Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


Votre recherche dans le corpus : 29 résultats dans 3285 notices du site.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
MF-G-L#004_00022.jpg
317 Londres Vendredi 28 février 1840, 9 heures

Je me lève. Je suis arrivé hier à 5 heures un quart. J’ai mis un peu plus de huit heures de Douvres à Londres par un beau soleil froid qui est entré avec moi dans le brouillard de la ville et s’y est éteint tout à coup. J’espère que je n’en ferai pas autant.

La Londres que j’ai traversée m’a paru plus belle que je ne m’y attendais, les maisons moins petites, l’aspect plus monumental. Mais quelle monotonie grise ! C’est du jour sans lumière.

En débarquant à Douvres, j’ai trouvé l’Angleterre différente, très différente de la France, pays, villes, personnes, rues, tout. Après deux heures de voyage, l’impression avait disparu, je me trouvais chez moi. Au fond, c’est la même civilisation, et les ressemblances surpassent les différences.

Hertford-House est très beau, le rez-de-chaussée surtout. Le premier étage est mal meublé. J’y suis établi dans une bonne chambre sur la cour, au dessus du salon qui précède mon cabinet du rez-de-chaussée et dont on a fait une petite salle à manger. J’ai bien dormi. Mais la maison est vide, la ville est vide, le pays est vide. Rien ne les remplira.

Je verrai lord Palmerston chez lui à Carlton-Terrace, ce matin, à une heure. Il est possible que la reine me donne dès demain mon audience.
Lady Palmerston est la première personne que j’ai rencontrée dans Londres. Sa voiture a passé à côté de la mienne. Nous nous sommes regardés. Elle ne m’a pas reconnu, mais moi elle et le chancelier de l’ambassade que j’avais avec moi, me l’a nommée à l’instant. J’irai demain soir à son samedi.
 
2 heures et demie
 
Je viens de chez Lord Palmerston. La Reine me recevra, à ce qu’il paraît, demain. Point de discours. M. de Talleyrand en a fait un. Le général Sébastiani point. On aime mieux que je n’en fasse point. On m’a très bien reçu. J’ai été de la chez lord Landsdowne et lord Melbourne que je n‘ai pas trouvés.
 
Les bals de la Reine vont commencer. Lundi prochain, une petite soirée dansante. Le Prince Albert a décidément du succès. La Reine a été très bien reçue, il y a trois jours à Drury lane.
M. de Bülow arrive demain.

Ellice est venu en mon absence. J’y ai regret. Alava m’a écrit  de grand matin, désolé de ne pouvoir venir à la place de son billet. Il est cloué dans son fauteuil par un lumbago. Je viens de parcourir tout le beau quartier. Tout est petit et l’ensemble est grand, très grand. Une chose me choque, c’est la manie des ornements dans toutes ces petites maisons. Je n’ai vu nulle part tant de colonnes, de colonnettes, de figurines, d’enjolivement de toute espèce. Ce qui est charmant et point exagéré du tout dans votre dire, c’est la propreté ou pour mieux dire l’éclat des carreaux de vitre, des portes de tout ce qui paraît. À  ce degré la propreté devient de l’élégance qui donne bonne opinion des gens et se passe de bon goût.

Voilà une invitation qui m’arrive de lord et lady Palmerston à dîner pour demain samedi, avec de duc de Sussex.
Seriez-vous assez bonne pour faire venir le petit [luc] dont je n’ai pas l’adresse, et l’engager à porter chez ma mère, s’il en a encore au même prix, ou à peu près, un service de [nappage] de Saxe pour 24 couverts pareil au premier, et deux ou trois services, moins beaux pour 12 couverts. Je vois que je ne trouverai rien ici à si bon marché ; et je crois me rappeler qu’il a dit à ma mère qu’il en avait encore.

Ma maison est fort loin d’être montée. Je suffis aux premières nécessités. Ce sera cher, même resserré dans le simple convenable. Je veux dire le premier établissement ; je ne sais pas encore ce que sera le service courant ; mais j’entrevois qu’il n’aura rien d’excessif.

Le vote d’hier soir préoccupe un peu mais plus de préoccupation que de conséquences. Je n’ai encore rencontré personne qui pensât sérieusement à la possibilité d’une autre administration. 
Je vous parle bien à tors et à travers, de tout pêle mêle et sans rien dire. J’ai sur l’esprit comme sur le cœur le poids de cet Océan qui nous sépare. Mes lettres de ce matin me disent qu’il n’y a toujours rien. Quand en aurai-je de vous ? Demain, j’espère. Adieu. Dites-moi tout ce qui vous occupe ou vous ennuie. Je voudrais vous suivre dans toutes vos heures. Triste, triste effort.
Adieu. Adieu. G.

