pierres entassées pèle-mêle, tout le bagage d’une forme mal tenue par de pauvres laboureurs. Et tout à l’entour le pays le le plus riant qui se puisse voir ; de vastes près bien frais couverts, de ces bœufs énormes, tranquilles, qui semblent le type de la force au repos ; de beaux arbres, des chênes, des hêtres, des pommiers, des pins, des mélèzes mariant leurs formes et leurs teintes si variées ; l’eau de ces marres stagnantes et sales courant à vingt pas de là, claire, pure rapide. Toutes les grâces de la nature, à côté de toutes les grossièretés de l’homme.
On est enfin revenu de Vêpres ; nous avons dîné. Tout ce monde tendu, mal à l’aise, obséquieux, tour à tour silencieux ou bavard, excepté deux, le Curé, bon prêtre sans embarras dans sa gaucherie, et le Maire ancien soldat, huit ans grenadier à cheval et sous officier dans la garde impériale, maintien grave, œil fixe et doux se taisant sans sauvagerie parlant sans vanité. Au bout d’une heure, à la fin du dîner, après quelques verres de vin de champagne car on en boit là, je suis parvenu à les mettre à l’aise et même un peu en train. Tout naturellement le dez de la conversation est tombé aux mains du vieux soldat ; et depuis la campagne de Russie jusqu’à la bataille de Waterloo, il s’est raconté lui-même sans esprit mais non sans intérêt, tour à tour bonhomme et fanatique, intelligent et crédule, enthousiaste et désabusé, ému et apathique, méprisant la paix, mais jouissant beaucoup du repos, ami de l’ordre respectueux, et disant de moi, pour témoigner l’estime qu’il me porte que les mauvais sujets de toute la France me craignent, comme il est craint, lui de ceux de St Ouen. A huit heures et demie, on nous a reconduits jusqu’au Val-Richer. Je donnerai des matériaux pour la construction du presbytère, et je suis très populaire dans St Ouen, dont je vous raconte les histoires. Je voudrais trouver ce qui peut vous divertir et vous reposer.
10 heures du soir.
Je ferme ma lettre pour la donner à un homme à moi qui va demain de grand matin, à Lisieux. Vous l’aurez ainsi un jour plutôt. Les lettres de Paris m’arrivent ici, le lendemain, de 9h. à midi. Celles qui partent du Val-Richer ne sont à Paris que le surlendemain. J’espère que vous m’aurez écrit d’Abbeville ou de Beauvais. Vous devez être à Paris demain. Adieu Adieu, sans aucun doute cet adieu là va moins loin et pèse moins sur le cœur. Il y a quelque chose de mieux pourtant, d’infiniment mieux.
20. Val-Richer, Jeudi 10 août 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Non Dearest vous ne rêvez point. Je l’espère bien. Qui perdrait plus que moi au réveil ? Que vous êtes aimable! Ce n’est point à St Ouen que m’a femme s’occupait de charité. Je n’avais point le Val-Richer alors. Je l’ai acheté l’année dernière. C’est à Paris, d’ans le faubourg St Honoré, où elle s’était chargée des pauvres d’un côté de la rue de la Madeleine et où pendant le choléra elle les soignés si bien que de ses pauvres, il ne mourut qu’une vieille femme de 32 ans. Ici, il y a peu de charités à faire. Les moindres paysans possèdent et cultivent quelques champs qui leur suffisent. Ils sont assez fiers d’ailleurs, et tiennent à ne rien recevoir. L’école; qui n’est pas mauvaise est située dans un village voisin où les enfants se rendent ; en hiver surtout ,car pendant l’été ils sont occupés aux travaux de la campagne. Le cottage dont je vous ai parlé appartient à un habitant de là commune qui l’a prêté au curé jusqu’à ce qu’un presbytère soit construit. C’est de ce presbytère que nous avons besoin, et c’est là que vous m’aiderez puisque vous le voulez. Nous en causerons quand je vous verrai. Car je vous verrai, J’ai mon jour devant moi ; j’y marche.
Si je pouvais presser le temps comme l’aiguille de ma pendule ! Il faut que j’en convienne. Dieu à bien fait de ne pas nous laisser régler l’allure du temps. Comme nous la précipiterions tantôt pour fuir la douleur tantôt pour arriver à la joie ! Employez bien du moins toutes vos journées d’ici au 18. Reposez-vous calmez vous, promenez-vous, fortifiez-vous. Je répète toujours la même chose. Comment faire autrement quand il n’y en a qu’une ?
Vous voulez savoir comment ma journée à moi, est réglée, quelles sont mes habitudes. Les voici. Je me lève entre 7 et 8 heures. Je vais voir ce que font mes ouvriers, car j’en ai encore. Je me promène un moment. J’entre chez ma mère, chez mes enfants. Il sont encore aux bains de mer pour tout ce mois. Remonté dans mon cabinet j’écris mes lettres ; j’attends la poste. Je l’attends toujours même quand elle arrive plutôt que je ne dois l’attendre. La poste venue, je me donne plein loisir, pleine liberté jusqu’au déjeuner; je lis, je relis, je marche, je m’assieds, je rêve, c’est mon moment de plus grande complaisance pour moi-même.
Nous déjeunons à 11 heures. Après le déjeuner, on passe une demi-heure, une heure ensemble dans le salon ou dans le jardin. Vrai jardin de curé encore je ne me suis ruiné cette année que dans la maison, je me ruinerai l’année prochaine au dehors, à faire un jardin. J’ai du gazon, des arbres, de l’eau qui court de l’eau qui dort, du mouvement de terrain, des points de vue. L’espace est petit ; cinq ou six arpents seulement ; mais les près et les bois l’entourent et l’étendent indéfiniment. Je ferai quelque chose de gracieux au milieu d’une solitude assez sauvage.
Vers une heure tout le monde est rentré chez soi. Mes filles viennent dans mon cabinet, lire avec moi de l’anglais, et causer. Je crois à la conversation, surtout quand elle est affectueuse quand un peu d’émotion se lie aux idées, et les fait pénétrer plus avant que dans l’intelligence seule. Ma fille aînée, elle a huit ans, aime passionnément la conversation, & la sienne en est presque déjà une pour moi.
Il y a quelques jours à Trouville, j’étais préoccupé, triste. Je ne sais plus de quoi. Elle était là; elle vint tout à coup se jeter dans mes bras en me disant tout bas et toute rouge; « Mon père, à quel age aurai-je toute la confiance ? Elle appartient à la petite armée des natures d’élite. Mes filles parties, je m’occupe, je lis, j’écris. Je reçois qui vient. Nous dînons à 6 heures.
Après dîner, on se promène on on reste ensemble ou seuls, chacun à son gré. Je protège la liberté des autres pour garder la mienne. Le soir, quand il n’y a point d’étranger on se réunit dans la chambre de ma mère, à qui cela est plus commode. Je fais une lecture, pour l’amusement de mes enfants, un romans de Walter-Scott, un voyage. Ils vont se coucher à 9 heures ; et avant 10 heures, je rentre chez moi; j’ouvre mes fenêtres. Le ciel est souvent beau. Le calme profond : la lune éclaire et endort toute ma vallée. C’est mon heure à moi. Prenez-la, Madame ; mettez-y ce que vous voudrez ; à coup sûr, je l’y mettrai ; je l’y ai déjà mis.
21. Val-Richer, Vendredi 11 août 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Ne me redites pas, ne me dites jamais ce que vous me dites aujourd’hui ce que Lady Granville vous a dit, ne vous disais-je pas moi, il y a quelques jours, que j’ai l’imagination malade sur la santé de ce que j’aime ? Mon plus jeune enfant ce bon petit garçon, qui un air si doux, si gai, de si beaux yeux bleus, presque les yeux de sa mère, que de temps, il m’a fallu pour le regarder sans le plus douloureux sentiment d’indignation, de révolte contre moi-même ! Voir mourir en couches la femme qu’on aime ! Madame, c’est affreux, c’est abominable ! Comment s’en console-t-on ? Quand j’ai vu ensuite mourir mon fils, si jeune, si beau, si fort, j’ai été saisi d’horreur ; j’ai regardé avec effroi mes autres enfants tout ce que j’aimais au monde ; dix fois, vingt fois, je les ai vus mourir. Vous avez fait rentrer dans mon cœur d’autres impressions, des impressions douces, heureuses, presque confiantes. Et voilà que d’un mot vous touchez à ma plus sécrète, à ma plus cruelle blessure ! Dieu m’aurait destiné à entrevoir sans cesse ses Chefs-d’œuvre, son Paradis, pour les voir, sans cesse disparaître. Il m’aurait choisi pour ce supplice là ! Il ne me donnerait que pour m’ôter ! Cela ne se peut pas. Je n’ai pas mérité cette malédiction.
Au nom de Dieu ne me dites pas cela, ne le pensez pas surtout. Il y a des choses qu’il ne faut pas penser. Mais vous ne le pensez pas. Pourquoi le penseriez- vous ? On vous assure, vous m’assurez qu’il n’y a rien de grave. On ne vous prescrit aucun remède qui indique une vraie maladie. Il vous faut du repos, beaucoup de repos, de l’air, pas de mouvement. On peut s’assurer cela. Enfin, dans huit jours, j’irai y voir. Hélas, je sais trop qu’il ne sert à rien d’y voir ! Mais je compte sur le repos, le repos doux, prolongé de l’âme comme du corps. Il faut que vous l’ayez. Je veux que vous l’ayez. Je ferai ce qu’il faudra pour que vous l’ayez. Je m’en irai, je resterai, je parlerai, je me tairai. Je comprends que ce qui vous émeut, ce qui vous occupe un peu sérieusement ne vous vaille rien. Nous y pourvoirons de près, de loin, dans nos conversations, dans mes lettres, je ne ferai que vous distraire rien que vous distraire, amuser doucement votre imagination, votre esprit. L’ennui ne vous est pas meilleur que l’excitation. Nous les éviterons l’un et l’autre. Dearest, ayez courage, ayez confiance, pour moi comme pour vous. Pensez à l’avenir. Nous avons tant de choses à nous dire, tant de choses à faire l’un pour l’autre, l’un près de l’autre dans l’avenir !
En les attendant ces belles ces bonnes choses-là, savez-vous ce que je fais ici aujourd’hui ? Je fais nettoyer, dégager de roseaux, de plantes aquatiques, de vase, une pièce d’eau qui sera dans mon jardin et sur laquelle je vais établir deux cygnes qu’un de mes voisins à élevés pour moi. Des cygnes ce sont des oiseaux de votre pays, des pays du Nord, s’il est vrai que là soit votre pays. Dans les grands hivers, quand ces beaux oiseaux trouvent en fin leur climat trop froid, ils prennent leur vol, ils viennent chez nous. J’en ai vu arriver ainsi à tire d’aile un peu fatigués, un peu maigris, mais toujours si beaux ! Nous les accueillons nous les attirons ; nous leur arrangeons, des pièces d’eau bien calme, bien pure, sous un ciel bien doux, au milieu de gazons bien verts. Ils s’y trouvent bien ; ils ne s’en vont plus; ils ne volent même jamais bien loin. Ils ont raison; et nous aussi Madame, qui prenons, à les recevoir et à les garder, tant de plaisir. Certainement, je vous écrirai, je vous écris tous les jours.
Rappelez-vous que je vous ai demandé compte de l’emploi de votre journée, un vrai compte pour moi comme celui que je vous ai rendu de la mienne. Il y aura dans le vôtre, sinon plus de visites, du moins plus de conversations que dans le mien. Je ne cause ici avec personne, quoique je parle beaucoup et à beaucoup de gens. Vous me ferez aimer Lady Granville que je connais à peine après l’avoir tant lue. Comment se fait-il qu’on se demeure à ce point étrangers en vivant si près ; tandis qu’ailleurs un moment suffit ? J’ai tort de demander ce pourquoi-là, car je le sais.
Adieu. On vient me chercher pour voir quelque chose au travail de la pièce d’eau. Il est bien convenu que je partirai le 17 pour être à Paris le 18. Vous m’écrirez donc jusqu’au 16 inclusivement, car votre lettre du 16, je l’aurai le 17, avant de partir. G.
26. Paris, Mardi 15 août 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
Je vous dirai bien tous les jours tout ce que je fais mais il m’est impossible de vous dire une fois pour toutes ce que je fais tous les jours. Il n’y a de fixe que mes prières en me levant et vous après mes prières, et mon déjeuner après vous. Tout le reste est au service d mes nerfs qui ont toutes les fantaisies du monde. Il n’en était pas de même il y a deux mois. Mon temps était passablement réglé. Aujourd’hui rien ne l’est. Jugez que je suis incapable de prendre un livre, que les journaux même qui m’ont occupée toute ma vie je les regarde à peine & jamais je n’achève un article. Je ne peux pas rester en place. C’est une agitation abominable, je ne suis calme qu’en calèche. Mais je vais mieux déjà je vous le répète et j’ai raison de vous le répéter. Si je pouvais dormir tout serait bien, mais je n’ai pas deux heures de nuit de sommeil, & l’ensemble de ma nuit ne m’en donne pas cinq. Voilà où j’en suis depuis ma seconde semaine de Londres. Le médecin me trouve mieux, & me dit que cela ira bien que dans quelques semaines all with be right again.
Mais voyons, il vous faut ma journée d’hier. Je fus m’asseoir aux Tuileries après ma seconde toilette qui est la longue et qui vient après mon déjeuner. Marie s’ennuie car je ne reçois personne et elle ne me dit rien. Je la prierai de me parler de me dire des bêtises, tout ce qu’elle veut pourvu qu’elle parle, pourvu qu’on ne me laisse pas penser ; car il y a des moments où il faut me tirer de mes plus doux rêves, ils me font trop de mal et tout mon corps tressaille comme lorsque je me livre à mes plus douloureux souvenirs. Voilà ce qui est mauvais pour moi, bien mauvais.
Il faut que je vois du monde, à deux heures j’allai prendre lady Granville pour une tournée de visites d’abord, et puis une promenade. Elle a prodigieusement, d’esprit. L’esprit très observateur, très bouffon. Il n’y a pas de société qui m’amuse plus que la sienne. Nos visites allèrent à merveille, nous ne trouvâmes personne. M. de Valençay m’avait écrit pour me demander de le recevoir avant son départ pour Valençay. Je le vis un moment avant dîner ; je ne vis personne que lui. Je défends encore ma porte le soir & nous allâmes à 8 h. au bois de Boulogne où je marchai avec Marie un peu dans les ténèbres, mais cela me fit du bien. A 10 h. je rentrai pour me coucher voyez la sotte journée.
J’ai beaucoup écrit hier cependant, cela me fatigue & m’ennuie. J’ai trop de friends par le monde. Savez-vous quelles sont les lettres qui me coûtent le plus maintenant ? C’est celles à M. de Lieven. Nous nous écrivons tous les jours un vrai journal. Je ne sais plus le remplir. A propos c’est dans peu de jours que je recevrai la réponse à mes propositions de rencontre en France et à ma déclaration que je n’en peux pas sortir. Vous serez auprès de moi lorsque je recevrai sa lettre et c’est ce qu’il me faut car le cœur me bat bien fort lorsque j’y pense.
Voici votre N°22. Quelle douce chose, que l’habitude, et de prévoir et d’avoir du bonheur, tous les jours à 9 h. 1/4 ! Voilà ce qui calme mes nerfs. Vos lettres me font tant de bien, je vous en remercie quel charme dans votre style, après m’avoir élevée bien haut comme vous me ramenez doucement simplement sur la terre. Vous me faites vivre alternativement dans les cieux, & auprès de vos cygnes. Que j’aimerais leur société. J’ai toujours aimé les cygnes. Ils ont l’air si nobles, si fiers. Vous m’apprenez qu’ils appartiennent au Nord. Il me semble que vous m’apprendrez bien des choses.
Monsieur quel plaisir, quel plaisir de penser à l’avenir, à notre avenir. Vous m’aiderez à l’arranger. Je n’ai pas été aussi contente que vous du discours de Sir R. Peel ! Quel mauvais goût que cette comparaison de la reine avec Marie-Antoinette. A propos une lettre ministérielle de Londres me disent que les Whigs auront cependant une majorité de 40 à la Chambre basse. Mes lettres Torys me manquent dans huit jours les chiffres seront bien exactement connus. On me fait faire une observation assez curieuse, c’est que la reforme a relevé le conservatisme, & que chaque parlement depuis le bill est devenu meilleur. Le bien est résulté du mal. et mon Dieu n’est-ce pas en toutes choses dans la vie ? Que de choses j’ai à vous dire Monsieur, j’oublierai tout quand vous serez là. Cela me fâche. Je voudrais vous dire tout, tout ce qui me traverse la tête aujourd’hui. Que de fois dans ma vie j’ai senti ce besoin de tout dire sans jamais trouver où le satisfaire ! Jamais je n’ai rencontré le bonheur que vous m’offrez. Cela vous fait plaisir Monsieur n’est-ce pas ? Comment je n’ai plus que demain à vous écrire ? Demain le 16. Voyez vous j’étouffe quand je pense au 18 et cependant je suis dans un ravisse ment, une joie. Rien ne peut arriver d’ici à vendredi n’est-ce pas ?
Adieu Monsieur, il est midi, je vais prendre l’air. Je vais vous accompagner auprès de l’étang. Savez-vous que j’ai beaucoup de goût pour l’arrangement d’un jardin, & savez-vous encore que si j’étais auprès de vous je ne penserais pas à votre jardin. Allons, je vois bien qu’il est temps que je vous quitte.
58. Paris, Vendredi 13 octobre 1837, Dorothée de Lieven à François Guizot
J’ai fait de 5 à 6 ma promenade habituelle au bois de Boulogne. Il n’y avait plus une âme. Marie est restée en calèche, j’ai marché seule dans le bois comme vous marchez dans le vôtre. Le jour commençait à tomber et la fin de ma promenade à pied a été éclairée à la fois par le soleil couchant, & par la lune qui se levait au dessus de Paris à cette heure là je pouvais encore. regarder Paris avec amour. Je suis remontée en calèche, je me suis fait mener chez Lady Granville j’y suis restée jusqu’au moment où j’ai vu à sa pendule que Paris était fini pour moi. En rentrant, j’ai dîné à 7 1/2 je me suis retrouvée dans notre cabinet un frisson m’a saisi en mettant le pied. J’ai tout retrouvé comme je l’avais laissé. Le coussin brodé était foulé, c’est sur lui que je me suis reposée. Je n’ai pas voulu de lecture. Je suis restée silencieuse, immobile rappelant le passé, rêvant l’avenir il n’y a pas de présent pour moi.