P.S. Le fils de M. de Nesselrode vient d’arriver en courrier de St Pétersbourg.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
23003_00109.jpg
198 Paris. Mardi 18 Juin 1839, 2 heures

Je suis désolé de votre inquiétude. Ma lettre était partie très exactement. Me voilà ici pour un mois. Le retard sera impossible, s'il y a un mal impossible. Vous étiez un peu mieux samedi. Je voudrais suivre toutes les variations de votre santé, de votre disposition morale. Ce n'est pourtant pas un très bon régime. On s'accoutume au mal en le voyant revenir sans cesse, et on n'y croit plus assez quand on l’a vu s’en aller souvent. Je ne veux pas être rassuré à tort. Dites-moi tout, toujours tout. Je ne veux pas ignorer la moindre de vos souffrances et de vos peines.
Paris est grand et vide comme le désert. Je ne me fais pas à y être venu pour ne pas vous y chercher. Cette nuit, pendant toute la route le roulement de la voiture n’avait pas de sens pour moi. Je m'étonne quelquefois que vous me soyez tant. Dans une vie déjà longue et si pleine, après avoir tant possédé et tant perdu, je devrais être plus las et plus détaché. Je ne le suis pas du tout quant à vous. J’ai, quant à vous, cette ambition vive, indomptable et pleine d'espoir de la jeunesse. Je ne renonce à rien, je ne me résigne à rien. Je veux tout et que tout soit parfait. Je ne sais quelles années Dieu me réserve, ni quelles épreuves encore dans ces années. Mais il y a en moi un côté, un point que la vie la plus longue n'usera pas, et qui descendra jeune dans le tombeau.

8 h. 1/2
Je rentre. Je viens de traverser la place Louis XV par le plus magnifique spectacle. Sur ma tête, le ciel noir, parfaitement noir, le déluge près de tomber, et ce voile noir jeté tout autour de la place, entr'autres sur les deux colonnades. Au bout des Champs-Elysées, derrière les Champs-Elysées, le soleil couchant dans un cercle de feu, sur un bûcher embrasé, comme pour braver au moment de s'étendre, la nuit et l'orage. Et la moitié supérieure de l'obélisque brillante, rouge des derniers rayons du soleil, un jet de flammes suspendu au milieu des ténèbres, et les hiéroglyphes visibles et inintelligibles, comme des caractères cabalistiques. Effet étrange et grand qui ne se reproduira peut-être jamais. Je regrette que nous ne l’ayions pas vu ensemble. Je vous ai désirée au moment où il a frappé mes yeux. J’ai passé ma matinée à la Chambre, le seul lieu de Paris où il n’y ait point d'orage. Tout le monde repart de la session comme finie. Ministres et députés ont l’air de s'entendre pour ne rien faire et ne rien dire. Le Cabinet a perdu ce qu'il n’avait pas. Le Maréchal a été la risée de la Chambre des Pairs à propos des fonds secrets. M. Villemain y a été battu avec gloire à propos de la légion d’honneur. Le Ministre de la guerre ne se bat nulle part. M. Duchâtel est ce qu’il était. M. Dufaure ne devient rien, M. Passy paraît le plus sérieux ; c’est lui qui cause de l’Europe dans les couloirs. Tout va cependant, et tout ira cla se, comme le monde. Convenez qu'il est plaisant d'entendre un Russe dire dédaigneusement que " tout cela finira par un bon petit despotisme, le seul gouvernement possible avec les Français. " Du fait, ce ne sont là que les petits moments d'une grande histoire. Et il y a beaucoup de petit dans le plus grand. Le petit s’en va & le grand seul demeure. Nous ne supporterions pas la lecture du passé s’il nous était arrivé chargé de tout son bagage. L'Assemblée constituante, l'Empire, la Charte, la Révolution de 1830, c’est un manteau assez large pour couvrir bien des misères.
On me dit que M. Molé s’est beaucoup remué contre le Cabinet dans l'affaire de la Légion d’honneur tandis que M. de Montalivet se faisait très ministériel. Aussi ils se renient l’un l’autre. M. Molé part pour Plombières dans les premiers jours de Juillet. La fantaisie lui reprend d'entrer à l'Académie française. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu'elle lui reprend sans qu’il y ait en ce moment aucune vacance. On m'en fait parler par avance. Est-ce bien de l'Académie française qu’on veut me parler ?

Mercredi 1 heure
J’ai eu du monde depuis que je suis levé. Je vais à la Chambre. C’est aujourd'hui mon mauvais jour. Je n’ai pas de lettre. Adieu. Adieu. Je viens de revoir la mine de M. Saint. Rendez-la moi. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
MF-G-L007_00099.jpg
N°1 Château d’Eu Jeudi 31 août 1843 - Midi.

Je quitte le Roi pour vous écrire. Il vient de me promener dans la Smahla dont il est épris comme si c'était celle d'Abdel-Kader et qu'il l'eut prise lui- même. Il est singulièrement jeune. Parfaitement heureux de ce qui arrive, par les grandes raisons, et par les raisons jeunes ; charmé de bien arranger et montrer son palais comme de veiller aux intérêts de son trône. Il aura de très bonnes conversations, très franches. Avec Lord Aberdeen s’entend. Avec la Reine, pas un mot de politique, à moins qu'elle ne le provoque. La Reine arrivera samedi, toujours wind and weather pemitting, qui sont excellents en ce moment. Galanterie du ciel bien nécessaire, car on n'entre pas au Tréport comme on veut. Le Prince de Joinville est parti hier pour Cherbourg, où il est allé attendre la Reine qui n’y sera que demain dans la journée, et seulement pour voir le port prendre un pilote. On est convaincu ici qu’elle n'ira pas à Paris. Rien de ce qui est venu d'elle ne donne lieu de le supposer. On s’attend à trois jours de séjour. Un grand déjeuner dans la forêt pour un jour. Magnifique promenade. Un spectacle pour un autre jour. Il y a eu bien des incertitudes, quant au spectacle. Duchâtel s’est plaint qu'on eût choisi le Gymnase, d’abord parce que c’est le seul théâtre qui n'ait pas voulu fermer aussi longtemps que les autres, à la mort de M. le Duc d'Orléans ; ensuite parce qu'il est devenu ennuyeux. Le Roi à trouvé qu’il avait raison et le Gymnase est congédié, à sa place l'Opera comique et le vaudeville votre ami Arnal. La grande calèche dans laquelle le Roi ramènera la Reine du Tréport est vraiment belle et de bon goût. Place pour les deux familles royales, au complet. La Reine sera au rez-de-chaussée dans l’appartement des Belges, convenable et tout plein de curieux portraits. On met dans sa Chambre un très grand lit, un lit anglais. Les tapis sont ôtés. Le Roi me demande, si je suis d'avis de les remettre. Je dis que non. Il fait chaud et les parquets sont très beaux, beaucoup plus beaux qu'aucun parquet anglais. La Smahla est vraiment un village de tentes en bois, qui seraient somptueuses en Afrique. Le Duc d’Aumale et le duc de Montpensier, qui arrive demain y logent. Le Duc de Nemours ne revient pas. On a pensé qu’il ne devait pas quitter son camp, laisser là dix mille soldats oisifs et dans l’attente, et toute la population, en mécompte. Je crois qu’on a raison.
C’est Lady Canning et miss Leeds qui accompagnent la Reine. Lord Aberdeen a mon appartement ordinaire. J'en ai un bien plus petit et plus simple, mais très suffisant, près du sien. La ville est pleine, archipleine, surtout d'anglais qui viennent de Dieppe, du Havre, de Boulogne, même de Southampton et de Brighton.
Un petit cabinet, place pour un lit et une chaise, se loue 25 fr. pour une soirée. Le Roi a été obligé de louer 40 chambres dans la ville. Je vous conte tout, pêle-mêle comme tout est et se fait sous mes yeux. Pourtant tout est à peu près prêt, et si la Reine arrivait demain, elle serait reçue convenablement.
Je suis arrivé à 9 heures, après une nuit très belle et très douce. J’ai assez dormi, dormi et pensé à vous tour à tour. Un peu à la Reine d'Angleterre. La Reine des Belges m'a dit à déjeuner qu’un des plaisirs qu’elle se promettait de son voyage était de me revoir. Je m'attends un peu à un siège en règle, dans l’intérêt Cobourg. Je ne trouve ici pas plus d'indécision que je n’y en apporte. La Reine est encore ébranlée de l'accident du pont. La chance était vraiment affreuse et sans la vigueur et la présence d’esprit du second postillon, on ne conçoit pas ce qui ait pu les sauver. La Reine se méfiait de ce pont, et ne se souciait pas d’y passer. " Je dirai mon mea culpa toute ma vie de ne l'avoir pas fait descendre.» m'a dit le Roi. Le petit Paris n’a pas eu peur du tout, ni du coup de canon qu’il venait de tirer. Cela a plu au Roi. Mad. la Duchesse d'Orléans y était , et aussi le duc de chartres, le Prince et la Princesse de Joinville, le duc et la duchesse de Cobourg, le duc d’Aumale, tous, excepté Madame de Nemours a bien failli être Roi m'a dit la Reine à déjeuner. Dieu se plaît à entrouvrir et à fermer l'abyme. Adieu.