Mon ambassadeur a été le premier à venir le soir. Il venait de recevoir une lettre de Genève de son frère que lui dit que mon mari m’attendait sous peu de jours. C’est de sa bouche qu’il le tenait. M. de Pahlen, a exprimé quelques doutes (il m’a quittée il y a quinze jours et je lui ai dit que je ne bougerais pas.) cela n’a pas dérangé mon mari. Il a répété que j’allais arriver. Il ne doutait pas de l’infaillibilité de sa menace !
Pozzo, l’ambassadeur de Sardaigne Madame Durazzo, Madame de Flahaut sont venus. M. de Pahlen était horriblement inquiet de ne pas vous voir. Il vous a fait visite, & vous êtes parti sans le savoir, il ne s’en consolera jamais. Je l’ai rassuré quand il m’a nommé l’heure à laquelle il avait passé chez vous.
à onze h. 1/2 j’étais dans mon lit, j’y avais pris de la lecture pour mon réveil. J’ai entendu sonner deux heures, quatre heures & six heures à chaque fois j’appelais bien bas, la lettre cachetée me répondait et je me rendormais doucement, délicieusement. à 9 heures on a ouvert les volets. J’ai lu, ma vue s’est troublée. Mon cœur a battu bien fort. Ah! Il n’y a plus que la présence qui puisse surpasser, égaler, ce que m’a fait éprouver cette lettre. Et j’ai pu parler dédaigneusement d’une lettre ! Bon Dieu quelle lettre !
Midi. Je l’ai relue ; je la relirai, tous les jours jusqu’à la fin de ma vie, oui tous les jours. Elle occupera une place que rien n’a occupé encore elle sera là toujours, près de moi, sur moi, sur ce cœur auquel elle révèle les joies du paradis. Adieu éternellement adieu.
65. Val-Richer, Dimanche 22 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il est très doux de se réveiller quand on a le cœur content. Je ne m’étonne pas que les oiseaux chantent en se réveillant. La vie leur plait, et ils se réjouissent de la retrouver. Je ne chante qu’en dedans ; mais cela me suffit. Je m’entends moi même. Quels enfantillages je vous conte là ! Il faut bien que je vous conte mes enfantillages après mes folies. Une fois ensemble, nous parlerons sérieusement. Nous allons entrer dans la dernière semaine. Il est possible que par des arrangements de voyage j’arrive à Paris, le 31 à 7 heures du matin au lieu de 5 heures du soir. Je vous verrai ainsi quelques heures plutôt. Je vous le dirai positivement d’ici à trois jours. Le réveil du 31 vaudra encore mieux que celui d’aujourd’hui.
En attendant, et dans les moments de liberté qu’on me laisse ; je plante. Mon jardin, n’est pas commencé, mais pour ne pas perdre tout-à-fait cette année, je mets des bouquets d’arbres et d’arbustes là où je suis sûr qu’il en faudra. Il m’est venu hier 76 pins, mélèzes, sapins et arbres verts de toute espèce, déjà un peu grands; et j’ai passé presque toute ma matinée à marquer les places, à faire creuser les trous, tant au bord de la pièce d’eau, tant assez près de la maison autour d’un banc, tant à une place d’où l’en entrevoit une jolie vallée un peu lointaine. N’est-ce pas qu’il faut absolument quelque part une grande allée droite où l’on puisse se promener sans tourner sans cesse, et causer en voyant devant et derrière soi ? J’en aurai une ou plutôt deux tombant l’une sur l’autre à angle droit. La première sera d’arbres ordinaires, tilleuls, marronniers, cerisiers, je ne sais pas bien lesquels ; j’ai envie que la seconde, beaucoup plus courte, soit toute en arbres verts, deux rideaux bien hauts, bien droits, fermant bien les côtés, mais laissant voir le ciel. Qu’en dites-vous ?
Je suis curieux de votre conversation avec Thiers, ce que vous me mandez de lui ne m’étonne pas du tout. Du reste sa conduite dépendra des élections. Si elles lui sont favorables, si la gauche gagne du terrain, il fera de nouveaux pas vers elle, sera exigeant, arrogant, menaçant avec le Ministère. Si l’ancienne majorité revient la même c’est-à-dire affermie, il sera doux, modeste, se fera ministériel soutiendra, promettra. Il y a là cependant pour lui une grosse difficulté. Il ne voudra pas faire ce métier-là gratis ; et on ne pourra lui donner le prix qu’il voudra. J’ai peine à croire qu’il se mette à si bas prix que le marché. soit possible. Nous verrons. Mes nouvelles électorales sont assez bonnes. J’ai grande envie de savoir un peu aussi les projets de Berryer. Je ne crois pas que son bataillon se grossisse autant que quelques personnes l’espèrent ou le craignent. Il n’acquerra pas plus de 15 ou 20 nouveaux membres. Cependant ce sera un petit bataillon et dans une assemblée incertaine, comme le sera encore celle-ci, c’est toujours quelque chose.
On commence donc à vous soutenir un peu. Vous propagez la rébellion. Je suis bien aise que Pozzo s’en mêle. J’ai pour lui un fond de vieux goût. J’en ai toujours pour les hommes dont l’esprit a mis le mien en mouvement et avec qui j’ai causé bien en train, bien à l’aise, n’importe sur quoi. Je vous préviens que je ne vous écrirai cette semaine que des lettres misérables. J’aurai de jour en jour, moins de goût à vous écrire. J’ai une multitude de petites affaires qu’il faut absolument que je règle. On me prend tout mon temps en visites. Je vais trois fois dans la semaine dîner à Lisieux.
Mlle Chabaud, cette amie de ma mère qui était ici et avait bien voulu se charger de la leçon d’anglais de mes filles, est partie hier. Je reprends mon rôle. J’ai déjà lu hier avec Henriette une scène de Shakspeare, Hamlet and the ghost. Elle l’entend assez bien. 11 1/4 Je comprends votre agitation, votre presse. J’ai regret d’y avoir ajouté. Ne m’écrivez que quelques mots si vous êtes fatiguée. Adieu, adieu. Votre N°66 me charme. Adieu.
69. Val-Richer, Jeudi 26 octobre 1837, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis revenu ce matin de Lisieux où j’ai couché. J’y retourne à 4 heures Je fais planter, démeubler, enfermer, emballer. Je ne sais si je viendrai à bout, avant mon départ de faire ce que je veux avoir fait ici. Vous ne savez pas qu’il faut que je regarde à tout, que je sois maître et maîtresse de maison. C’est ennuyeux, et quelques fois plus qu’ennuyeux. Je n’aurai pas ces jours-ci une heure à moi. Notre correspondance s’en ressentira, notre correspondance mon plus vif et plus doux plaisir, ma vie et mon repos, tant que je suis loin de vous ! J’y ai moins de regret ; dans cinq jours, je serai près de vous. Vous avez raison, que de choses possibles dans cinq jours ! Mais il n’en arrivera aucune. Il ne se peut pas qu’un tel bonheur me manque, nous manque.
J’espère que votre indisposition ne se prolongera pas trop. Non, si j’étais là, je ne vous lirais pas les Hindous. Ce n’est pas ce moment. Voilà un mot qui, depuis ce matin, résonne sans cesse dans mes oreilles, et dans mon cœur. Je n’entends que cela, je ne pense qu’à Je reçois le N°71 au moment de monter en voiture pou retourner au Val-Richer. Beaucoup, beaucoup de repos ; un long repos. Êtes-vous aussi malade qu’à Abbeville ? Vous m’écrivez encore dimanche pour lundi. Et puis plus de lettre ! Adieu, adieu. C’est l’avant dernier.
151. Val-Richer, Samedi 6 octobre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Avez-vous eu une raison pour me chercher avant-hier avec plus de tendresse que de coutume ? Avez-vous pensé que j’étais né ce jour-là, il y a 51 ans ? Car nous sommes du même âge. Quand mes enfants sont venus m’embrasser avec leurs gros bouquets et leurs petits ouvrages, vous m’avez manqué, je vous ai cherchée aussi. Nous sommes-nous rencontrés à ce moment ? Je ne suis pas [?] du tout, et je n’aime pas les gens qui le sont, je ne puis souffrir qu’il entre dans le cœur ou qu’il en sorte quelque chose d’affecté et de ridicule. Mais je trouve le monde si froid, si sec ! Vous avez bien raison ; il n’y a point de joie solitaire. Ces mêmes émotions qui, partagées, seraient douces et charmantes retombent sur le cœur isolé et l’oppressent. N’ayez pas mal aux nerfs deares ; que vos genoux ne tremblent pas, que votre vue ne se trouble pas ; mais aimez-moi toujours comme hier et avant-hier.
C’est par courtoisie sans doute que M. Molé destine au Turc, l’hôtel de Pahlen. Il veut que cette maison soit encore un peu Russe. Vous la reprendrez avec Constantinople. Pourquoi M. de Pahlen n’achèterait-il pas l’hôtel d’Hauré ou de Lille ! C’est grand et beau, & toujours à vendre, si je ne me trompe. Quand le comte Appony sera-t-il établi dans sa nouvelle maison ? Voilà une affaire traitée de bonne grâce. A partir de ce matin, je suis tout à fait seul. Mon dernier cousin s’en va et je n’attends plus personne, M. et Mad. Villemain devaient venir, mais ils ne viendront par.
Lisez donc la Littérature de M. Villemain. Il y a vraiment beaucoup d’esprit, de l’esprit sensé et gracieux, ce qui prouve bien, à coup sûr, la distinction de l’âme et du corps. Mais j’oublie que vous n’aimez guère la littérature, même spirituelle. Il vous faut la vie réelle, les personnes. Moi aussi, j’aime infiniment mieux les personnes qui me plaisent que les livres qui me plaisent. Mais beaucoup de personnes ne me plaisent pas, et les livres me distraient de celles-là. Henriette aime beaucoup les livres et j’en suis charmé. C’est une immense ressource pour une femme que le goût de l’étude. Elle lit avec le même ravissement le Voyage du jeune Anacharsis et Macbeth. C’est un esprit bien sain, en qui toutes les facultés, tous les goûts se développent dans une rare harmonie. Si vous aviez été ici à la campagne, avec moi, en mesure de jouir ensemble des œuvres de l’art comme de celles de la nature, je vous aurais montré avant-hier sa traduction, à elle seule, bien réellement seule, d’un fragment du Lay of the last Minstrel, et vous auriez trouvé que pour un enfant de neuf ans, l’intelligence était assez vive et l’expression heureuse. A propos de mes enfants, je vous conte mes propres enfantillages. Je ne les conte à nul autre.
M. de Broglie était encore avant-hier sans nouvelles de sa fille. Je suis impatient qu’elle l’ait rejoint. Il ne faut pas toucher souvent aux plaies. Dites-moi, s’il a vu les Granville. Je suppose que non, puisque Lord Granville ne peut pas sortir. Il me tarde que vous soyez rentrée en possession de Lady Granville. Sans elle vous me faites l’effet d’une personne à qui son dîner manque. J’espère que vous garderez Alexandre au moins quelques jours. 9 h. 1/2 Non, vous ne serez plus seule. J’en ai besoin pour moi, encore plus que pour vous. Adieu, adieu. Je vais marquer des place où je veux plantés des arbres. Le mélèze que vous savez, qui voulait me suivre, se porte à merveille. J’en vais planter d’autres. Aucun ne le vaudra. Adieu. Adieu. G.
153. Val-Richer, Lundi 8 octobre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je me souviens qu’hier, étourdiment je vous ai encore adressé ma lettre aux Champs Elysées. Elle vous sera peut-être arrivée quelques heures plus tard.
Je suis fâché de ce que mande M. de Médem, plus fâché que surpris. Il m’a toujours paru, par ses lettres que votre frère était réellement blessé de votre peu de goût pour la Russie. C’est bien lui qui sincèrement ne conçoit pas que vous ne préfériez pas à tout, votre état de grande Dame auprès du grand Empereur dans le grand pays. M. de Lieven est encore plus soumis, pour parler convenablement mais moins russe et vous comprend mieux. Rien n’est pire que l’humeur sincère d’un honnête homme de peu d’esprit. Il se croit fondé en raison, et ce qu’il y a de plus intraitable, c’est la conviction qu’on a raison. M. de Médem aura peut-être choqué encore votre frère en lui répétant que, bien réellement, avec votre santé, vos habitudes, vos goûts, vous ne pouviez vivre ailleurs qu’à Londres ou à Paris. Les gens d’esprit vont quelque fois trop brutalement au fait. Enfin je raisonne, je cherche, je voudrais tout savoir et tout expliquer, tant cela intéresse. Je voudrais surtout que vous eussiez auprès de l’Empereur quelqu’un de bienveillant et d’intelligent, qui vous comprît, et vous fît comprendre. Je crois toujours qu’avec de l’esprit de la bonne volonté et du temps on peut beaucoup, quand on est toujours là. M. de Nesselrode et Matonchewitz, à ce qu’il me semble y seraient seuls propres. Mais l’un est trop affairé, l’autre trop petit, et ni l’un ni l’autre ne s’en soucie assez. Je suppose que vous avez répondu à votre mari.
Montrond a passé en effet son temps chez Thiers. Je suis curieux de ce qu’il y a porté et de ce qu’il en a rapporté, au moins de ce qu’il en dit. Je le verrai à mon retour. Il a vraiment de l’esprit, de l’esprit efficace. Il faut beaucoup pour qu’il rajeunisse un peu. Il était cruellement cassé.
8 h 1/2
Je viens de sortir pour aller voir mes ouvriers. Je plante des arbres. Nous avons depuis huit jours un temps admirable. Ma mère et mes enfants en profitent beaucoup dix fois dans le jour, je les envoie, au grand air, comme on envoie les chevaux à l’herbe. Nous nous promenons ensemble après déjeuner. Le matin, tout à l’heure j’assiste au premier déjeuner de mes enfants, chez ma mère. Trois fois par semaine ; ils viennent chez moi tout de suite après prendre une leçon d’arithmétique. Le soir de 9 heures et demie à 8h 1/2, je leur lis de vieilles Chroniques sur les croisades, qui les amusent extrêmement. Le reste du temps, je suis dans mon cabinet ou je me promène pour mon compte.
Quel est donc le mal de la Princesse Marie ? Quel qu’il soit, j’en suis fâché, et j’espère que ce n’est pas vraiment grave. Elle a de l’esprit. J’ai quelque fois causé avec elle tout -à-fait agréablement. Je m’intéresse à elle comme à une personne en qui on a entrevu en passant plus que le monde n’y verra, et qu’elle-même ne saura très probablement.
J’ai eu hier beaucoup de visites. On se hâte de venir me voir. J’aurai d’ici à quinze jours, quelques dîners à Lisieux private dinners, pas de banquet. Je n’en veux pas cette année Je l’ai dit à mes amis et ils l’ont fort bien compris. Je ne veux pas parler politique avant la Chambre.
10 h.
Le facteur m’arrive au milieu de ma leçon d’arithmétique. Je reçois des nouvelles de l’arrivée de Mad. d’Haussonville. Je veux écrire un mot à M. de Broglie. Adieu. Adieu, comme à la Terrasse, dans ses meilleurs jours. G.
157. Val-Richer, Vendredi 12 octobre 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai fait comme vous. Je me suis couché hier à 9 heures et demie. J’avais beaucoup travaillé dans mon Cabinet et beaucoup couru dans mes champs ; deux choses que je puis très bien faire séparément mais pas bien ensemble. J’ai toujours éprouvé cela ; de l’activité d’esprit ou de corps, tant qu’on voudra ; mais l’une ou l’autre. Dans mes moments de grande préoccupation morale une course à pied d’une demi heure me fatiguait.
Vous verrez que Mad. de Talleyrand viendra chez vous cet hiver chercher des nouvelles. Je ne lui vois que M. Royer-Collard qui puisse lui en apporter un peu. Encore est-il lui-même fort en dehors de tout. Mais il vit à la Chambre et il voit quelque fois les Ministres. Je trouve ce que vous me dîtes à propos de sa visite fort naturel. Vous réagissez, et elle non. Elle a l’air embarrassé et vous non. Cela est dans l’ordre.
L’article des Débats d’hier sur l’Angleterre, l’Inde et la Russie est curieux. Est-ce qu’il y a vraiment chez vous quelque projet semblable ? Je ne dis pas projet lointain. général, politique d’ensemble; rien de plus simple, mais projet prochain, actuel. Ce serait étrange. Du reste cela s’est vu : beaucoup de prudence, de timidité même pour ce qu’on a sous la main à sa porte ; et des intentions, des combinaisons, même des préparatifs gigantesques pour ce qui est loin, bien loin. On satisfait ainsi, à la fois son imagination et sa raison. Et l’imagination se passe d’apparences et de paroles. à la bonne heure.
Lisez vous quelques fois le petit journal de Thiers, le Nouvelliste? Il est bien vif contre le Cabinet. Thiers n’a plus tout le Constitutionnel. M. Molé s’y est glissé ; non pas de manière à l’ôter à d’autres, mais pour y avoir; un petit coin à lui. C’est sa façon de procéder. Il n’en est pas d’un journal comme d’un cœur ; on n’est pas obligé à tout ou rien. Je vous quitte pour aller voir si on plante mes arbres. Vous ne savez pas et vous ne saurez jamais ce que c’est que de surveiller des ouvriers. Mais pardonnez moi de vous trouver, quant à la température, un peu inconséquente. Vous me dites, page 1, Il fait très froid. et page 2, Comment, vous avez du feu dans votre chambre ! Cela me paraît incroyable. Quand Dieu fait très froid, moi, je fais du feu. Vous êtes à ce qu’il me semble, beaucoup plus résignée.
9 heures
Mes plantations se font bien. Je me prête, je crois, de très bonne grâce aux affaires et aux plaisirs de la Campagne. Et j’en jouirais très vivement si je les partageais. Mais je ne les partage pas. Aussi ne fais-je que m’y prêter. Voilà le facteur et une bonne lettre. N’oubliez rien, je vous prie de ce que vous avez eu une fois et un moment le projet de me dire. C’est là le mal cruel de l’absence entre tant d’autres ; on perd une infinité de choses, qui étaient bonnes, charmantes, mais qui passent avant qu’on se retrouve. Même quand je vous aurai retrouvée j’aurai beaucoup, beaucoup à regretter. N’oubliez donc pas. Je ne sais ce que feront mes amis, rien de déplacé j’espère. Pour moi, je n’irai certainement pas ailleurs que la où j’ai toujours été, depuis huit ans entr’autres. Je suis plus que jamais convaincu que c’est d’idées et de pratiques gouvernementales que la France a besoin. Et ce qui me fâche c’est qu’on l’en éloigne au lieu de l’y conduire. Si je me plains, ce sera de ce qu’on pousse ce pays-ci vers M. Odilon Barrot. Adieu. Adieu. Que c’est long ? G.
75_1. Val-Richer, Dimanche 1er juillet 1838, François Guizot à Dorothée de Lieven
Comment feriez-vous, sans bateau, sans filet, sans ligne, sans hameçon, pour prendre deux ou trois cents carpes, truites, tanches ? Je vous le donne en tout. Toute votre habileté à résoudre les questions d’étiquette diplomatique échouerait contre ce problème là. Moi, j’ai la recette. Ayez un jardinier intelligent, mais paresseux et un peu libertin. Grondez le bien fort ; plaignez vous que votre étang soit sale, votre potager mal tenu. Dites lui, mais bien sérieusement que vous le renverrez si d’ici à trois mois, vous n’êtes parfaitement contente de lui. Allez-vous promener le soir, au bord de l’étang. Le jardinier est là, occupé à faire baisser l’eau pour nettoyer le fond. Une carpe saute. Mes enfants sautent aussi : " Quel dommage de ne pouvoir la prendre ! ". Belle occasion pour rentrer en grâce auprès du père. La barre qui retient l’eau est soulevée. L’eau se précipite. Le jardinier y entre jusqu’à la hanche. Le poisson fourmille dans le creux où l’eau reste encore. Le bruit s’en répand. Tous les gens arrivent hommes, femmes, bonnes. Les hommes entrent tous dans l’eau. Je m’assois au bord avec ma mère, mes enfants, Mad. de Meulan, Melle Chabaud. On commence contre les poissons une vraie chasse à courre. On les poursuit ; on les saisit. Les gros se débattent ; les petits glissent entre les doigts; les plus avisés se tapissent dans la vase. Les chasseurs s’animent au jeu ; on se presse, on se pousse ; l’eau rejaillit sons les pieds, sous les mains. La joie de mes enfants, est au comble. Ils bondissent autour de l’étang. Ma mère rit de bon cœur. Je ris aussi. L’espoir revient au cœur du jardinier. Il redouble d’efforts d’adresse. Tous les gens le secondent ; et en moins d’une heure, les deux ou trois cents carpes, truites sont entassés dans des seaux, des arrosoirs et transportés dans un petit vivier où elles resteront jusqu’à ce que l’étang soit bien nettoyé, l’eau bien revenue ; et elles ne sauront jamais que cinq minutes de ma mauvaise humeur et un quart d’heure de gaieté de mes enfants, leur ont seules valu cette aventure. Vous me demandez ce que je fais au Val Richer. Le voilà. Cela vaut bien les mille et 14 visites de Mad. de Strogonoff. Le singulier peuple ! Si sérieux et si frivole ! Si indépendant et si esclave de la mode, d’un jour de mode ! Je ne l’en estime et ne l’en aime pas moins.
J’aime qu’on soit capable des impressions les plus variées, raisonnable trois cents jours au moins, fou les 60 autres. Pourtant 60 c’est trop, n’est-ce pas ? Les Anglais n’en donnent pas tant à la folie. Je soupçonne qu’il y a beaucoup d’ennui dans la leur. C’est la plus mauvaise des raisons de folie. Du reste, on dit que la folie anglaise est grave, symétrique, taciturne. Est-ce vrai ? En ce cas, elle ne ressemble guère à cette de mes enfants et de mes gens ce soir. On ne s’est jamais amusé plus bruyamment. Il est vrai qu’ils ne s’ennuyaient pas du tout auparavant et qu’ils ne s ennuieront pas du tout demain. La gaieté est leur état habituel.
Lundi 8 heures
Pourquoi n’avez-vous pas encore été voir la petite Princesse ? Il me semble qu’elle est sur son déclin. Ne la négligez pas tout-à-fait. C’est votre voisine. Elle vous est plus commode, et à tout prendre, plus agréable que bien d’autres. Ne me dites pas que vous avez le dégoût de toute chose et de tout le monde. C’est une parole corruptrice pour moi si douce à entendre que j’en oublie tout remords. Et pourtant, je veux que, lorsque vous n’avez plus que tout le monde, vous ne soyez pas trop seule, ni trop triste. Oui, je le veux, par vertu, par tendresse, et aussi, et surtout parce que j’ai la confiance que tout le monde ne peut rien me faire perdre, même quand il vous amuse. Pour la première fois depuis que je suis ici, le ciel est parfaitement pur. Le soleil brille. Toute la vallée s’épanouit. Toute sa population, hommes, bêtes, oiseaux, va, vient, vole, travaille, ou broute, ou chante, librement, gaiement. Moi, je regarde. Ma gaieté à moi n’est pas là, ne me vient pas de là. Il y a plus de joie pour moi dans le petit cabinet étouffé, sur la petite chaise basse de la rue de Rivoli qu’au milieu de tout cet éclat, de tout ce sourire de la nature.
10 heures
Voilà le n°78. Je trouve comme vous la poste très peu civilisée. On me fait espérer une amélioration. Le courrier ne partirait plus de Lisieux que vers le soir après le retour du facteur du Val-Richer en sorte que vous auriez toujours mes lettres le lendemain, mais je proteste contre les cuvettes. Je me suis toujours lavé les mains jusqu’au dessus du poignet. Adieu. Mais dormez donc. G.
190. Val-Richer, Lundi 3 juin 1839, François Guizot à Dorothée de Lieven
Du Val-Richer, lundi 3 Juin 1839 7 heures
Je me lève excédé. J’étais dans mon lit hier à 9 heures Je suis arrivé ici par une pluie noire, par une route point terminée, pleine de pierres et d'eau où ma calèche s’est brisée. Il a fallu mettre ma mère et mes enfants dans la cariole des gens. Personne n’a eu de mal. Cette nuit, j’ai été mahométan, muphti même, chargé de marier Thiers. Je me suis fait attendre à la mosquée. J'étais occupé à chercher quelqu’un je ne sais qui ; mais je ne trouvais pas, et je cherchais toujours. Ma nuit a été presque aussi fatigante que ma journée.
Je n’ai jamais été plus triste de vous quitter. Certainement nous nous reverrons. Mais nous n'avons jamais été trois mois sans nous voir. Je suis pourtant bien d'avis de ce voyage. Vous en avez besoin. Revenez fraîche et forte. Je ne vous aimerai pas mieux ; vous ne me plairez pas davantage ; mais je serai plus content.
Pour aujourd’hui, je n’ai point de nouvelles. Je ne pourrais vous en donner que de mes arbres, qui vont bien, sauf un oranger mort. C'est dommage que je n'aie pas beaucoup d’argent à dépenser ici. J’en ferais un lieu charmant, en dedans et en dehors de la maison. Mais décidément l'argent me manque. Ma consolation c'est de pouvoir me dire que je l’ai voulu. Cela ne consolait pas George Dandin. Je suis plus heureux que lui.
Le petit manuscrit de Sir Hudson Lowe est très intéressant. Si vous vous le rappelez, il va singulièrement à la situation de ce moment-ci, entre la Russie, la France et l'Angleterre en face de l'Empire Ottoman, seulement les conclusions, je dis les bonnes conclusions ne sont pas les mêmes.
Du reste, en général, dans les évènements comme dans les personnes, les ressemblances sont à la surface et les différences au fond. Il n'y a point de vraies ressemblances. Chaque chose a sa nature, et son moment, qui n’est la nature ni le moment d’aucune autre. Quel dommage que la question révolutionnaire complique et embarrasse toutes les politiques ?
Comme nous arrangerions bien les affaires d'Orient, vous et moi, si nous n'avions pas moi la manie et vous l’horreur des révolutions ! Essayons, madame, de nous corriger un peu, l'un et l'autre.
9 heures 1/4 Voilà votre lettre. Je l'espérais sans y compter Et je la trouve charmante, toute triste qu'elle est, ou mieux parce que triste. Décidément, je suis voué au parce que. Oui, soyez triste, mais triste d’une seule chose. Qu’il ne vous vienne plus de tristesse d'ailleurs. Que tout vous soit doux, sauf notre séparation. Portez-vous mieux, engraissez et nous nous reverrons. Adieu, adieu. G.
191. Val-Richer, Mardi 4 juin 1839, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vous voudrais comme ma vallée, fraiche et riante. Je la regarde avec envie en pensant à vous. Et bientôt je ne la regarde plus ; je ne pense plus qu'à vous. Je vous vois maigre, triste, desponding, en larmes. Et pourtant je ne retourne pas à ma vallée ; je reste avec vous. Je resterai toujours avec vous.
L’annulation de l'élection de M. d’Houdetot, réélu à si grand'peine, est un petit incident fort désagréable au château. On en a été très piqué. Il ne faut pas avoir tort en face de ses ennemis Mr d’Houdetot avait tort. C’est l'erreur des gens de cour, puisque cour y a, de croire qu'ailleurs aussi, ils auront le privilège de la faveur. Il y a des favoris partout, mais non partout les mêmes. Les esprits impartiaux, les honnêtes gens ont voté contre M. d’Houderot. Le pire, c’est qu’il ne peut plus se représenter puisqu’il n’est pas éligible. Le choix tombera probablement sur un homme de l'opposition.
Il paraît que le procès aura lieu décidément vers le milieu de Juin. On le presse ; on ne veut pas que, s’il doit y avoir des exécutions, elles soient trop voisines des fêtes de Juillet ; et très probablement il y en aura. L'assassinat est prouvé, dit-on, contre deux des accusés, et des principaux. L’un, le nommé Barbès a tué de sa main l'officier qui commandait le poste du Palais de justice, l'autre Milon, Miron, je ne sais pas bien, a fait fusiller trois soldats, après avoir enlevé un corps de garde. Plusieurs témoins les reconnaissent.
Après les fêtes de Juillet, le Roi veut aller à Bordeaux. Il a formé plusieurs fois ce projet. Je doute qu'il l'exécute encore. Cependant il le promet. Bordeaux le demande beaucoup, et comme une réparation. Ils disent que jamais Roi ou Empereur ne les a laissés neuf ans sans aller les voir. Le Maréchal Vallée avait demandé plusieurs fois à être rappelé. On s'est montré disposé à le lui accorder. On lui aurait donné le Général Cubieres pour successeur. Il ne s'en est plus soucié, et il reste. J’en suis bien aise. A travers toutes les manies d’un esprit systématique et d’un caractère insociable, c’est un homme honnête, capable et prudent. Qualités dont notre établissement d'Afrique à grand besoin. Je m'intéresse à cet établissement. Je m’en suis beaucoup mêlé.
Mon sac est vidé, madame. Bien petit sac cette fois, et probablement souvent jusqu'à ce que je retourne à Paris. On ne m'écrit guères les petites choses, et il n’y en a pas de grandes. Vous n’avez probablement jamais ouvert un livre intitulé : Historiettes de Tallemant des Réaux. C'était un abbé du 17e siècle qui écrivait tous les soirs tout ce qu’il avait entendu dire sur toutes les personnes dont tout le monde parlait. Il a écrit ainsi six gros volumes curieux et amusants, quoique pleins d'énormes sottises. Quelqu'un de votre connaissance, mon Génie, se donne le même plaisir sur notre temps. Il laissera des volumes beaucoup plus convenables, j’en suis sûr que ceux de l'abbé Tallemant, et peut-être assez piquants. On oublie beaucoup trop en ce monde. En attendant de vraies nouvelles d'Orient, j’ai apporté ici et je lisais tout à l'heure l'ouvrage de M. Urquhart de la Turquie et de ses ressources. Savez-vous au juste quel cas on fait à Londres de l'auteur ? Le livre me semble bien vide, avec de grandes prétentions.
Adieu pour aujourd'hui. Je vous quitte pour aller assister à des plantations de fleurs ; je devrais dire coopérer. Je transporte le jardin du Roi au Val-Richer. Je mentirais si je disais que cela ne m'amuse pas du tout ; et je mentirais bien davantage si je disais que cela m'intéresse vraiment. On peut vivre superficiellement ; mais il n'y a pas moyen de s’y tromper. Pour moi, je n'y prétends pas.
Mercredi 7 heures Depuis que je ne vous vois plus, ma perplexité est extrême. Je suis bien plus inquiet ; j'ai besoin que vous me rassuriez, et j'hésite à vous le demander, à vous occuper de votre santé. Convenons d'une chose ; c’est que vous me direz tout, absolument tout ; je n'ignorerai aucun détail, ni aucune de vos inquiétudes. Ce sera comme si je vous voyais, sauf le plaisir de vous voir. A cette condition, je ne vous agiterai pas, de mon tourment. J’attends presque avec humeur le moment où j’attendrai vos lettres à jour fixe. En aurai-je ? N'en aurai-je pas ? Cette ignorance m'est insupportable. J’en ai encore pour huit jours avant que vous vous soyiez posée, que je le sache du moins et que jen éprouve l'effet. Où êtes-vous en ce moment ? à Vitry, je pense. Vous vous levez. Vous allez partir pour Nancy. J’ai fait cette route-là, il y a douze ans, le cœur bien déchiré. Je conduisais à Plombières ma femme mourante.
Que notre âme est étrange, & tout ce qui s’y passe dans le cours de la vie ! Quels contrastes, quels désaccords, impossibles à concevoir ensemble, et qui coexistent pourtant & s'effacent et disparaissent dans cette mer du temps qui couvre de son uniformité tout ce qu'elle engloutit Adieu. Adieu.
9 heures. Voilà le facteur, et deux lettres de Paris qui ne m’apportent rien à vous envoyer. Adieu encore.
200. Paris, Samedi 22 juin 1839, François Guizot à Dorothée de Lieven
200 Quel gros chiffre ! Je vous disais l’autre jour, que je ne pouvais croire qu’il n’y eût que deux ans. En voilà bien encore une preuve. Nous nous sommes beaucoup écrit. Nous nous sommes beaucoup parlé. Que de choses pourtant nous ne nous sommes pas dîtes ! On vit bien séparés bien inconnus l’un de l'autre. Cela me déplaît et m'attriste à penser. J’ai horreur de la solitude. Mais qu’il est difficile d'en sortir !
J’ai dit hier à la Chambre quelques paroles qui ont fait assez d'effet. Cette pauvre chambre ressemble bien à la nature humaine, elle s'ennuie de la médiocrité et s’impatiente de la supériorité. Elle a envie de ce qui est mieux qu’elle et elle n'en veut pas. Elle prend plaisir à l'entrevoir; et quand on le lui offre, elle ne peut se résoudre à l'accepter. C’est la vraie difficulté de ce pays-ci et de toute société démocratique. A travers la langueur générale, je m'aperçois qu’il serait assez facile de ranimer les débats. On me promet, sur l'Orient, un discours fantastique de M. de Lamartine et un discours russe de M. de Carné.
A propos de Russe, savez-vous que l'Empereur vient de fonder ici un journal Russe, le Capitole ? C’est un M. Charles Durand, naguères journaliste à Francfort, & journaliste à votre solde, qui a transporté ici ses Pénates. Il avait épousé une fort jolie personne de mon pays de Nîmes, qu’il a fait mourir de chagrin. Cela n'empêche pas de faire un journal Russe.
M. Delessert a arrêté la nuit dernière un des quatre généraux de la République, M. Martin Bernard. C’est une capture assez grosse. Le procès en sera retardé de quelques jours. Il faut que ce nouveau venu y prenne place. Pour le moment même, cela est très bon. On s'attendait à quelque tentative nouvelle, à quelque sauvage prise d'armes de ces gens-là, pendant le procès. Il est vraisemblable que cet enlèvement d’un de leurs généraux les troublera un peu.
5 heures
Je passe d’indignation en indignation. Ces mensonges répandus à Pétersbourg, d'où viennent-ils ?
Sans nul doute, Mad. de Nesselrode est une bonne fortune. Il vous faut bien du monde pour vous défendre. Vous avez besoin d’une sentinelle à toutes les portes. Cependant je suis plus tranquille que je ne l'étais et vous devez aussi l'être plus. Il me paraît certain que vos intérêts seront protégés, et les mensonges démentis. Quand une fois cela sera fini, quand vous aurez quelque chose d'assuré, j'aurai le sentiment d'une vraie délivrance. Des Affaires pareilles, à 600 lieues, dans un tel pays avec votre santé... Moi aussi, souvent je n'en dors pas. Vous dormirez après, n’est-ce pas ? Vous me le promettez ?
Je rentre de la Chambre. Séance insignifiante. Les intimes de Thiers sont enragés mais enragés en dedans comme des officiers abandonnés de leurs soldats. Le Cabinet n’a pas gagné ce qu’ils ont perdu ; mais ils l’ont perdu. Thiers est allé prendre congé du Roi qui a causé longtemps avec lui. Ils se sont séparés en bons termes. Thiers en partant a recommandé à ses journaux de ménager le Roi. Et le Roi a dit à un ami de Thiers. Dites lui que je lui suis nécessaire et qu’il m’est agréable ; mais, qu’il faut qu’il renonce aux affaires étrangères — Vous voyez que le raccommodement n’est pas bien avancée. Thiers de loin et les siens de près sont en grande coquetterie avec moi. J’ai été chercher ce matin Lord Granville. Je ne l’ai pas trouvé. J’irai faire une visite à votre ambassadeur, s’il n’est pas parti.