Le Roi est allé se promener. Je lui ai demandé la permission de venir écrire. La poste part à 2 heures. Il me reprendra à son retour. Adieu. Adieu. Quel beau temps. J’ai voyagé jusqu'à 5 heures et demie dans un brouillard énorme. Le soleil a lui sur Eu au moment où j'approchais. En dix minutes, le brouillard a été balayé. Voilà la Musique qui annonce le départ du Roi pour la promenade. On a fait venir de Londres le God save the Queen et la musique du régiment l’apprend. On a aussi la marche saxonne du Prince Albert. Adieu, adieu. Adieu. J’espère qu’il fait aussi beau à Versailles. Je ne sais ; mais je ne trouve pas dans cette lettre assez de vous et pour vous. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
MF-G-L007_00136.jpg
3 Château d’Eu, Samedi 2 sept 1843
6 heures et demie du matin.

Il fait toujours très beau, et bon vent d'ouest. La Reine, la nôtre, avait grand peur que l'autre Reine n’arrivait cette nuit. Le danger est passé. Les Cowley sont arrivés hier à 3 heures. J'ai été les voir sur le champ en revenant du Tréport où j'étais allé avec Mackan m’assurer de tous les préparatifs. Ils ont l'air bien contents. Mais Lord Cowley, qui avait d'abord cru le contraire, dit que la Reine n’ira pas à Paris, qu'elle ne le peut pas cette fois. Nous verrons bientôt. Je crois quelle n'ira pas.
Chabot est arrivé aussi. Je lui ai fait mon admonition. Le tort était petit, à part ma facilité naturelle et ma bonté particulière pour lui. Il m’a écrit que le Roi le mandait à Eu le lendemain du jour où il l’a su ; et ce n'est pas sa faute si je le savais déjà depuis plusieurs jours, le Roi me l'ayant mandé tout de suite. Il est d'ailleurs fort agréable à entendre sur notre et ma bonne situation à Londres. Il y a évidemment un parti pris de s’entendre avec nous sur toutes choses et de reprendre en même temps le fond et les dehors de l’intimité.
Lord Aberdeen a assez mal reçu Neumann sur les propositions de M. de Metternich en faveur du fils de D. Carlos. Il les aimerait assez en principe, mais il ne croit pas au succès et ne veut pas s'en mêler du tout. Neumann à écrit qu’il n’y avait rien à faire du foreign office sur cette question là. M. de Metternich avait écrit partout, à Berlin entr'autres, qu’il était sûr de l'Angleterre et n'attendait plus que la France. La vanterie n’est pas un défaut des seuls Français. Le gouvernement représentatif en corrige beaucoup. Le ridicule ne peut pas s’y cacher.
Le corps diplomatique de Londres ne voulait pas croire au voyage. Là aussi on pariait, Brünnow comme Kisseleff. Lord Aberdeen y a été très favorable quoi qu’il souffre beaucoup en mer. Je crois toujours que l’espoir Cobourg y est pour quelque chose. Le Prince Albert et le Roi Léopold ont évidemment beaucoup contribué à la résolution. Votre recommandation est donc bien placée, mais point nécessaire ; soyez sûre.
L’appartement de la Reine est bien arrangé. Un bon salon avec un meuble de beau Beauvais, fond rose et des fleurs d'un travail admirable. Un bon Cabinet pour le Prince Albert en velours cramoisi. La Chambre à coucher, (j'oublie la couleur) grande et très pleine de meubles. Un lit immense. (jaune, je me souviens) en face de la cheminée. Au fond du lit un grand portrait de la grande mademoiselle à plus de 50 ans, grosse, forte, le nez en l’air, quoique long, l’air hautain et étourdi, bien comme elle était. Des portraits dans toutes pièces, et dans tous les coins de toutes les pièces. En face du lit de la Reine à droite de la cheminée, le père de l'Empereur Napoléon, Napoléon et M. de Lafayette. A gauche, trois Princes de la maison de Bourbon anciens, je ne sais plus lesquels. Après la Chambre de la Reine, son cabinet, pas grand, fort joli. Beaucoup de petits comforts inspectés par le Roi avec un soin incroyable. Il était bien en colère hier parce que les serrures n'avaient pas bonne mine. Elles auront bonne mine.