Dimanche 6 heures et demie
Je suis dans une corbeille de roses. Mon petit jardin en est couvert. Si vous étiez ici, je vous les enverrais. Pourquoi n'aviez-vous plus de fleurs ? Est-ce santé ? Est-ce économie ? car j'ai vu poindre en vous cette vertu, ou pour mieux dire cette sagesse. Madame de Boigne vient d’être très souffrante, mais très souffrante, beaucoup de fièvre, du délire. Madame Récamier qui est allée dîner avant-hier avec elle, l’a trouvée encore dans son lit, et dans un grand découragement. Elle se plaint d'être fort seule, et que la société la fatigue et qu’on arrive chez elle trop tard, après 10 heures, quand elle est épuisée et ne demande plus qu’à se coucher. Elle parle de se retirer en province ou de rester à la campagne. Lord Grey n’est pas le seul qui ne puisse se résoudre à vieillir. J’irai demain voir le Chancelier, et savoir de lui si on peut aller dîner à Chatenay. J’ai dîné hier chez Mad. Lenormant, en face d’un buste de M. de Châteaubriand immense, monstrueux, quatre pieds de tête, deux pieds de cou, long, large, épais, un taureau, un colosse. Etrange façon de se grandir. C'est le sculpteur David qui met cela à la mode. Il a fait un buste de Goethe, un de Cuvier dans les mêmes proportions. Notre temps est bien enclin à croire qu'avec beaucoup, beaucoup de matière, on peut faire des âmes. C'est le système de la quantité.
On a eu hier une dépêche télégraphique d'Orient. Rien de décisif. Toujours point d'hostilités ; mais toujours à la veille. Le rapport se fait après demain à la Chambre. Nos armements maritimes se poursuivent très activement. Ils pourront bien ne pas être purement temporaires, et si la situation se prolonge, elle aboutira à nous faire tenir une grande flotte en permanence dans la méditerranée, comme vous en avez une dans la mer noire.
Adieu. Je vais faire ma toilette & recevoir du monde. Avez-vous décidément abandonné le lait d’ânesse ? Quel mal vous faisait-il ? Est-ce que vous ne le digériez pas bien. Où en est votre appétit ? Ah, on ne sait rien de loin. Adieu. Adieu.
Onze heures Les nouvelles d'Orient sont moins pacifiques que je ne vous disais. Il y a eu de petites rencontres entre des détachements isolés. On parait croire ce matin que cela deviendra sérieux.
202. Baden, Lundi 24 juin 1839, Dorothée de Lieven à François Guizot
Il y a deux ans aujourd’hui que nous sommes allé dîner à Chatenay. Et que nous en sommes revenus ! Vous en souvenez-vous ? Je vous remercie de toute votre lettre d’hier. Je voudrais avoir entendu votre conversation avec Montrond. Je voudrais entendre bien des choses. A propos, je vous prie de lui dire mes amitiés, je voudrais bien le voir ici. Je crois moi qu’il s’y plairait beaucoup et que cela lui ferait du bien. Il plairait à Mad. de Nesselrode qui aime beaucoup les gens d’esprit. Je commence toujours ma journée avec elle. Nous nous rencontrons à 6 h du matin, et jusqu’à 7 1/2 nous nous promenons ou nous asseyons ensemble selon qu'il fait chaud ou frais. Aujoud’hui il fait frais. J'ai marché.
Mardi 25 à 8 heures du matin
J'ai lu dans les journaux la discussion à la chambre sur l’armée. Vous avez été très brillant, mais je ne suis pas de votre avis. Et la raison est que nous en Russie dans une armée de huit cent mille hommes, nous avons deux maréchaux depuis que je suis au monde, je n’en ai jamais vu que trois en même temps. Je crois même qu'aujourd’hui notre seul maréchal est Paskient nous ne le faisons qu'en temps de guerre Il y a eu des époques où il n'y en avait pas un seul. Je suis bien aise du journal des Débats, il me paraît avoir tout-à-fait passé de votre côté. Je ne vois pas que vous ayez fait visite à Neuilly. Dites-moi un peu bien des choses que vous me diriez à la Terrasse. Je ne sais rien du tout.
Mad. de Talleyrand a été sensible à votre souvenir. Elle parle de vous très bien. Que je serais aise si Montrond venait ici ! Mon existence est very dull. Je n’ai certainement pas souri une fois depuis que je vous ai quitté. Et je ne crois pas que cela m’arrive tant que nous resterons séparés. Je ne sais pas s'il est possible d’engraisser quand on est toujours triste , mais assurément il n'y a pas le moindre signe de changement en ma personne. Et voici trois semaines cependant.
11 heures
L’air est charmant, je reviens des montagnes. Marie est de retour de Carlsruhe. On lui cherche un mari. Elle préfère les vieux, j’imagine que cela sera facile à rencontrer. Je voudrais bien la voir bien établie. Au fond c'est une bonne fille. Je vous remercie beaucoup de la promesse pour Castillon pour cette fois j'y compte. Je viens de relire encore votre discours. Il est fort beau, et vous avez raison all circunstances considered Il ne faut point de comparaison quand il s’agit de l’état actuel de la France, & moi j'ai tort.
5 heures
Voici votre n° 200 ! Sûrement j'ai bien peine à ce gros chiffre en vous écrivant, mais il y a tant de choses auxquelles je pense sans vous les dire. Je voulais vous parler de mes roses ici. Vous ne savez pas comme c'est joli des bouquets de roses ; tout le jardin garni d’orangers, de rosiers, une belle fontaine au milieu du parterre. J'ai voulu vingt fois vous décrire tout cela et puis la tristesse, le découragement me saisissent, & je ne dis rien. L’odeur des fleurs dans les chambres m’incommode mais dehors je trouve cela charmant. Ecrivez-moi davantage, dites-moi tout. Je suis curieuse et puis je suis bien seule, bien triste. Vos lettres sont mon seul plaisir. Adieu. Adieu. Adieu.
230. Val-Richer, Mardi 30 juillet 1839, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je rentre d’une longue promenade avec mes enfants. J'ai découvert, à quelques minutes de la maison, un terrain presque inculte que je ne me connaissais pas dans une position charmante, à droite la vue de la maison dont on n'est séparé que par un ravin où coule une petite source, à gauche, une percée sur une vallée large et riante, en face et derrière de grandes bois en amphithéâtre. Je planterai là un petit bois. L’idée de cette plantation et votre idée me sont venues en même temps absolument en même temps ; je ne saurais dire qu’elle a été le première. Tout ce qui me plaît me fait penser à vous. Rien ne me plaît vraiment qu'avec vous.
Je voudrais que votre frère eût raison pour votre fortune. Je connais cette façon de se débarrasser de toute inquiétude sur le compte des gens en exagérant leurs avantages. Certainement on dit hableur. Quand vous aurez reçu de nouveaux détails sur vos arrangements, sur le partage des meubles sur l'époque où vous toucherez les capitaux, mettez-moi au courant. Je suis beaucoup plus tranquille que je ne l'étais. Je ne le suis pas encore assez pour mon plaisir.
Mes dernières nouvelles d'Orient restent un peu en suspens. Ce qu'on m’avait mandé me paraît plutôt commencé qu'accompli. Si Méhémet trouve moyen de donner satisfaction à l'Angleterre pour l'isthme de Suez, ses affaires seront bonnes. Mais il faut qu’il fasse cela. Je n’ai rien reçu le matin.
9 heures
Vous voulez revoir ce que vous avez aimé. Vous voulez y croire. Vous y croyez bien plus que vous ne pensez. Vous y croyez naturellement, spontanément, par instinct, c’est-à-dire par l'élan primitif et libre de votre âme. Vous croyez à bien plus qu'à la réunion dans l'avenir. Vous vous croyez en rapport avec eux encore à présent, toujours d’un monde à l'autre. Pourquoi les appelez-vous les priez-vous ? Pourquoi levez-vous les yeux, joignez-vous les mains vers eux. Feriez-vous tout cela, la moindre de ces choses-là si réellement, au fond de votre âme, vous les croyiez sourds, insensibles, tout-à-fait étrangers à vous, morts vraiment morts ? Nous portons en nous une foi obscure, mais invincible à une relation inconnue, mais réelle, avec les êtres chéris qui nous ont quittés. Ils ont des droits sur nous, nous avons des devoirs envers eux. En nous acquittant de ces devoirs, nous croyons satisfaire à quelqu'un. Si nous y manquions nous croirions avoir manqué à quelqu'un. A cette croyance se joint même le sentiment que les morts ne pouvant réclamer, ni se faire rendre eux-mêmes, ce qui leur est dû la dette n'en est pour nous que plus sacrée. Qu’est-ce à dire ? Les morts jouissent-ils ou souffrent-ils donc de ce que leur accordent ou leur refusent les vivants ? Je ne puis pas vous répondre. Je ne dois pas toutes de vous répondre. Comment l'être qui n’est plus de ce monde peut-il être encore affecté de ce qui s’y passe ? Quelle société peut l’unir encore à ceux qui y sont restés ? L'homme ne le conçoit pas, et dès qu’il le cherche, il s'égare. Cependant il y croit, et ne peut pas plus échapper à l’instinct de sa nature que dépasser les limites assignées à sa science. Et remarquez que cet instinct n'a point de prétentions scientifiques ; il se suffit à lui-même. Au moment où l'homme, obéissant à cette voix intérieure, s’acquitte envers les morts de quelque devoir pieux, aucune curiosité, aucun doute ne le préoccupe ; il n’a nul besoin de savoir quel est leur mode d'existence ou quel mode de communication est possible entre eux et lui. Il agit en vertu d’une foi irréfléchie dont il se contente, certain, sans s’inquiéter de la route ni du moyen, que son action a un objet, que ses sentiments iront à leur but. C’est seulement lorsque d’acteur l'homme devient spectateur, lors qu’il interroge sa nature au lieu de la suivre et s'examine au lieu de se croire c’est alors que s'élèvent en lui les doutes de l’esprit, les besoins de la science, et qu’il entreprend, pour devenir savant, de franchir des limites au delà desquelles ses croyances instinctives ne le portaient point. Regardez dans l'âme de cette femme, de cette fille qui vont auprès d’un tombeau, offrir à un mari, à un père, tant de marques de tendresse et de respect. Croient-elles savoir, sur son état depuis la mort, sur sa relation avec elles, ce que cherchent les philosophes ? Pas du tout. Les problèmes qu'agitent les philosophes n'existent pas pour elles ; si elles les voyaient, elles seraient, comme les philosophes, tourmentés du besoin et de l’impossibilité de les résoudre. Essayez de soulever ces problèmes dans leur pensée : demandez-leur comment elles se figurent que le parfum de ces fleurs qu'elles cultivent la fraîcheur de cet ombrage qu'elles entretiennent, vont charmer l'être à qui s'adressent leurs soins. Vous les verrez saisies de trouble ; vous n'en recevrez que des réponses timides, contradictoires. Peut-être même leurs paroles démentiront- elles leurs actes ; peut-être s'accuseront-elles de faiblesse et d’erreur avant votre intervention, elles ne croyaient pas en savoir davantage ; elles ignoraient ce qu'elles. ignorent ; mais elles ne le cherchaient point. Elles adhéraient fortement à une foi simple, naturelle ; et jouissaient de ses espérances, et agissaient selon ses inspirations, sans rien demander de plus. C'est le caractère de cette foi qu'elle n’a point de réponse aux doutes, point de solution des problèmes qu’élève la curiosité de l’esprit. Elle n’est point curieuse elle-même ; elle existe ; elle affirme les faits qu'elle entrevoit. Ne lui demandez pas de les démontrer, de les expliquer. Elle est invincible et sans aucune prétention. Ecoutez-la ; elle vous consolera ; ne l’interrogez pas, car elle ne se chargera point de vous instruire, sublime et modeste à la fois, elle révèle l'avenir et ne tente pas de le dévoiler.
Mercredi 10 h.
Ne manquez pas de me répondre sur le petit hôtel de la rue Belle-Chasse, qu’occupait M. de Crussot. Beaucoup de vos convenances m'y paraissent réunies. J’aimerais bien mieux l'entresol de la rue St Florentin. Mais je crains qu'on n'en veuille 12 mille francs. Adieu. Adieu. Pendant une semaine, vous n'aurez eu de lettre que tous les deux jours. Mais nous voilà, au même pas. Encore adieu. G.
231. Val-Richer, Mercredi 31 juillet 1839, François Guizot à Dorothée de Lieven
Aujourd'hui c’est tout seul que je me suis promené. Je viens de marcher trois heures, au petit pas, dans les bois, les près avec ou sans chemin, pensant à vous et à Washington. Vous vous ressemblez peu. Pourtant c'était une grande matière, et il a bien vraiment accompli sa destinée quand il a vaincu et gouverné. Il l’a fait très simplement et de sang froid, sans vit plaisir, mais aussi sans prétention ni effort. C’est peut-être le seul grand homme qui l'ait été par occasion seulement, poussé en haut par la nécessité des choses et non par l'élan de son propre esprit et de sa propre volonté. Deux choses lui manquaient : la passion et la pensée ; la passion ardente, insatiable ; la pensée spontanée, variée, illimitée dans son activité. Mais appelé à agir, je ne connais point de jugement, plus droit, plus imperturbable dans la vérité, point de caractère plus ferme et plus serein, toujours au niveau des grandes choses sans jamais se croire au dessus. Je vous en dirais long si je vous disais tout ce qui me vient à l'esprit sur lui en lisant sa vie et ses Lettres. J’ai pensé à vous bien plus qu'à lui. J’aime extrêmement à penser à ce que j’aime. On dit que les avares passent des heures à contempler leur trésor. Je suis un avare. Bien certainement je le suis. Je me comptais à regarder mon trésor, & je veux le garder pour moi seul.
Jeudi 6 heures
Le soleil est admirable ce matin. C’est une rareté. Je voudrais que vous vissiez ma bibliothèque au soleil levant. Il y entre à flots par neuf grandes croisées et se répand sur deux vastes jardinières pleines de fleurs et sur une série de gravures, encadrées le plus simplement du monde, en chêne et en sapin de Suède, comme la bibliothèque, mais toutes fort belles, saintes et profanes des Saintes Familles, la communion de St Jérôme, le spasimo de Raphaël, Napoléon à Eylau à Austertitz, à St Hélène, Henri 4 à Paris, Gustave Wasa à sa dernière diète & Je suis sûr que cela serait de votre goût, la bibliothèque et le soleil. Si le Cardinal Fesch qui répand son argent à tort et à travers, m'en avait laissé un peu je ferais du Val-Richer une habitation charmante. J'ai, pour cela la matière et l’esprit. Rien ne me manque que l’argent. Je comprends que l’Europe s'amuse du spectacle des Buonaparte, se disputant cet argent. Quand Fesch fut fait Cardinal, le maréchal Lefèvre ( duc de Dantzick ) homme d’esprit malicieusement grossier, lui dit avec son accent alsacien : « Sap.. Monseigneur, c'est pien heureux que je ne fous ai pas fait pendre ce chour que fous safez pien, quand fous étiez fournisseur ! " A coup sûr tous les Buonaparte trouvent aujourd'hui comme lui que c’est bien heureux. Chaque pays a ses scandales et ses hontes. L'Angleterre a vu le squelette de Cromwell de l'homme à qui elle avait obéi et qui compte au rang de ses plus grandes gloires, pendu à Tyburn et jeté dans la Tamise. Il n'en arrivera jamais autant à Caradoe. Le voilà Pair d'Angleterre. La Princesse Bagration sera-t-elle Pairesse ?
9 h. 1/2
Comment, quatre mois sans nous voir ? Est-ce que de manière ou d'autre, vous ne reviendrez pas à Paris dans le cours de septembre, soit pour y rester, soit pour y passer en allant en Angleterre ? Dans l'un et l'autre cas, j’irai vous y voir. Vous ne comptez certainement pas rester à Baden jusqu'au mois de Décembre. Dites-moi un peu vos projets. Ayez des projets si j'étais près de vous, je m'en chargerais. Je suis décidé à m'en charger désormais jusqu'à la dernière limite du possible pour moi. Mais à présent, je suis loin. Adieu. Adieu. Voilà quatre jours qui me pèseront jusqu'à ce que vous ayez recommencé à avoir des lettres tous les jours. Vous savez que je ne jouis de rien à moi seul. Adieu. Adieu. G.
314. Val-Richer, Dimanche 10 novembre 1839, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Vous n’avez pas d’idée de l'activité qui règne dans cette maison. Je plante un bois ; je fais un chemin. Je redresse des allées. Je sème des fleurs pour l’été prochain. Et mon factotum est encore dans son lit. Ce n'est rien de grave. Mais il ne sera sur pied et bon à quelque chose que lorsque je serai parti. J'admire quel air d’importance et d'entrain on peut mettre à des choses dont on se soucie si peu. Les soins et les agréments de la vie extérieure sont charmants dans le bonheur ; mais il n’y a pas moyen d'en faire le bonheur même. Je ne l’ai jamais cru, ni tenté.
A part son chagrin, le Chancelier doit avoir bien de l'humeur autant qu’il peut en avoir. On ne lui a pas envoyé une levée de Pairs bien éclatante. On a en pourtant bien de la peine à se mettre d'accord sur ces vingt noms. Le Roi a livré une grande bataille pour M. Viermet le plus ridicule des hommes de courage. Il ne l’a emporté que la veille du Moniteur, à 10 heures du soir. Enfin il l’a emporté, tandis que le Chancelier a été battu sur M. Etienne, dont il ne voulait pas. Que disent les Granville, que dit surtout Bulwer des Affaires d'Espagne ? L'Angleterre reste-t-elle là à la tête des radicaux ? Poursuivra-t-elle sa rivalité d'influence avec nous ? Je reprends intérêt à l’Espagne. J’ai recommencé depuis que je connais Zéa. En lui, pour la première fois, j’ai entrevu un homme au delà des Pyrénées. Evidemment, il y a là, dans ce moment quelque chose à faire. Bien difficile ; mais la difficulté dans la possibilité, il n’y a que cela qui vaille la peine qu’on y mette la main. Je ne comprends pas pourquoi vos caisses arrivées au Havre, ne sont pas depuis longtemps à Paris. Ce n’est qu'un ordre d'expédition à donner. Quelque grand serment que soit Rothschild, il peut faire cela, sans déroger.
9 heures et demie
Vous serez ce matin aussi contrarié que moi du jeudi au lieu du mercredi. Pas plus, je vous en réponds. Je ne vous dirai qu’une chose. Finissez avec vos fils. Il faut absolument qu’ils vous donnent, en échange du leur part du capital anglais, l’ordre à Bruxner de vous envoyer ce qui vous appartient. Je ne comprends pas comment ils ont pu l’empêcher, comment Bruxner, s'est laissé interdire par eux ce qu’il était de son devoir de vous envoyer sur le champ. Mais tout cela est si étrange, hommes, choses, procédés, pays que je ne compte sur rien et ne m'étonne de rien. Pourquoi ne chargeriez-vous pas Cumming de cela comme du reste ? Il en sait assez pour que cela de plus ou de moins ait bien peu d'importance. Mais sans aucun doute, ordre pour ordre, argent pour argent. Je suis affligé, blessé, irrité, humilié de tout cela. Adieu. Adieu. Au moins vous n'avez plus d'inquiétude. Adieu Dearest. G.
3. Val-Richer, Lundi 14 août 1843, François Guizot à Dorothée de Lieven
Du Val Richer. Lundi 14 Août 1843, 6 heures du matin
Que je vous remercie ! Vous êtes charmante. Je comptais sur une lettre ; et encore vous ai-je fait une sotte question. J'en ai trouvé deux. Ne craignez jamais de me fâcher. Dites-moi toujours tout. Tout me plait venant de vous. Je ne me pique point de n'avoir jamais pour ceux que j’aime, pour ma mère surtout, quelque complaisance quelque faiblesse si vous voulez. Vous y êtes vous-même pour quelque chose. J’ai tort de vous dire cela ; je touche là une triste corde. Mais moi aussi, je vous dis tout. Le spectacle d’un fils que n’est pas pour sa mère ce qu’il doit être m'a tellement blessé que cela a tourné au profit de la mienne ; et je suis devenu, pour elle, plus soigneux, plus affectueux qu'auparavant. Il est vrai qu'elle et mes enfants avaient un très vif désir de ce voyage. Il m'a plu de leur donner ce plaisir. Je n'ai pas perdu ma bonne intention. Ils sont dans le ravissement.
Je mentirais, si je ne disais pas que je prends aussi quelque plaisir à la vue de mes bois, de mon jardin, de ma bibliothèque, de ma serre, de mes orangers. Le soleil brille ce matin ; ses rayons percent avec éclat une vapeur légère et fine qui flotte encore sur les bois et les près, les plus verts du monde. C’est charmant. Mille fois moins charmant qu’un moment près de vous, une parole, un regard de vous. Croyez-moi dearest, car je vous dis tout. Ne soyez pas jalouse de mon plaisir d’ici ; il ne le mérite pas. Mais pardonnez-moi de le sentir.
Puisque le mot de jalousie est venu là, sachez que vous êtes vous dans ma maison, pour ma mère surtout un objet d'immense jalousie. Si je n'étais pas venu ici elle aurait été parfaitement convaincue que vous seule en étiez la cause. Vous la comprendrez et vous ne lui en voudrez pas. Vous avez le cœur si juste ! Gardez-moi pourtant tout ce que vous m’avez montré le jour où vous m’avez dit qu'avec moi seul vous n'aviez ni justice, ni impartialité. Je déraisonne. Je vous demande les contraires. Oui, je vous les demande, bien sûr de vous en récompenser amplement. Je ne crains jamais d'être en reste avec vous.
Le 26. Politiquement soyez tranquille. Le jour où mon absence aura un inconvénient réel je partirai sur le champ. Je suis très attentif à cet égard. Je ne vous retire point la question d’un Ambassadeur à envoyer à Madrid. Si elle vient, elle me ramène le lendemain. Dans la nuuit de samedi à dimanche, à Evreux, à une heure du matin, le directeur de la poste m'a réveillé pour m’apporter une lettre du Ministre de l’Intérieur, disait-il. J’ai cru que j'étais rappelé à Paris. Ma première, bien première impression a été de plaisir, de plaisir pour Beauséjour. Il n’y avait point de lettre de Duchâtel. C’était tout bonnement des papiers que Génie m'envoyait et qui auraient fort bien pu attendre mon réveil. Il y avait pourtant une lettre du Roi. Bonne à voir, tant elle montre son sincère éloignement pour le mariage Espagnol, son vif désir de s’entendre avec l'Angleterre, et son humeur de ce brouillard si épais de préjugé, de méfiance et de crédulité qu'il ne peut parvenir à dissiper. Je vous quitte pour lui écrire. Je vous reviendrai quand la poste sera arrivée. Adieu. Adieu. Cent fois, adieu.
10 heures
Que j’aime le N °31 ! Si Oudinot a passé à Copenhague je ne comprends pas qu’il n'aille qu'à Ems ou à Vienne et s’il n’y a pas passé, je ne comprends pas où St. Priest a pris ce qu’il m'a dit. Oudinot n'aurait-il voulu aller à Pétersbourg qu'en cachette pour porter lui-même ses regrets à l'Empereur et revenir aussitôt. Ce serait bien galant. On écrit de Madrid qu'Aston fait ses préparatifs de départ. Vous me renverrez ce que je vous envoie. Adieu. Adieu. Il faut que j'écrive au Roi, à Désages et à Génie. Adieu. Au 26.
Ni brigands, ni accidents, ni maladies.
Mots-clés : Conditions matérielles de la correspondance, Diplomatie, Discours autobiographique, Enfants (Benckendorff), Enfants (Guizot), Famille Guizot, Mariages espagnols, Parcs et Jardins, Politique (France), Relation François-Dorothée, Relation François-Dorothée (Dispute), Vie domestique (François)
4. Val-Richer, Mardi 15 août 1843, François Guizot à Dorothée de Lieven
7 heures du matin
Quel ennui d’être loin ! J’aurais mille choses à vous dire, votre avis à prendre, car j'ai besoin de votre avis. Il n'y a pas moyen d’écrire tout cela. J’ai une première réponse de Londres, une première conversation de Chabot avec Aberdeen, des hésitations, des embarras, des pusillanimités, des susceptibilités, des prévoyances, des méfiances à l'infini, et à travers tout cela, un désir sincère de s’entendre avec nous, un fort instinct que cela se peut, qu’il n’y a que cela de sensé que c'est pour eux, le seul moyen de sortir d'une mauvaise situation. Et c'est de si loin que j’ai à traiter avec toutes ces impressions, toutes ces nuances de dispositions qui seraient déjà bien assez difficiles à manier de près !
L’estafette m'a réveillé à 2 heures et demie J’écris depuis ce temps-là au Roi, à Chabot, à Génie. Je viens de renvoyer l’estafette et je vous écris à vous, pour me rafraîchir. J'étais venu ici pour me promener, et ne rien faire. Ce n’est pas le tour que je prends. Je me suis beaucoup promené hier. J’ai arrosé mes fleurs. J'en ai beaucoup et de charmantes, des raretés. Vous les aimeriez. Ce matin, il y a un brouillard immense. Il enveloppe tout. Il fera très beau à
Midi. Vous n’avez nulle raison d'être inquiète ; mais vous avez grande raison de m’aimer plus que jamais et de me le dire. Mon plaisir à l’entendre mérite tout ce que vous voudrez. Je crois aussi que Salvandy acceptera Turin. Pourtant il n’y a jamais à compter sur les esprits mal faits, et mal faits surtout par la vanité. Ils déjouent toute prévoyance. Je vais faire ma toilette en attendant la poste. Puis j’essaierai de dormir un peu. Je m'étais couché hier avant 10 heures. Mais de 10 heures à 2 heures et demi, c’est trop peu de sommeil.
10 heures et demie. C’est charmant deux lettres. Oui, il y a, en ce moment, un inconvénient réel à être loin et très probablement je n'attendrai pas, le 26. N'en dites rien à personne. Je suis frappé d'Espartero faisant un manifeste donc n'abandonnant pas tout-à-fait la partie. On fera de lui, si on veut, un instrument d'intrigues en Espagne, et on le voudra, si nous ne nous accordons pas. Tout cela a besoin d'être conduit avec une grande précision et heure par heure. Je suis bien aise que vous ayez reçu une lettre de votre frère. Il paraît certain que l'Empereur ira à Berlin. On l’y attend. Bresson me mande que M. de Bülow est revenu en très bon état. Je vous quitte pour Génie à qui j’ai plusieurs choses à dire. Adieu. Adieu. Soyez charmante tous les jours, Adieu. G.
Val-Richer, Vendredi 20 juillet 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
2 heures
J'arrive. Point de lettre de Richmond. Ce n’est pas encore une inquiétude ; mais c’est un mécompte. Je suis sûr que le retard n’est pas de votre fait. Quelque curieux probablement. On me dit qu’il faut prendre garde au nouveau directeur de la poste de Lisieux. Je n'y prendrai point garde. On lira mes lettres si on veut. On y trouvera peut-être quelque amusement, peut-être même quelque profit. On n’y trouvera rien que je sois bien fâché qu’on ait lu. Si j’avais quelque chose à vous dire que je tinsse vraiment à cacher, je saurais bien vous le faire arriver autrement que par la poste. Faites comme moi. Ne nous gênons pas en nous écrivant. Nous n'avons aucune raison pour nous gêner, et nous avons assez d’esprit pour nous ingénier, si nous en avions besoin. Les gens d’esprit sont toujours infiniment plus francs et plus cachés que ne croient les sots.
J’ai passé ce matin du Havre à Honfleur, par une mer encore grosse. J’ai trouvé à Honfleur la calèche qui m’attendait, et je suis venu ici en quatre heures à travers la pluie sans cesse traversée par le soleil.
Ma maison et mon jardin sont en bon état, comme si j’en étais sorti hier. Des fleurs dans le salon, et dans la bibliothèque ; mes journaux sur mon bureau, les allées nettoyées les parquets frottés. Cela m’a plu et déplu. Tant de choses m'ont rempli l'âme depuis que je ne suis venu ici ; je ne puis me figurer qu’elles n'aient laissé ici aucune trace. Et puis cette tranquillité tout autour de moi, cette non interruption du passé et de ses habitudes, cela me plaît, et même me touche, car je le dois aux soins affectueux de deux ou trois personnes, amis ou serviteurs, qui ont pris plaisir à tout conserver ou remettre en ordre, et qui m’attendaient à la porte. J’ai rencontré beaucoup d'affection en ma vie ; je voudrais en être assez reconnaissant.
Je me suis vanté trop tôt hier en vous disant que je n’avais rencontré dans l’accueil du Havre rien d’agréable, ni de désagréable, de la déférence dans l’indifférence. Cela a un peu changé deux heures aprés. Cinquante ou soixante gamins se sont réunis sous les fenêtres de l’auberge où je dînais, et se sont mis à crier : « à bas Guizot ! » et à siffler. Cinquante à soixante curieux ou plutôt. curieuses se sont attroupés autour d’eux. Pas l’ombre de colère ni de menace ; une curiosité mécontente de ce que je ne paraissais pas entendre les cris, et une petite démonstration malveillante organisée par le journal rouge de la ville qui l’avait annoncée le matin en annonçant mon arrivée. J'ai dîné tranquillement au bruit de ce concert, et je suis descendu dans la rue pour monter dans la voiture qui devait me reconduire à l’auberge où je couchais. J’ai trouvé autour de la voiture une douzaine de gentlemen qui en écartant les gamins, l’un m’a dit d’un très bon air : " M. Guizot, nous serions désolés que vous prissiez ce tapage pour le sentiment de la population de notre ville ; ce sont des polissons ameutés par quelques coquins. Non seulement nous vous respectons tous ; mais nous sommes charmés de vous voir de retour et nous espérons bien vous revoir bientôt où vous devez être. " Et ses compagnons m’ont tous serré la main. Les gamins étaient là, et se taisaient. Je suis rentré chez moi, et une demi-heure après, j’y ai vu arriver ce Monsieur qui parlait bien avec cinq autres, qui venaient me renouveler leur excuses pour la rue et leurs déclarations pour eux-mêmes. L’un était le colonel de la garde nationale du Havre, l'autre le capitaine des sapeurs pompiers, deux commissaires de police de la ville et deux négociants. C'était une petite représentation de l'état du pays, les polissons aux prises avec les honnêtes gens, les vestes avec les habits. Et moi entr’eux. Cela n’avait pas la moindre gravité en soi, beaucoup comme symptôme. Rien n’est changé et je ne suis point oublié. Ce matin, sur le bateau du Havre à Honfleur, les gentlemen étaient en grande majorité et m'ont fait fête. On parlait du tapage d’hier soir. J’ai dit que j’avais trouvé au Havre des gamins et des amis. Quelqu’un m’a dit : " C'est comme partout, Monsieur ; mais soyez sûr que les amis dominaient. " A Honfleur, première ville du Calvados, plus de partage ; on est venu me voir dans le salon de l’auberge où je me suis arrêté un quart d’heure, et on a crié : " Vive Guizot ! " dans la rue quand je suis monté en voiture. Ce pays-ci est bien animé, et bien prompt à saisir les occasions de le montrer. Je n’en suis que plus décidé à rester bien tranquille chez moi. Il n’y a absolument rien de bon à faire, et ma position est bonne pour attendre.
J’ai eu au Havre d’autres visites encore Poggenpoll et Tolstoy. Poggenpol est la première personne qui soit entrée chez moi et avec un empressement, un air de plaisir à me revoir que je n'avais pas droit d'attendre. Tolstoy est venu le soir ; il était là pendant la visite des gentlemen amis. Il se trouve très bien à Ingouville, et compte y rester jusqu'à la fin de novembre. Très affectueux et vraiment très bon. Ses enfants sont à merveille. Je lui ai donné vos nouvelles de Pétersbourg et de Hongrie. A demain quelque chose de mes conversations avec les visiteurs de Paris.
Samedi 21, 9 heures
J’ai très bien dormi. J'en avais besoin. Mes bois et mes près sont vraiment bien jolis. Que n'êtes-vous là ? Je viens de relire encore votre lettre de mercredi, si tendre. Je compte bien en avoir une ce matin qui vaudra peut-être celle de Mercredi, mais pas mieux.
Je reviens aux visiteurs de Paris. Les deux principaux décidément très favorables au Président. On ne dit rien de l'avenir. Personne n'en peut rien prévoir, et n'y peut rien faire aujourd'hui. Pour le présent, et pour un présent indéfini, le président est à la fois unique et bon, seul possible pour l’ordre et vraiment dévoué à l’ordre. Point faiseur, point vain, silencieux, autant par bon sens que par peu d’invention et d'abondance d’esprit, entêté, fidèle, très courageux, ayant foi en sa cause et en son droit étranger en France, un vrai Prince Allemand. Partout les honnêtes gens se rallient à lui, et prennent confiance en lui. Mais ils n'en ont pas plus de confiance dans l'ensemble des choses et dans le régime actuel. Régime impossible et qui empêche qu'aucune prospérité, aucune sécurité, aucun crédit, aucun avenir ne recommence. Rien ne recommence en effet. En toutes choses chaque jour, on fait tout juste le nécessaire. Une société ne vit pas de cela. Il faut sortir de cet état. Quand ? Comment ? Le probable aux yeux de la raison, c'est qu’on ira comme on est jusqu'aux approches, des deux élections de l'Assemblée et du Président, et qu'alors on prendra son parti, un parti inconnu, plutôt que de subir une nouvelle épreuve du suffrage universel. Mais ce n'est pas là le probable en fait. Les choses vont plus vite dans le pays-ci. La souffrance, l’impatience et la défiance sont trop grandes. Il arrivera quelque incident qui déterminera quelque acte décisif. Peut-être une prolongation pour dix ans de la présidence, et une refonte de la constitution. Deux choses seulement peuvent être à peu près affirmées ; que la phase actuelle, la phase présidentielle n’est pas près de finir, et qu’elle ne restera pas comme elle est aujourd’hui. Ceci vous conviendra assez ; ce n'est pas bien loin de votre prévoyance, en voyant de loin.
L'impression générale de mes visiteurs surtout du Duc de Broglie toujours très sombre. Moins sombre pourtant au fond de son âme que dans ses paroles. Je reviendrai sur les détails, et sur les autres dires. J’ai trois ou quatre lettres d'affaires à écrire et le facteur qui va arriver ne m'attendra pas tout le jour, si je veux, comme jadis. Cependant il est convenu qu'il attendra une heure chez moi. Cela me suffit. Adieu. Adieu.
Je vous dirai encore un mot, quand j'aurai votre lettre.
Dix heures et demie Voilà votre lettre de jeudi bien bonne, bien douce. Mais, pour Dieu, ne soyez pas malade. C’est à quoi je pense sans cesse. A vous toujours, à vous souffrante, beaucoup trop souvent. Adieu. Adieu. A demain, hélas, seulement pour vous écrire. Adieu. G.
Val-Richer, Lundi 30 juillet 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures et demie
Je me lève tard. J’ai très bien dormi, quoique réveillé par le bruit de la pluie, point d’orage, mais des ondées fréquentes et violentes. Les agriculteurs ne s'en plaignent pas. Moi je trouve que cela me gâte mes allées et mes fleurs, sans compter mon goût pour le beau temps et le soleil. Les petits intérêts et les petits plaisirs de la vie ont cela de singulier qu'on les sent et qu’on sent en même temps leur petitesse. Je m'occupe et je jouis de ce qui se passe dans ma maison et dans mon jardin, mais sans la moindre illusion sur le peu que cela me fait. Toutes les petites pièces ont beau être remplies. Les grandes, ou la grande, n'en restent pas moins vides. C'est comme si on ne vivait qu'à la peau. Je bois des eaux de Vichy. Je me suis senti quelques velléités de calculs biliaires. Deux verres d’eau de Vichy par jour m’en débarrasseront. C'étaient des velléités lointaines et sourdes. Dans les trois ou quatre premiers jours de mon arrivée, j'ai eu aussi un peu d’émotion dans les entrailles, un certain sentiment d'une influence atmosphérique différente. J'ai été très attentif dans mon régime de nourriture. Il n'en est plus question du tout. Je me porte très bien.