J'ai vu hier Madame la Duchesse d'Orléans. bien triste. Je la trouve un peu engraissée, mais fatiguée et le teint échauffé. Bon et beau naturel. Soyez en sûre Elle viendra un peu le soir, dans le salon de la Reine. Ce sera sa rentrée dans le monde. Le Comte de Paris est à merveille, gras, gai, l'œil ferme et tranquille. Le duc de Chartres bien grêle et bien vif. Je l'ai vu hier au Tréport. Le comte d’Eu sur les bras de sa nourrice, un superbe enfant.
Le camp de Plélan va très bien. Parmi les légitimistes bretons, l'ébranlement est général ; et la masse de la population accourt au camp avec avidité. Les curés très puissants là, se rallient tous. Le Duc leur convient. La Duchesse plait. Et les soldats aussi plaisent au peuple. La Bretagne n'avait rien vu de pareil depuis on ne sait combien d'années. Les comédiens de Vannes sont venus s'établir au camp. On s'amuse utilement. A propos de comédiens nous aurons ici lundi, l'Opéra comique et le vaudeville. Jean de Paris et les deux voleurs ? Qu’est-ce que les deux voleurs ? Arnal y est-il ? Il faut pourtant que j'écrive à d'autres. Nous serons probablement convoqués, tout à coup, après le déjeuner, pour nous rendre au Tréport. Dès que la flottille de la Reine sera en vue, trois coup de canon l’annonceront. Nous endosserons notre uniforme, nous monterons dans les calèches; et Dieu sait quand nous reviendrons; à quelle heure je veux dire. Les approches, la marée, le débarquement, les cérémonies, rien ne finit. Cette lettre-ci partira donc sans que j’y puisse rien ajouter, par le courrier de 2 heures. Mais je vous écrirai ce soir par l'estafette. Il n’y avait rien à faire du télégraphe. On n'aurait pu aller le rejoindre qu'à Boulogne 28 lieues d’ici. Mad. Angelet (vous savez qui c’est, elle a élevé la Princesse Clémentine) m'a fait les plus agréables rapports sur ce qu’on disait de moi, à Windsor, la Reine et tout le monde autour de la Reine. Je me suis trompé, c’est miss Lisdle et non pas miss Leeds ; une sœur de Lady Normanby. Adieu. Adieu. Je vous dirai encore adieu après le déjeuner, avant de monter en voiture.

9 heures. Voilà du canon. Le Roi me fait demander. Je pars. Adieu. Adieu. G.

Onze heures Je reviens. Ce n’était pas la Reine, mais un petit steamer anglais envoyé devant pour annoncer qu'elle arrivera vers 2 heures. The Ariet, Captain Smith. Il a quitté la Reine à Portsmouth. Elle a dû partir de Falmouth hier au soir à 6 heures, pour passer dans la nuit devant Cherbourg. Le Prince de Joinville, averti aussi, a dû quitter hier soir la rade de Cherbourg pour aller rencontrer la Reine en mer. Tout cela est arrangé, calculé avec une précision admirable. Nous venons de déjeuner et nous rentrons chez nous jusqu'à l'heure.
Que le n° 2 est amusant ! Je répète avec vous : " C’est trop bête. " Ne trouvez-vous pas que quand on n'a pas naturellement beaucoup d'esprit il ne sert à rien, dès que la passion arrive, d'être bien élevé et de bonne condition ; on tombe au plus bas, on devient grossier et subalterne, comme si on avait passé sa vie dans l’antichambre.
Vous avez mis Andral pour Arnal. J'en ai ri. Mon pauvre Andral a failli perdre tout à l'heure sa femme d’une fluxion de poitrine, la fille de M. Royer-Collard. Elle est un peu mieux. Je déjeunais à côté de Lady Cowley. J’ai fait avec elle ce que vous auriez fait avec son mari. Je lui ai soufflé l'humeur d’Appony. Je ne savais pas que Georgina eût le cœur si français. Au point, me disait sa mère, qu’elle trouve à tous les Anglais en France, l’air vulgaire. C’était à propos du Capitaine Smith ; et pour lui, il y a du vrai. Mais pas du tout en général. Adieu. Adieu. Je dis comme tout-à-l'heure. Il faut pourtant que j'écrive à d'autres. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
MF-G-L007_00151.jpg
4. Château d’Eu Samedi 2 sept. 1843
Onze heures du soir