Je suis jour par jour dans le Galignani, la marche du choléra à Londres et en Angleterre. On ne cite jusqu'ici, à peu près point de noms. Je vous demande positivement, instamment en grâce, pour peu que vous vous sentiez indisposée d'envoyer chercher M. Guéneau de Mussy (26 Maddox-Street. Regent street) Vous le croirez ou vous ne le croirez pas vous lui obéirez ou vous ne lui obéirez pas mais voyez-le et entendez le en même temps que vos médecins anglais. Je le crois un excellent médecin, et je suis sûr que l'homme ne vous dégoûtera pas du médecin.
Curieux spectacle que ce mouvement d'opinion en Angleterre, en faveur des Hongrois. Mouvement naturel, car les Anglais, sont toujours portés à prendre intérêt aux causes libérales. Et factice car ils ne savent pas du tout de quoi il s'agit en Hongrie ni si c’est vraiment une cause libérale ; ils sont remués aveuglément par quelques mots, et par quelques hommes qui n’en savent pas plus qu'eux, ou qui veulent tout autre chose qu'eux. Il y a bien des manières d'être un peuple d’enfant. Et tout cela est l'ouvrage de Lord Palmerston et de la Chambre des communes. Si la politique de Lord Palmerston était bonne ou si la vérité avait été dite dans la Chambre des Communes, la nation anglaise penserait et sentirait autrement. Quand l'Angleterre juge ou agit mal, ce sont toujours les chefs qui sont coupables car elle a assez de bon sens et d’honnêteté pour juger et agir bien si ses chefs lui montraient la voie. Mais elle n’en a pas assez pour trouver à elle seule la vraie voie, et pour y faire marcher ses chefs, surtout en matière d'affaires étrangères, qu’elle voit de si loin et dont au fond, elle se soucie si peu.
Onze heures
Quelle désolation! J'avais le présentiment que la lettre d’aujourd’hui me désolerait. Et je n'en aurais pas demain ! Mais je ne ne pardonne pas de penser à moi. C’est de vous qu’il s’agit, si vous pouviez être un peu moins troublée ! Si je pouvais vous envoyer, vous apporter un peu de calme et de courage ! Je suis disposé à approuver Brighton. Avez-vous quelque nouvelle de ce qui s’y passe en fait de choléra ? Si le mal se répand et augmente, quittez l’Angleterre. Il n’y en a presque plus en France. J’espère que vous aurez vu M. Guéneau de Mussy. Il va souvent à St. Léonard, mais il n’y habite point. Il est de bon conseil, et même de ressource au besoin. Que je voudrais être à après-demain. Adieu. Adieu. Dearest, si j'étais là, vous auriez moins peur. G.
Val-Richer, Jeudi 9 août 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
7 heures
Vous me manquez bien. J’écris mon Discours sur l’histoire de la révolution d'Angleterre. Voici mon idée principale exprimée dans le premier paragraphe : « Je voudrais recueillir les enseignements que la Révolution d’Angleterre a donnés aux hommes. Elle a d’abord détruit, puis relevé et fondé en Angleterre la monarchie constitutionnelle. Elle avait tenté sans succès d'élever en Angleterre. La République sur les ruines de la Monarchie ; et cent ans à peine écoulés ses descendants ont fondé la République en Amérique, sans que la monarchie, par eux vaincue au-delà des mers, cessât de briller, et de prospérer dans ses foyers. La France est entrée à son tour, et l’Europe se précipite aujourd’hui dans les voies que l'Angleterre a ouvertes. Je voudrais dire quelles lois de Dieu et quels efforts des hommes ont donné, en Angleterre à la Monarchie constitutionnelle, et dans l’Amérique Anglaise à la République, le succès que la France et l’Europe poursuivent jusqu'ici vainement ,à travers les épreuves mystérieuses des Révolutions qui grandissent ou égarent pour des siècles l'humanité."
Vous entrevoyez ce qui suit : l'exposé à grands traits des causes qui ont fait que la Monarchie constitutionnelle a réussi en Angleterre, et la République aux Etats-Unis d'Amérique, et que ni l’une ni l’autre ne réussit parmi nous. Cela peut être frappant. Mais je n’ai pas une âme avec qui échanger, sur ceci une idée. Vous n'êtes ni bien savante, ni bien littéraire ; mais vous avez l'esprit juste et exigeant dans le grand, soit qu’il s’agisse d’écrits ou d'actions. Vous voyez tout de suite tout l'horizon, et vous n'y voulez pas un nuage. C'est là ce qui est rare et indispensable. Vous m'êtes indispensable. Heureusement nous nous serons rejoints avant que j'aie terminé et publié mon Discours. Ne montrez, je vous prie, à personne ce premier paragraphe.
Voilà la pluie. Savez-vous pourquoi elle me contrarie le plus ; pour mes allées dont elle entraine le sable. J’aime que mes allées soient bien tenues, et je ne peux pas les faire réparer tous les matins. J’ai passé hier ma matinée à Lisieux à faire des visites, très paisiblement dans les rues et très amicalement dans les maisons. Beaucoup d'accueil bienveillant et pas un mot hostile ; sauf cette phrase que j'aie vue écrite au charbon sur un mur : « Peuple, garde-toi de Guizot ; il revient pour être encore le maître. » Il est en effet question de me nommer au conseil général. Par un singulier hasard le membre du Conseil, pour le canton où est situé le Val Richer est mort quelques jours avant mon arrivée. J'ai dit aux personnes qui sont venues m'en parler, que si j'étais nommé spontanément presque unanimement, j'accepterais ; mais que je ne voulais pas être nommé autrement, ni porté si on n’était pas sûr que je le serais ainsi. Je ne pouvais répondre autrement. Je crois que je ne serai ni nommé, ni porté. En tous cas soyez tranquille ; il n’y aurait pas l’ombre de danger pour moi à Caen pas plus qu'à Lisieux. Les dispositions y sont les mêmes. La Normandie est évidemment la province de France la plus sensée.
10 heures et demie
Certainement il faut que M. Guéneau de Mussy vous ramène. Personne ne le vaudra. Il reviendra en septembre. J’ai une longue lettre de lui, il me parle beaucoup de vous, de votre santé. Je vous dirai ce qu’il me dit. Galant homme de l’esprit et du dévouement. Mad. Lenormant a gagné son procès. Elle reste seule et absolue maîtresse des papiers de Mad. Récamier. Défense à Mad. Colet et à tout autre d'en rien publier. C'est un arrêt moral et qui arrêtera bien de petites infamie. Adieu, adieu, dearest, Adieu donc. G.
Broglie, Dimanche 16 septembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai un soleil superbe, un beau gazon, une belle vallée, et une belle forêt devant mes yeux. Je voudrais vous envoyer cela. C'est moins bien tenu que Richmnond. La Tamise n’y est pas et la main de l'homme y a moins fait. Mais la nature est aussi riante, et plus grande. Personne que nous ici, et un ancien député conservateur, M. Galos, beau-frère de Piscatory, galant homme, réactionnaire ardent, que ma conversation relève un peu de l'abattement où le jette celle du Duc de Broglie. Je crois que Piscatory viendra la semaine prochaine. Ils ont cru un moment qu'ils convoqueraient l’assemblée. Mais il n’en sera rien. Le Cabinet fait de son mieux pour ne pas se disloquer et le public l’y aide. Le plus probable paraît toujours une modification partielle ; MM. Benoît. Piscatory et Daru entrant aux finances à la Marine et aux travaux publics à la place de MM. Passy, Tracy et Lacrosse. Ne prenez pas cela pour ma propre opinion. Je n'en sais rien. C'est ce qu’on me dit.
Voilà votre lettre. Je ne vois et n’entends rien, absolument rien, qui confirme ce que Lord Normanby attribue au Gal Changarnier, sur une nouvelle bataille dans les rues. Tout le monde dit toujours que tout est possible. Mais personne ne croit à cela. C'est le procès des Ledru Rollin, Felix Pyat &&, annoncé à Versailles pour le 10 octobre, qui fait dire ou supposer ce que mande Lord Normanby. Et en effet, il se pourrait bien que les rouges, à cette occasion, fissent un peu de train. Mais les forces sont énormes à Versailles comme à Paris, et je ne puis découvrir aucune inquiétude, tant soit peu sérieuse de ce côté. Sachez bien que la position de Lord Normanby est plus ridicule qu’elle nait jamais été. Sauf ce qu’il dit de la part de l’Angleterre, personne ne le prend une minute au sérieux lui-même, ni ce qu’il dit ; ni ce qu’on lui dit. Le Marquis Italien est son nom populaire. Et les Italiens n’ont pas grandi depuis dix-huit mois. Ni les marquis. Les intrigues intérieures, du Cabinet à propos de l'affaire de Rome, les lettres, réponses, répliques, contre lettres de tout le monde, et la santé de M. de Falloux, voilà les seules choses qui préoccupent le public qui s’occupe d'autre chose que de ses affaires privées. Le Duc de Broglie persiste à croire que de tout cela, il ne sortira pas même une vraie crise ministérielle. Et je vois qu’il n’est pas seul de son avis car je lis dans une lettre d’un correspondant assez spirituel au journal Belge l’Emancipation : " La question romaine est déjà bien loin. Ce n'est plus de la guerre que l’on s'effraye ; c’est d’une crise à l’intérieur. Allons, vite, qu’on s'embrasse ; voilà ce que c’est que de trop parler. On a failli se brouiller pour avoir dit que l'on était d'accord. Dans les temps où nous vivons, il est bien permis de s'injurier de se diffamer de se calomnier, de se renier, de se trahir. Mais ce n’est pas une raison pour se brouiller. Au contraire." Du reste, je regarderai avec soin du côté où l'on vous montre un point noir.
Adieu. Adieu. Demain est encore un bon jour. Mais après-demain mardi, rien. Adieu. Adieu G.
Val-Richer, Dimanche 7 octobre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
Cinq heures
Je viens d'écrire à M. Gréterin. Vous reviendrez donc bientôt. Quel bonheur de vous ravoir en France, de ce côté-ci du Canal ! Vous y resterez tranquillement. Pas de guerre et pas d'émeute. Mon optimisme naturel, et que je retrouve bien de temps en temps, m'inspire cependant, moins de défiance parce que je n'espère pas grand-chose. Ce ne sont pas les perspectives brillantes qui me cachent les sombres. Un repos bas et précaire, voilà l'avenir que j’attends. Pour longtemps. Je sais qu'à la rue St Florentin vous vous en contenterez.
Je suis bien fâché du bien mauvais article des Débats de ce matin sur l'Empereur à propos de Constantinople. Les journalistes ne se refusent jamais le plaisir des moqueries, et des bravades, quel qu’en soit l’inconvénient. C’est pitoyable et déplorable. Il était si facile de parler de cela convenablement et avec des paroles encourageantes au lieu de paroles blessantes ! Où ont-ils pris celles qu'ils attribuent à l'Empereur ? Mais tout cela donne bien lieu de penser que l'affaire n’ira pas loin.
Ce que Lord John vous écrit est très sensé. A moins qu’il n’y ait l’arrière pensée dont je vous ai parlé, c'est une grosse faute. Et la faute est grosse même avec l’arrière-pensée, car elle change (je reviens à mon expression) le courant de l'opinion Européenne sans motif et sans profit suffisant. Encore un exemple du peu d'esprit des poltrons même gens d’esprit ; le douaire de Mad. la Duchesse d'Orléans. Passy et Dupin ont espéré escamoter l'affaire en la faisant très petite et la fourrant parmi d'autres. Ils se sont attiré un échec qui est un désagrément pour Mad. la Duchesse d'Orléans, et qui y fera regarder de beaucoup plus près. Il fallait présenter cela la tête haute comme l'exécution d’un traité et l'accomplissement d’un devoir honteusement retardé. C’est la vérité et c'était aussi le moyen de succès.
Qu'y a-t-il de vrai dans le remplacement du Prince de Schwartzemberg par M. de Schmerling et qu’elle en serait la valeur ? M. de Schmerling était, si je ne me trompe, le plus Autrichien des Autrichiens à Francfort. Ce ne serait pas là un signe qu'on est près de s'entendre avec la Prusse sur les Affaires Allemandes. Le renvoi de notre Ministre à Washington n'a d'autre gravité que celle d’un gros désagrément pour la République qui, après avoir eu le tort d'employer M. Poussin, a eu celui de ne pas le rappeler à temps. Je ne le connais pas ; mais j’ai entendu dire que c’était un étourneau prétentieux et grossier.
Lundi 6 oct. onze heures
Je compte bien que votre lettre me dira que vous avez reçu les miennes. Mais j'ai peur qu’elle n’arrive une demi-heure plus tard. Il pleut par torrents continus. Hier, mon pré dans la vallée était un parfait étang, se déchargeant par je ne sais combien de cascades. J’ai pris mon parti de ne plus me soucier de mes alleés pour cet automne.
J’attends la semaine prochaine Madame Austin qui vient passer trois semaines chez moi pour traduire, mon discours sur l'histoire de la révolution d’Angleterre. Il doit paraître en Anglais à Londres, le même jour qu'en Français à Paris. Voilà votre lettre. Bien troublée et bien courte. On a beau dire et vous avez beau craindre. La guerre ne sortira pas de là. Adieu. Adieu.
Val-Richer, Dimanche 28 octobre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
7 heures
J’ai devant moi, sur mon jardin et ma vallée un brouillard énorme, pas anglais du tout, bien brouillard de campagne normande. Il fera beau à midi. Les bois, par ce beau soleil étaient charmants il y a quelques jours ; toutes les nuances possibles de vert, de rouge, de brun, de jaune. A présent, il y a trop peu de feuilles. Dans quinze jours, il n'y en aura plus. J’irai chercher à Paris autre chose, que des feuilles. Je vous y trouverai. Et puis, quoi ? J'ai beau faire ; je ne crois pas à l'Empire. Et pourtant, on ne sortira pas de ceci en se promenant dans une allée bien unie.
J’arriverai à Paris sans avoir fini mon travail. Il sera très près de sa fin, mais pas fini. Il me plaît, et je crois qu’il m'importe. Je ne veux le publier que bien et vraiment achevé. J'aurai besoin, chaque jour, pendant trois ou quatre semaines de quelques heures de solitude. Je les pendrai le matin, en me levant. C'est mon meilleur temps. Je ne recevrai personne avant 11 heures. On me dit que j'aurai bien de la peine à me défendre, qu’on viendra beaucoup me voir. Amis et curieux, tous oisifs. Je me défendrai pourtant. Je veux garder pleinement mon attitude tranquille et en dehors. Je n'ai rien à faire que de dire, quelquefois et sérieusement, mon avis.
Que signifie le retard prolongé de Pétersbourg ? C'est plutôt bon, ce me semble. Les partis pris d'avance sont prompts. Avez-vous fait attention aux lettres du correspondant du Journal des débats, de Rome, leading article. Je connais ce correspondant. On finira par s’en aller de Rome, purement et simplement. La question de Rome ne peut être résolue qu'Européennement. Il faut que Rome redevienne une institution européenne. Elle était cela au moyen âge. C'était les Empereurs et les rois d’Europe qui intervenaient sans cesse dans les rapports du Pape avec l’Italie, et qui les réglaient après les grands désordres. Il y avait des révolutionnaires dans ce temps-là comme aujourd’hui et ils chassaient aussi le Pape. La non-intervention dans les affaires du Pape est une bêtise que l’histoire dément à chaque page. Seulement l’intervention est obligée d'avoir du bon sens. On est intervenu pour le Pape, et maintenant on voudrait faire à Rome autre chose qu’un Pape. J’espère que le Général d’Hautpoul qu’on y envoie, sortira un peu de l'ornière où l'on est. C’est un homme sensé, et un honnête homme. En tout, les militaires se sont fait honneur là, généraux et soldats. Il faut qu’il s’en trouve un qui ait un peu d’esprit politique. J’ai oublié hier ceci ; matelas et non pas matelat.
Midi
M. Moulin (un des meilleurs de l’assemblée) m’arrive pour passer la journée avec moi. Votre lettre est bien curieuse et d'accord avec ce qu’il me dit. Adieu, Adieu. Adieu. G.
13. Val-Richer, Lundi 14 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n'ai pu vous écrire hier ; le service de mon facteur n'était pas encore arrangé. Rien ne se ressemble moins en effet que le Val Richer et Schlangenbad. Je suis seul ici, avec mon fils, et mes paysans (le mes est très abusif), qui me racontent leurs tristesses ou leurs espérances de récolte. Il pleut. Mes fleurs, qui en ont joui d’abord, en souffrent aujourd’hui. Mais, même avec la pluie ce séjour me plaît, après la société de ceux que j’aime, ce que j’aime la mieux c’est ma liberté, et mon loisir. Rien ne m'ennuie plus que de vivre à la merci des indifférents.
Quoique j'eusse fait fermer ma porte le jour de mon départ, j’ai vu assez de monde, Duchâtel, Montebello, Vitet, Salvandy, Mallac, Armand Bertin. On croyait assez à un remaniement de Cabinet qui mettrait Persigny aux affaires étrangères, et ferait rentrer Morny, Fould et Rouher. On arrangeait une bonne occasion. Le Président devait gagner au Conseil d'Etat, demain mardi, la question du conflit. On savait le compte des voix, 9 contre 7 après ce succès, il devenait généreux ; il réglait à nouveau ou faisait régler par le conseil d'Etat l'affaire des biens de la maison d'Orléans, modérément, équitablement en assurant les droits des créanciers et ceux de sa sûreté à lui, aussi bien que ceux des propriétaires. Cela fait, tout était facile. Le public était satisfait et les hommes capables redevenaient ministres. Voilà l’utopie.
Le Président se trouverait en effet très bien d’agir ainsi ; il s'ôterait un fardeau fâcheux, et se donnerait une meilleure administration. Je ne crois guère aux Utopies. Non pas pour toujours, mais pour quelque temps, ce n’est peut être pas tout à fait une utopie que de se promettre un peu plus de retenue de la part des journaux étrangers. Si on leur fait craindre de voir leurs correspondants expulsés de Paris. Ce serait en effet pour eux un grand inconvénient. Ils finiraient par le surmonter ; ils trouveraient d’autres moyens d'information, et en dernière analyse, ils n'en seraient que plus violents contre le pouvoir qui les aurait ainsi maltraités. Mais au premier moment, et pour échapper à cet embarras, ils lui feraient probablement quelques concessions.
Le langage du Times, et même du Morning Chronicle, l'indique un peu. Comme expédient, l'expédient est assez bien imaginé. Je regrette bien que l’Autriche et la Prusse ne se mettent pas d'accord sur la question douanière. Il n’y a qu’une seule mauvaise chance pour la paix de l'Europe, c’est le défaut d’union entre les grandes puissances. Mais si cette chance là se laisse entrevoir les partis révolutionnaires l'exploiteront infailli blement. Ils ont autant de verse que d’ardeur. Et qu’on ne se fasse point d'illusion ; le venin révolutionnaire n'éclate et ne circule plus en ce moment ; mais il subsiste et il s'amasse. Le bon parti n’a pas de marge pour faire des fautes ; le mauvais en a pour attendre.
Adieu, Princesse. J’ai pris quelque soin pour avoir des nouvelles de Paris ; mais ne comptez pas sur moi. Je serai très stérile. D'ailleurs le free trade n’est pas, en ce moment, aussi à la mode pour l’esprit que pour la matière. Adieu, adieu. Ma fille va bien. Elle viendra me retrouver dans les premiers jours de Juillet et sa soeur la précèdera de quelques jours. Adieu. G.
N°31. Val-Richer, Dimanche 4 juillet 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Il n’est pas huit heures ; le temps est magnifique ; pas un nuage ; le soleil déjà chaud ; assez d’air pour qu’il ne soit pas trop chaud, je viens d’errer une demi heure dans mon jardin, très doucement. J’aimerais mieux y être avec vous ; mais vous n'en jouiriez pas aussi tranquillement que moi. J'oublie beaucoup ce qui se passe hors du cercle de ma vie et de ma vue ; je n’y ai rien à faire, et le spectacle ne m'en plaît pas.
Je ne suis pourtant pas aussi irrité que Molé qui m'écrit " ce n’est pas la faute des circonstances, s’il n’y a rien à faire, c’est la faute de l'abâtardissement des âmes, c'est défaut de courage, c’est enfin ce trait caractéristique de la décadence d’une nation qui lui fait accepter le repos de toute main à toute condition, et réserver ce qui lui reste d’énergie pour se préserver de tous les hasards de l'action. Pardonnez moi cette boutade ; je suis las de tout comprimer."
Je la lui pardonne de tout mon cœur. Il en veut beaucoup à l'abbé Gaume et à tous ces ultra-dévots qui ne veulent pas qu’on apprenne le Latin et le Grec dans les auteurs païens ! Je me laisserais croire Mahométan me dit-il, plutôt que tolérant pour de pareilles absurdités.
J’ai reçu hier du Père Ravignan une admirable lettre sur ce sujet ; il y est aussi prononcé que vous et moi. Il m’apprend en même temps que tout son ordre, y compris le Général est dans les mêmes sentiments. Je vous envoie ce qu’on m'écrit, comme si je savais quand et où cela vous arrivera. C’est un ennui d'écrire au hasard ; je me figure ma lettre courant après vous et vieillissant à la peine.
J'oubliais la dernière phrase de Molé : " Comment se porte la Princesse ? Quand revient-elle ? Malgré ses promesses, elle ne m’a pas écrit. "
11 heures
Je fais ce que vous me dites. J'adresse cette lettre-ci à Paris où elle vous attendra au moins trois jours. Je ne vous écrirai pas demain, à moins de contr'ordre. Adieu, Adieu. Je suis charmé que vous soyez de cœur, si contente de votre voyage. Adieu. G.
Val-Richer, Samedi 17 mai 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
9 Heures
Le beau temps continue. Je me suis promené hier tout le jour. Ce matin il fait déjà chaud. Je voudrais vous envoyer pour dîner demain soir votre salon, une vingtaine de mes belles tulipes. Vraiment très belles, des combinaisons infinies de toutes les nuances, de toutes les couleurs.
C’est un singulier effet de ne voir personne et de n'entendre parler de rien. Il faut vivre à la campagne, pour comprendre combien la plus grande partie, la presque totalité de la population est loin de la politique, et se doute peu de tout le monument qu’on se donne ailleurs pour disposer d’elle. Je me figure que les plus grandes tempêtes de l’océan, pénètrent aussi bien peu avant sous les eaux, et que le fond reste très tranquille pendant que la surface est si agitée.
J'attends votre lettre et les journaux. Un seul journal ; je n'ai demandé que l'assemblée nationale, et si je ne me trompe elle m’apportera un long fragment de l'éternel panégyrique de la Monarchie. Je suppose que c’est un livre que M. de Salvandy nous donne par chapitres. Puis il recueillera les chapitres pour nous donner le livre. Cela vous est assez égal.
Onze heures
C'est très bien fait de penser à moi quand je n’y suis pas. Ce sera très bien fait d’y penser et tout autant, quand j’y serai. Car j'y serai après-demain. Je pense à mon retour avec autant de plaisir que si j'étais loin de vous depuis un mois.
Merci de vos nouvelles. Je ne connais personne qui sache comme vous ramasser les miettes et en faire un bon plat. Je ne savais pas que la Duchesse de Parme eût ordre de voir les d’Aumale. On a raison de le lui prescrire. Du reste, je regrette peu, en y pensant, qu’elle n'ait pas eu cet ordre là il y a trois ans. C’était trop tôt. Il fallait du temps, et il en faut encore. Puisque entre Princes, on na pas fait l'affaire vite et qu'on l'a laissé traiter entre nous autres, autant vaut, il vaut même mieux qu'elle s'achève entre nous et que les Princes la reçoivent de nos mains. Ce sera leur faute s'ils n’y paraissent que pour accepter au lieu de faire.
On aura écrit de Paris à la Duchesse d'Orléans, sur Lady Allice. Je ne crois pas plus que vous à l'abdication de la Reine du Portugal, ni au message de Mazzini. Armand Bertin a dîné chez Paul de Ségur, avec Lasteyrie seulement. Il avait refusé l'autre. Dîner insignifiant, et plutôt triste, à ce qu’il dit. Je suis bien aise que vous soyez rentrée possession de Montebello et de Duchâtel. Adieu.
Moi, je n'ai pas même de miettes à ramasser pour vous. Adieu, adieu jusqu'à après-demain. G.
Val-Richer, Lundi 4 août 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
C’est un grand fait que la composition de la Commission permanente. C’est la preuve que le parti monarchique sensé a, quand il le veut, la majorité contre la République, les pointus légitimistes le tiers-parti et le parti Thiers coalisé. Berryer, 402 voix, Dufaure 210 ; voilà les deux vrais termes de comparaison. Qu'il en pût être ainsi, si on le voulait, je le savais ; mais qu’on l'ait voulu et fait, je n'y comptais pas. C’est un grand pas vers l'organisation d'un parti d'avenir. Avancera-t-on dans cette voie ? Nous verrons.
Les pointus Légitimistes et les Régentistes sont furieux. Ils ont raison. On a très bien fait d'admettre Changarnier. On a eu tort d'exclure M. de St Priest. Sa présence dans la commission n'eût rien fait. Son exclusion le repousse parmi les pointus légitimistes, et il a de l'influence dans tout le parti. On prétend que le Duc de Lévis parle assez mal de la visite à Claremont, et dit qu’il n’en savait rien lui avant qu'on l'ait faite. Je ne crois pas cela.
Avez-vous remarqué la réponse de la Diète de Francfort, à la protestation de la France et de l’Angleterre contre l'entrée de l’Autriche, avec tous des États dans la confédération ? C’est bien médiocre. Pourquoi se borner au point de droit, qui est évidemment le côte faible, et ne rien dire de la nécessité anti-révolutionnaire qui est la grande raison ? Vieille routine de bureau. En général, la rédaction diplomatique allemande est faible et bien inférieure à la rédaction Française, Russe ou Anglaise.
Je vous quitte pour aller faire un tour de jardin. Le temps est superbe aujourd’hui et chaud ; ce qui fera grand plaisir à mes orangers, à mes œillets, et à moi.
10 heures
Le facteur m’arrive au milieu de ma toilette et je l’interromps pour fermer mes lettres. Adieu, Adieu.
J’espère que vous n'aurez pas souvent de pareils orages pour troubler vos nuits, et je suis charmé que ma lettre sur la démocratie vous convienne. Adieu. G.
Val-Richer, Mercredi 20 août 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez ce matin que quelques lignes. Je suis pris d'une violente, migraine. Je viens de me promener trois quarts d'heure dans le jardin pour voir si le grand air la dissiperait ; mais l’air, qui est pourtant charmant, n’y fait œuvre. Je crois que je vais m'étendre sur mon lit. Il n’en sera plus question ce soir. Elles étaient bien plus fréquentes autrefois. Avec beaucoup de plaisirs l’âge emporte aussi quelques ennuis.
Vous ne lisez pas l’Univers ; il conterait ces jours-ci une lettre à Gladstone, très médiocre d’esprit et de forme, mais qui lui donnait, sur quelques uns des faits qu’il a affirmés, des démentis précis et frappants ; par exemple 1800 prisonniers dans les prisons de tout le Royaume de Naples, au lieu de 20 à 30, 000. Et le nom de chaque prison, et le nombre des détenus dans chaque prison, y sont énoncés. Le Roi de Naples et les agents ont grande raison de multiplier les renseignements. Il devrait faire offrir à M. Gladstone de revenir les vérifier lui- même.
Vous vous étiez promis des merveilles de mes lettres écrites de Paris. Vous n'y aurez pas trouvé grand chose. Je n’avais trouvé moi-même à Paris que bien peu de chose. Je n’ai eu rien de mieux à vous envoyer. Je crains bien que ma course en Angleterre ne jette, pour vous comme pour moi, un peu de trouble dans notre correspondance. C’est très ennuyeux. Je ferai tout ce que je pourrai pour l’éviter. Adieu, Adieu.
Je vais réellement me mettre sur mon lit. J’ai la tête lourde, et le cœur barbouillé. Adieu. Je ne fermerai pourtant ceci qu'après avoir reçu mon courrier.
10 heures
Je vous ai écrit mardi matin une longue lettre. Je ne comprends pas ce retard. Votre poste de Francfort est insupportable, et je ne mérite aucun reproche. Je ne vous ai pas écrit le dimanche 10, en arrivant à Paris, parce que ma lettre écrite au Val Richer la veille 9, partait de Paris pour Francfort précisément ce même jour Dimanche 10. C'était donc deux lettres qui vous seraient arrivées le même jour. Peu aurait importe si j’avais eu quelque chose de nouveau à vous dire. Mais je n'avais rien. Je suis très contrarié de votre ennui. Vous aurez certainement eu ma lettre du mardi 12, écrite en partie le lundi, tard en partie le mardi matin. Adieu, adieu.
Adieu, dearest. G.
Val-Richer, Samedi 25 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez aujourd’hui que quelques lignes. Je pars après déjeuner pour Falaise où l’on me donne un dîner choisi ; et demain Guillaume le conquérant. Il faut que je me promène ce matin dans mon jardin pour arranger mon discours, car à Falaise je n'aurai pas un moment de loisir. Vous avez bien mal traité la statue du Roi ; on m'a dit qu'elle est belle. Je suis décidé à la trouver.
La Dauphine me revient toujours depuis hier. Deux choses me touchent également ; la grandeur vertueuse, et malheureuse ; la vertu et le malheur dans une condition pauvre et obscure. Dit-on si elle a regretté de mourir, et si elle espérait beaucoup revoir en France son neveu, et aller elle-même à Saint Denis ? Je ne puis pas ne pas être sûr qu'on fera à Claremont tout ce qui convient. Je suppose qu’à Paris toute la société monarchique prendra le deuil, indistinctement.
Voilà l’arrêt au Conseil de Guerre de Lyon confirmé par le Conseil de révision et la double fermeté du Président mise à l’épreuve. Enverra-t-il à Noukahiva, M. Genti et ses complices ? Adieu.
Je vais me promener. Onze heures Je suis bien impatient de la réponse de Pétersbourg. J’espère qu'elle sera bonne et qu'elle calmera un peu vos nerfs. Que devient la lettre que le duc de Noailles devait m'écrire le lendemain ? Soyez tranquille sur Falaise. Adieu, Adieu.
Je vous écrirai demain de Falaise. Je reviendrai ici lundi matin, de bonne heure. Adieu. G.
Val-Richer, Vendredi 7 novembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le message est profondément médiocre. Mais je ne crois pas du tout que ce soit un manque de dédain pour l'Assemblée. C’est tout bonnement de la médiocrité naturelle. Les articles du Dr Véron valaient mieux. Je ne trouve pas non plus que Berryer ait bien conduit sa première attaque. Il a été long, confus et hésitant. Mais si j'étais à Paris, je ne dirais pas cela. L’esprit de critique nous domine, et nous sacrifions tout au plaisir de tirer les uns sur les autres. Sur la physionomie de ce début, je crois moins que jamais à de grands coups, de l’une ou de l'autre part. On ne disserte pas si longuement et si froidement, au moment de telles révolutions. Elles sont précédées, ou par de grands signes de passion ou par de grands silences. La montagne épousant systématiquement le Président et sa mesure, cela est significatif et pourrait devenir important. Je doute que cela tienne. Le Président n'en fera pas assez pour eux et ils ne seront jamais pour lui ce qu’il veut, sa réélection. Chacun finira par rentrer dans son ornière.
J’ai mal dormi cette nuit, pas tout-à-fait par les mêmes raisons que vous. Je cherchais deux paragraphes de ma réponse à M. de Montalembert. Ils m'ont réveillé à 2 heures ; je les ai trouvés, je me suis levé, je les ai écrits, et je me suis recouché, pour mal dormir, mais pour dormir pourtant.
Le froid commence. Il gèle fort la nuit. Je vois fumer en ce moment le tuyau de ma serre. Il n’y a plus de fleurs que là. Il est bien temps d'aller retrouver ma petite maison chaude. Je ne vous écrirai plus que trois fois. Je voulais porter d’ici à Marion une belle rose en signe de ma reconnaissance. La gelée me les a flétries. Elle a bien raison d’ajouter à votre lettre des détails sur votre santé. C’est un arrangement excellent, et dont je la remercie encore.
J’ai fait ces jours-ci quelque chose d'extraordinaire dans mes moments de repos, et pour me délasser de mon travail. J’ai lu deux romans, David Copperfield de Dickens et Grantley Manor, de Lady Georgina Fullerton. Le premier est remarquablement spirituel, vrai varié et pathétique ; plein, seulement de trop d'observations et de moralités microscopiques. Le commun des hommes ne vaut pas qu'on en fasse de si minutieux portraits. Pour mon goût, j’aime bien mieux le roman de Lady Georgina, la société et la nature humaine élevée, élégante et un peu héroïque ; mais elle a l’esprit bien moins riche et bien moins vrai que Dickens. Qu'est-ce que cela vous fait à vous qui n’avez lu et ne lirez ni l'un, ni l’autre.
Onze heures et demie
Décidément mon facteur vient plus tard ; mais peu m'importe à présent. Adieu, Adieu. Je voudrais bien que vous ne violassiez pas trop les règles de Chomel. Adieu. G.
56. Val-Richer, Samedi 7 août 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vous trouve dans une disposition de grand abattement. Je voudrais bien que vous ne vous y laissassiez pas aller. Pardonnez-moi ce ridicule mot ; je n’ai pas le courage d’un de mes vieux amis de la vieille bonne compagnie du dernier siècle, M. Suard, secrétaire perpétuel de l'Académie Française, le Villemain d’alors ; il ne consentait jamais à dire passassiez, laissassiez, cassassier, et tous les ssassiez du monde ; il disait toujours, laissiez, passiez &&, et quand on remarquait que ce n'était pas correct, il se contentait de répondre : " Personne ne peut supposer que je ne le sache pas.
Je voudrais donc que vous ne vous laissiez pas aller à l'abattement ; vous n'êtes pas en état de supporter l'abattement dans l’ennui. J’aime mieux que l'ennui vous irrite ; vous ferez alors quelque chose pour vous en tirer. Je compte toujours que vous retournerez à Paris le 14 d'aujourd’hui, en huit, soit que vous marchiez ou non. J’espère que vous marcherez un peu.
Mes Anglais sont arrivés hier, par un assez beau temps. Ils étaient à peine, chez moi qu’un violent orage a éclaté, pluie, grêle, mes allées et mes fleurs ravagées ; vous ne connaissez pas les chagrins de propriétaire.
M. Hallam est intéressant, et inquiet. Le progrès des radicaux et la complaisance, sans limite assignable, de Lord John et de sir James Graham pour eux, l'inquiètent. Il ne sait rien de Lord Aberdeen, il ne le croit pas infecté de cette complaisance, il ne veut pas le croire. Quant à présent, Lord Derby tiendra ; il y a au moins 60 libéraux opposants, mais honnêtes, qui ne veulent pas l'attaquer ; ils le verront faire et si on l'attaque factieusement, ils le soutiendront. Lord John trop décrié pour redevenir, en ce moment chef de Cabinet, même si la place était vide.
La Reine s'adresserait à Lord Lansdowne qui malgré son âge et sa retraite ne pourrait pas refuser ; bien des gens serviraient sous lui qui ne voudraient pas servir sous Lord John. En ce cas Lord Palmerston deviendrait leader des communes comme chancelier de l'échiquier, et Lord John irait à la Chambre de Lords. Ce serait, pour lui, une grande défaite.
Hallam ne croit pas que les querelles religieuses deviennent the leading question ; il craint davantage une nouvelle motion de réforme parlementaire et le conflit de toutes sortes de propositions et de systèmes sur ce point.
Du reste immense prospérité, sécurité et confiance dans l'avenir, sans confiance dans personne. Autant, et (il l’espère) plus de progrès dans le good sense populaire que dans le radicalisme. On dit le petit Prince de Galles très intelligent et très bon.