Je rentre dans ma chambre. Vous aurez, vous seule, mes premiers mots de récit. Il y a des choses auxquelles je sacrifierais de grand cœur le plaisir que je viens d'avoir. Il y en a mais pas beaucoup. Et 5 heures un quart, le canon, nous a avertis que la Reine était en vue. A 5 heures trois quarts nous nous sommes embarqués, le Roi, les Princes, Lord Cowley, l’amiral Mackau et moi dans le canot royal pour aller au devant d’elle. Nous avons fait en mer un demi mille. La plus belle mer, le plus beau ciel, la terre couverte de toute la population des environs. Nos six bâtiments sous voiles, bien pavoisés, pavillons français et anglais saluaient bruyamment, gaiment. Le canon couvrait à peine les cris des matelots. Nous avons abord, le yacht. Nous sommes montés. Le Roi ému, la Reine aussi. Il l’a embrassée. Elle m'a dit : " Je suis charmée de vous revoir ici. " Elle est descendue avec le Prince Albert, dans le canot du Roi. A mesure que nous approchions du rivage, les saluts de canon et de voix s'animaient, redoublaient. Ceux de la terre s’y sont joints. La Reine, en mettant le pied à terre avait la figure la plus épanouie que je lui ai jamais vue ; de l'émotion, un peu de surprise, surtout un vif plaisir à être reçue de la sorte. Beaucoup d'embrassades, et de Shake hands dans la tente royale. Puis les calèches et la route. Le God save the queen, autant de Vive la Reine ! Vive la Reine d'Angleterre ! que de Vive le Roi. Rien n’y a manqué si ce n'est une porte du parc par laquelle le Roi voulait qu'on entrât, et qui ne s'est pas trouvée commode pour huit chevaux. Il a fallu prendre la grande porte et raccourcir un peu la promenade. En arrivant, salut général des troupes dans la cour du château. Tout cet entourage anglais avait l’air très content, très, très.
Nous avons dîné à 8 heures un quart, et on vient de se séparer. J'ai commencé avec Lord Aberdeen. Il est presque amical. Voici ses premières paroles : " Je vous prie de prendre ceci comme un indice assuré de notre politique, et sur la question d’Espagne et sur toutes les questions. " Nous avons touché à toutes en nous disant que nous les coulerions toutes à fond. Je ferai pour mon compte, de la politique très ouverte, très franche, et je crois qu’il en fera autant. Brünnow et Neumann lui ont presque fait des remontrances officielles sur ce voyage. Il s’est un peu fâché et un peu moqué. Point de Paris. Elle restera ici jusqu'à jeudi. Il faut qu’elle soit à Brighton Jeudi 7 à 2 heures. Demain, jour tranquille ; Strict sabbath. Lundi, promenade et luncheon dans la forêt. Mardi musique. Mercredi spectacle ; Arnal est arrivé. Voilà les premières vues. Moi, je commencerai demain mes conversations. J’ai fait un memorandum superbe.
Adieu. Je vais me coucher. Je suis un peu las. Que vous me manquez ! Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
MF-G-L007_00157.jpg
5. Château d’Eu Dimanche 3 sept.1843
8 heures et demie

Il faut croire à la puissance des idées justes et simples. Ce pays-ci n’aime pas les Anglais. Il est Normand et maritime. Le Tréport a été brulé deux ou trois fois, et pillé, je ne sais combien dans nos guerres. Rien ne serait plus facile que d'exciter ici une passion qui nous embarrasserait fort. On a dit, on a répété : " La Reine d’Angleterre fait une politesse à notre Roi ; il faut être bien poli avec elle. " Cette idée s'est emparée du peuple et a tout surmonté, souvenirs, passion, partis politiques. Ils ont crié et ils crieront Vive la Reine, et ils applaudissent le God save the Queen de tout leur cœur. Il ne faudrait seulement pas le leur demander, trop longtemps. Ce n'est pas qu'une autre idée simple et plus durable, la paix, le bien de la paix, ne soit devenue et ne devienne chaque jour très puissante. On la voit au dessus du peuple, parmi les petits bourgeois, et parmi les réfléchis, les honnêtes du peuple. Elle nous sert beaucoup on ce moment. " Quand on veut avoir la paix, il ne faut pas se dire des injures et se faire la grimace." Cela aussi était compris, hier de tout le monde sur cette rive de la Manche. Il y avait vraiment beaucoup de monde.
Voici le N°3 ! Qu'il me plaît malgré, votre peine, à cause de votre peine ! Je me le reproche. Pardonnez-moi ; mais aimez-moi comme vous m’aimez. C’est tout ce que j’aime au monde, tout ce à quoi je tiens vraiment au fond. Vous avez vraiment eu tort d'être si inquiète. Je n’aurais pas risqué César et sa fortune, et bien plus que la fortune de César. Nous n'avons fait d'ailleurs que ce que vous même jugez nécessaire : Un mille en rade, dans le canot royal ; c'était charmant, dix huit rameurs, tous beaux jeunes gens, en chemise blanche, pantalons blancs, l’air si gai sous la sueur qui ruisselait de leur front, la mer aussi sereine aussi bleue que le ciel. Et vous étiez inquiète à ce moment là ! Je pensais à vous ; je vous plaçais dans ce canot ; je vous faisais monter avec moi à bord du yacht de la Reine. Vous aviez un peu peur, peur pour vous. Moi, je n’avais pas peur je tenais votre bras, et j'étais heureux. Que tout ce qui se passe dans la vie extérieure est peu de chose à côté de ce qui traverse et remplit l'âme !
Vous ai-je dit hier soir que décidément il n’y aurait pas de Paris. Je le crois. Je vous répète peut-être souvent les mêmes choses. C’est bien long d’ici à jeudi ! Je vous aime réellement mieux à Beauséjour. A Versailles, vous êtes à la merci des autres. Ils vont ou ne vont pas vous chercher. A Beauséjour, vous pouvez aller chercher quelqu'un, faire vous-même quelque chose pour vous.
Midi . Je reviens du déjeuner. Hier, j'étais en uniforme, en grand uniforme. J'y avais fait mettre Mackan, Lord Cowley, Lord Aberdeen, Lord Liverpool. Le Roi et les Princes, et tous les autres sont venus dîner en frac. Et le Roi ma dit après dîner que la Reine l’aimait mieux. Pour la commodité du Prince Albert, je présume. Ils ont tort. Quand on ne peut plus se gêner en haut, il ne faut pas s'étonner qu'on ne se gène plus en bas. Hier, à dîner à côté de Lady Canning moins jolie qui je ne l’avais laissée ; des sourcils trop noirs et qui se rejoignent. Ce matin, à déjeuner, Lady Cowley. Elle m’a dit qu’elle allait vous écrire pour vous dire ce qu'on (moi) ne vous disait pas, les toilettes, les bêtises. Est-ce que je ne vous en ai pas dit ? Elle m’a parlé de vous avec un intérêt assez vrai et un vrai respect. La reine la traite bien. Elle me paraît très contente.
Les Anglais qui entourent la Reine se préoccupent, en ce moment même, à ce qu’on vient me dire, du lieu et de la manière dont se feront aujourd'hui, pour elle et pour eux, les prières. Le lieu, ils n'en manqueront pas, on arrangera une salle du château ; mais la manière, je ne sais ce qu’elle sera si la Reine n’a pas amené de chapelain. Je suis ici, je crois le seul Protestant, et point chapelain. Je vais causer avec Lord Aberdeen à une heure, et il ira chez le Roi, à 2.
Vos préceptes sont excellents et je les mettrai en pratique. Demain, pendant la grande promenade de la forêt, je m’arrangerai pour l'avoir près de moi et lui vider mon sac. Je le trouve fort enclin à comprendre que le Prince de Metternich ne veut plus avoir d'affaire et que tout le monde ne peut pas être aussi fatigué que lui. Adieu. Adieu.
Il faut que je ferme mes dépêches, quelques mots à Génie, et puis que j'aille chez Lord Aberdeen. Il y a deux mois que la Reine était décidée à ce voyage et en a parlé à Lord Aberdeen et à Sir Robert Peel qui l’ont fort approuvé, en lui demandant de n'en point parler jusqu’après la clôture du Parlement. Voilà leur dire. Il ajoutent que l’opposition, Palmerston surtout, y était contraire et eût travaillé à le faire échouer, si on en eût parlé. Adieu, encore. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
MF-G-L007_00186.jpg
8 Château d’Eu Mardi 5 Sept. 1843
6 heures et demie