Plus de 16 membres nouveaux dans la Chambre des Communes ; personne qui promette de devenir quelqu’un. Une très belle récolte et une admirable perspective de grouses pour le 12 Août.
Voilà les conversations d’hier soir. Ils m'ont fait coucher à près de onze heures. Adieu, en attendant, la poste. Je vais faire ma toilette.
Onze heures
Quatre pas c’est beau ! J'en suis bien content. J’espère tout-à-fait que vous marcherez bientôt et je compte qu'Aggy restera toujours. Adieu. Adieu.
Je n’ai pas deux minutes de plus. G.
Val Richer, Mercredi 25 août 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le beau temps paraît décidé à revenir aujourd’hui. Vous en jouirez dans votre calèche. Moi, j'en jouis dans mon jardin. Je ne fais guère de longue promenade aux environs. J’aime mieux flâner en rêvant dans mes allées. Je rêve à mes travaux, au passé, à l'avenir. Je suis ici à la fois très entouré et très solitaire. Pour la vie extérieure et à la surface, rien ne me manque ; le fond est vide. C'est curieux combien la distance est grande dans l’âme entre la surface et le fond.
Mes enfants sont excellents et charmants pour moi. Quand je chercherais, je ne saurais vraiment qu’y ajouter ; mais ils ont leur propre vie, qui n’est pas la mienne. C’est tout simple. Je suis également frapper du sage arrangement des choses telles que Dieu les a réglées, et de leur imperfection.
M. Drouyn de Lhuys s'est donc arrangé avec la Belgique. Pour des affaires de cette sorte et de cette taille, il en sait plus que M. Turgot. Il vient de faire une bonne et juste nomination en envoyant à Londres, mon ami Herbet que vous connaissez, comme consul Général. J’ai vu avec plaisir que mon amitié ne lui faisait pas tort. Il m’est resté très attaché. Il servira très fidèlement et très capablement. Je regrette que ce mot-là ne soit pas français.
Ably, nous manque. Je trouve que les petits jeux et les bijoux qu’on gagne toujours sont des appâts un peu vulgaires. Je conviens qu’il en faut de ceux là, et quand ils réussissent, on a bien fait de les employer.
Avez-vous remarqué que M. de Radowitz vient d'être nommé inspecteur général de tous les établissements militaires de Prusse ? Est-ce un simple manque de faveur personnelle, ou bien y a-t-il là quelque politique ? Ceci me paraît peu probable.
La Suisse est vraiment une honte pour l'Europe. Je viens de lire, dans l'Assemblée nationale, une longue lettre sur l'état intérieur du canton de Neuchâtel qui fait vraiment dégoût et pitié. Les protocoles de Londres pour le maintien des droits du Roi de Prusse n’ont abouti qu'à un redoublement de tyrannie radicale. Les radicaux ont raison de se moquer des rois.
Onze heures
Demandez à votre médecin, Olliffe ou Chomel, si l’usage habituel de quelque boisson amère, comme la chicorée, ne serait pas bon pour votre estomac. Vous avez besoin de quelque tonique pas fort, mais constant. Avez-vous renoncé aux eaux de Bussang ? Prenez-vous un peu souvent de la gelée de viande ? Je voudrais bien vous trouver un peu de force.
Si la petite Princesse a moins d’esprit qu’il y a douze ans, ce n’est pas assez. Adieu. Adieu. G.
Val Richer, Vendredi 3 septembre 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Le temps est magnifique ; un air vif et un soleil chaud. Je viens de passer une heure me promenant à petits pas dans mon jardin. Il ne me manquait qu’une bonne conversation.
La police a raison de protéger efficace ment le général Haynau, et je suis bien aise qu’il soit plus en sûreté à Paris qu'ailleurs. Je trouve dans les Feuilles d'Havas le récit d’une conversation de lui où il a expliqué la femme fouettée, et les exécutions. Cela a l’air vrai, et quoique la dureté reste, au moins la férocité n’y est plus.
Je trouve les Conseils généraux à la fois très unanimes et très tièdes sur l'Empire. Point d'impulsion naturelle et vive une leçon apprise, ou bien un acquis de conscience. Je ne m'embarquerais pas sur cette planche-là pour une navigation semblable.
Ce qui me paraît le plus significatif, en faveur d’une intention arrêtée, c’est le vote du conseil général du Puy de Dôme présidé par Morny ; vote très explicite et très positif.
Chagrin à part, la mort de Lady [Palmerston] eut été, pour son mari une grande perte politique ; il lui doit l’agrément de sa maison, et l’agrément de sa maison est pour plus de moitié dans sa popularité. Vous reste-t-il encore assez de votre ancienne amitié pour que cela vous eût été aussi un vrai chagrin ?
Les petits jeux, les loteries, et les bijoux de St Cloud ont passé dans la presse ; plusieurs journaux en ont parlé, avec quelque détail. Cela ne réussit pas en province. On dit que c’est de la prodigalité, et on y suppose de mauvais motifs. Ce pays-ci est le plus singulier mélange de sévérité et de condescendance, de pénétration et de badauderie.
Qui aura la jarretière vacante ! Je ne puis croire que Lord Derby la donne à Lord Londonderry. Je voterais pour le duc de Northumberland ; mais il est déjà ministre par conséquent tout acquis. On la donnera peut-être à Londonderry parce qu'il ne l’est pas.
Dans votre disette actuelle, je regrette que vous ne connaissiez pas le Ministre des Etats Unis, M. Rives, qui doit retourner ces jours-ci à Paris. Il est un gentleman, il a de l’esprit et il aime la conversation. Il est vrai que vous n'avez pas grand goût pour les diplomates républicains, et lointains. Vous aviez pourtant Bush, et celui-ci vaut beaucoup mieux que Bush. Point démocrate.
Onze heures
Je n’ai rien à ajouter à l'amusement que M. Molé, Mad Kalerdgi, et Lord Granville vous ont donné hier, ou vous donneront aujourd’hui. Je suis bien aise que Chomel soit content de votre docilité. Si vous avez patience, j'espère bien qu’il guérira votre foie. Adieu, Adieu. G
Val Richer, Dimanche 19 septembre 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis impatient d'avoir de vos nouvelles ce matin, et de savoir ce qu'aura dit Chomel. J’espère qu’il aura un peu élargi votre régime alimentaire. Il faut certainement ne pas donner à votre estomac beaucoup de fatigue, puisque ce sont les organes digestifs qui sont souffrants et fatigués. Mais il faut aussi soutenir les forces de ces mêmes organes pour qu’ils puissent continuer leurs fonctions. Toujours de la politique de juste milieu, aussi indispensable que difficile, et aussi difficile, qu'indispensable.
J’ai parcouru hier soir les journaux que je n’avais pas vus tant que je vous voyais. Pur acquis de conscience, car il n’y a rien.
Lisez un petit roman, la Messe noire, dans la Revue contemporaine des 1er et 15 septembre. Assez intéressant mélange. des moeurs du Moyen- ge et des nôtres, d'un amour de la croisade et d’un amour de salon. Je ne sais si l'article de M. Vitet sur le Louvre vous intéressera. Il m’a intéressé. C’est une histoire du monument, de toutes les vicissitudes, et une discussion de son avenir. Très sensible et spirituelle. Peut-être un peu technique pour vous.
Je trouve ici des torrents de pluie. Je n’ai pas pu hier passer plus d’un quart d'heure dans mon jardin. La température est extrêmement douce.
Je vois que Lord Mahn sera l’exécuteur testamentaire du Duc de Wellington comme de sir Robert Peel. Cela le consolera un peu de n'avoir pas été réélu au Parlement. Lady Mahon était une des petites favorites du duc. N’y aura-t-il pas, pour le Président, quelque inconvénient au grand éclat du début de son voyage ? Nevers ne peut guères être surpassé, et il est difficile que ce niveau là se maintienne. La saison des fleurs est trop avancée ; il n’y en aura pas assez partout pour embarrasser les jambes de ses chevaux, et les empêcher de marcher.
J’ai des nouvelles de Barante qui me dit : " On est bien tenté, quand on a tiré les ficelles, de prendre les mouvements de Polichinelle pour des actes vivants ; c’est un grand danger. "
Onze heures
Ne vous inquiétez pas trop du changement de régime ; la politique de juste milieu ressemble souvent à la politique de bascule ; on se porte à droite après s'être porté à gauche, là, où le secours devient, pour le moment, nécessaire. Adieu, Adieu.
Je reçois une longue lettre de ce pauvre Sauzet. Quelle ombre ! Bien honnête, sensée et pompeuse. Adieu. G.
Val Richer, Mercredi 22 septembre 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
9 heures et demie
Je suis dans mon Cabinet depuis six heures. Je n'ai pas encore mis le pied dans le jardin quoiqu’il fasse un soleil superbe. Je suis plongé dans mon histoire de la révolution d'Angleterre. Notre temps me sert beaucoup plus pour la comprendre qu’elle ne m'éclaire sur notre temps. Personne, ne me croirait si je disais que je cherche bien plutôt dans le présent des lumières sur le passé que dans le passé des allusions au présent. C'est pourtant très vrai.
Savez-vous un effet qu’on n’a pas prévu ? Il est très probable que ces bruyantes et innombrables démonstrations dont les journaux sont remplis, feront l'Empire ; mais en le faisant, elles l’usent d'avance. On en aura trop entendu parler quand il sera proclamé. On attendra et on demandera autre chose.
Le Constitutionnel allait avant hier au devant des craintes qu'inspirent déjà ces autres choses ; il promettait un Empire qui ne serait pas l'Empire, qui ferait des sociétés de crédit foncier et des chemins de fer une monarchie pacifique et bourgeoise. C’est trop de bruit pour arriver là. Il fallait attendre plus patiemment la nécessité de la monarchie ; elle serait venue, et elle serait venue plus tranquillement, sans blaser d'avance et sans exciter outre mesure. J'en reviens toujours, au chancelier Oxenstiern, qu’il y a peu de sagesse, même dans ce qui réussit !
C'est probablement par mauvais vouloir pour Lord Douro que le Duc de Wellington n’a pas fait de testament ; il a voulu que son second fils, qu’il aime mieux, et qui a des enfants, ont la moitié de sa fortune. Peel et Wellington, jamais les fils n'ont moins ressemblé aux pères ; le contraste est choquant.
Je suis convaincu qu’il y a de la faute des pères en cela, et que des enfants vraiment bien élevés, et en intimité avec leur père, n'en sont jamais si loin, quelque différente que Dieu ait fait la pâte, de toutes les jalousies, celle de père à fils est la seule que je ne comprenne pas du tout. Je ne conçois pas de plus grande satisfaction que de se survivre, et de la perpétuer soi-même dans ses enfants. J’ai pourtant vu de grands exemples de cette jalousie là, et dans de bien frappantes occasions.
Je vous quitte pour faire ma toilette. Je suis impatient de savoir Aggy revenue.
Onze heures
Je remercie Aggy de ses quelques lignes, quoiqu’elles me chagrinent. J’espère qu’un peu de nourriture vous relèvera de votre abattement. Le temps mou et pluvieux paraît vouloir casser ; peut-être qu’un air plus sec et plus vif vous vaudra mieux. Adieu, Adieu, en attendant demain. G.
Mots-clés : Discours autobiographique, Discours du for intérieur, Education, Empire (France), Famille royale (France), Fusion monarchique, Histoire (Angleterre), Parcs et Jardins, Politique (France), Posture politique, Pratique politique, Presse, Régime politique, Santé (Dorothée), Travail intellectuel
Val Richer, Mardi 28 septembre 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Six heures
J’ai été pris toute la matinée par des visites de Paris et de Lisieux. Elles viennent de partir.
Je causerais volontiers avec vous ; mais vous êtes trop loin.
L'Impression que je vous ai dite m'arrive de tous côtés, la machine infernale inquiète plus que sa découverte ne rassure. C’est de la force dans le présent, et du doute sur l'avenir. Cela pousse à l'Empire et on se dit que l'Empereur ne sera pas plus à l’abri que le Président. L’espoir de la stabilité s'en va d’autant plus que le besoin s'en fait plus sentir.
La lettre de M. de Meyendorff est intéressante comme le faisant bien connaître lui même. Bon jugement et bon cœur. Propre à être ministre et père. Ses fils sont-ils, des jeunes gens distingués ? Je les lui voudrais tels.
Nous avons un véritable ouragan. Je viens de faire le tour de mon jardin, en marchant tantôt avec, tantôt contre le vent, à grand peine. J’aimais beaucoup cela quand j'étais jeune. C’est un des goûts de ma jeunesse que je puis encore satisfaire.
Mercredi matin
Au lieu de l'ouragan d’hier soir, voilà le plus beau soleil du monde.
Avez-vous lu le second article de John Lemoinne sur le Duc de Wellington ? Beaucoup trop long mais spirituel et animé. Du reste, je crois, comme M. de Meyendorff, que vous trouvez le Duc un peu ennuyeux, après sa mort comme de son vivant.
On me dit que faute de femme royale, le Président pense à la fille au prince Czartorinski. Je n'y crois pas ; mais certainement on en a parlé autour de lui. Cela ne vous plairait pas.
Est-ce qu’on ne dit rien de l'objet du voyage de M. Bacciochi, en Orient ? Il avait été question de donner un avertissement officiel à l'Assemblée nationale à propos de son article sur le duc de Wellington. C’était, dit-on, l’avis du garde des sceaux, M. Abattucci qui a porté la question au Conseil ; mais MM. de Maupas, Fould et Drouyn de Lhuys s’y sont opposés.
Onze heures
Les rencontres chez vous m'amusent. Vous vous en tirez toujours à merveille, vous êtes une spécialité pour la fusion apparente et extérieure. Adieu. Adieu. G.
Val Richer, Dimanche 10 octobre 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Lisez, si vous avez des yeux et de la patience pour lire les discours adressés au Président par l’évêque de Carcassonne l'archevêque de Toulouse, et le premier président de la cour d’appel de Toulouse ; ils sont remarquables par la mesure politique gardée au milieu des expressions de la reconnaissance et de la louange. C'est le langage sincère et réfléchi d'hommes sérieux. Dans mes tristesses sur mon pays, je prends plaisir à rencontrer quelques actes, ou quelques paroles qui m’en soulagent un peu.
J’ai aujourd’hui, le plus beau ciel et le plus beau soleil possible. Je me promènerai. Il a fait froid cette nuit, de la glace. Je ferai rentrer demain mes orangers. Si le froid s’établit, nous aurons du beau temps. Nous avons depuis deux mois un temps aussi mauvais que triste. J’espère que celui-ci vous vaudra mieux. C’est un tonique. Mais prenez bien garde ne pas vous enrhumer.
Que signifie cette singulière ordonnance donnée sur la frontière de la Prusse Polonaise, que tout voyageur sera obligé de déclarer en entrant, combien il a d'argent et l’usage qu’il compte en faire ? C'est bien curieux. Est-ce une curiosité Prussienne ou Russe ? ce que j'approuve tout-à-fait et ce qui me paraît un bon petit symptôme de civilisation pacifique, c’est la convention conclue entre la France et les Puissants Allemandes, y compris la Belgique, pour la transmission des dépêches télégraphiques par un chiffre diplomatique pour chaque Puissance, connu seulement de chaque gouvernement et de ses agents au dehors. C'est la seule manière de rendre le télégraphe électrique praticable et utile pour les gouvernements. On se promet probablement qu’on devinera les chiffres étrangers. Mais il s'en faut bien qu’on y réussisse toujours.
Onze heures
Je ne vous dis qu'adieu. Je réponds quatre lignes à Aggy, très présomptueuses. J’espère que ma lettre d’hier lui aura fait quelque effet. Je veux y ajouter tout de suite ma réponse à celle que je reçois d’elle ce matin. Adieu. G.
Val Richer, Samedi 28 mai 1853, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Je ne vous ai pas écrit hier en arrivant. J'étais en retard et mon facteur, en avance. Le temps m'a manqué. Je suis arrivé fatigué. Je le suis depuis quelque temps. J’ai besoin du bon air et du profond repos que je trouve ici. Le silence et la solitude ; rien à entendre et personne à attendre, pas plus de dérangement que d'affaire. Quand on devient vieux, il faut ou de grands intérêts ou un grand calme ; le mouvement de Paris dans l'oisiveté est une fatigue sans excitation. Je ne regrette absolument que vous. Il est vrai que ce qui est beaucoup.
Que du moins notre séparation profite à votre santé comme à la mienne. Vous ne serez pas aussi seule à Ems que moi au Val Richer et vous ne le supporteriez pas. J’espère pourtant que vous vous reposerez, et que vous reviendrez mieux portante que l’an dernier.
Prés, bois, champs, feuille, fleurs, tout est resplendissant de fraîcheur, et de jeunesse. Le soleil brille surtout cela. Quelques ondées de pluie coupent de temps en temps les rayons du soleil. C'est charmant à voir. Outre le plaisir du moment dans ce spectacle, j’aime à penser qu’il se renouvelle et se renouvellera chaque année depuis et pendant je ne sais combien de siècles, apportant à je ne sais combien de millions du créatures le même plaisir.
J’attends les nouvelles de Constantinople, avec curiosité, mais sans vraie inquiétude. Plus j’y pense, plus je me persuade que rien de grave n’en peut sortir, même quand vous vous brouilleriez tout-à-fait avec la Turquie, même quand vous lui feriez un peu de guerre. Il n’y a de grave aujourd’hui que ce qui engage la question révolutionnaire et tout l’Europe. On n'en viendra pas là.
Je suis frappé de la tranquillité de la bourse de Londres à côté de la vivacité des journaux anglais. Adieu. J’attendrai le facteur pour fermer ma lettre. Adieu, Adieu.
Onze heures
Je crois encore moins à la chute de Lord Aberdeen qu'à la guerre. Les Anglais ont encore plus de bon sens pour la dedans que pour le dehors. Je ne m’agite pas de tous ces bruits ; je n’aime pas, ensuite, à m'être agité pour rien. Merci de vous trouver triste et misérable. sans moi. Adieu, adieu.
Il ne fallait rien moins à Lord Cowley qu’une grosse fusion. G.