Enfin j'en sais le terme. La Reine part jeudi par la marée du matin. Je ne vous ai peut-être pas conté, tout M. Salvandy. Je n’en ai pas eu et n’en ai pas le temps. Mais nous étions convenus qu’il reviendrait ici pendant mon séjour et que nous y viderions ce qui le regarde. Il n’est pas venu, quoiqu’il ait fait pour cela, la Reine étant à Eu. J’ai prié le Roi de l’inviter à dîner pour jeudi, la Reine partie. Et jeudi après le dîner et Salvandy réglé de 8 à 10 heures, je partirai pour être à Auteuil de 10 heures à midi vendredi. Quel long temps ! Pas perdu pourtant.
La Reine m'a reçu hier. Le Prince Albert d'abord ; la Reine s'habillait pour la promenade. Avec l’un et l'autre conversation parfaitement convenable et insignifiante. La Reine très gracieuse pour moi, je pourrais dire un peu affectueuse. Elle m’a beaucoup parlé de la famille Royale qui lui plaît et l’intéresse évidemment beaucoup.
Je venais de recevoir un billet de Duchâtel qui regrettait qu'elle n’allât pas à Paris où l'accueil serait excellent, brillant. Elle en a rougi de plaisir. Ceci m'a plu. Un seul mot de quelque valeur : " J'espère que de mon voyage, il résultera du bien. - Madame, c’est à vous qu'on le rapportera. "
Le soir, Lord Aberdeen s’est fait valoir à moi de n'avoir pas assisté à mon audience de la Reine. Elle l’en avait prévenu : " Notre règle voulait que je fusse là, mais j'ai dit à la Reine qu'avec un aussi honnête homme je pouvais bien la laisser seule. " Je lui ai garanti l’honnêteté de ma conversation. Sous son sombre aspect, Lord Aberdeen est, je crois, aussi content que la Reine de son voyage : " Il faudrait absolument se voir de temps en temps, me disait-il hier ; quel bien cela ferait ! " Nous avons causé hier de Tahiti et de la Grèce. Tahiti n’est pour lui qu’un embarras ; mais les embarras lui pèsent plus que les affaires. C’est un homme qui craint beaucoup ce qui le dérange, ou le gêne, ou l'oblige à parler, à discuter, à contredire et à être contredit. Il voudrait gouverner en repos. Evidemment la session n’a pas été bonne à Peel. Aberdeen m'a dit que sa santé en était ébranlée. " Pauvre Sir Robert Peel m'a dit le Prince Albert il est bien fatigué. " On en parle d’un ton d'estime un peu triste et d’intérêt un peu compatissant. Comme d'un homme qui n’est pas à la hauteur de son rôle et qui pourtant est seul en état de le remplir.
La promenade a été belle ; quelques belles portions de forêt, quoique très inférieure à Fontainebleau et à Compiègne. Mais les forêts sont nouvelles pour les Anglais. Un beau point de vue du Mont d'Orléans où le luncheon était dressé ; et là autour des tentes comme sur la route, beaucoup de population, accourue de toutes parts, très curieuse et très bienveillante.
De la musique le soir, Beethoven, Gluck, et Rossini, très peu de chants ; quelques beaux chœurs. On n’avait pas pu venir à bout de s'entendre sur l'opéra Comique. Au vrai, les acteurs voulaient jouer Jeannot et Colin, et n'avaient apporté que cela. Le Roi n’a pas voulu et il a eu raison. Mais il fallait qu'ils eussent apporté autre chose.
L’amiral Rowley à dîner. Son vaisseau, le St Vincent était venu saluer le château. Bonne figure de vieux marin Anglais ; bien ferme sur ses jambes et très indifférent. Le Duc de Montpensier a beaucoup de succès auprès de la Reine. Hier, pendant le dîner, il la faisait rire aux éclats. Il est le plus gai et le plus causant, de beaucoup. On voit que tout l'amuse. Mad. la Duchesse d'Orléans était de la promenade, et au luncheon, à la gauche du Roi. Avec M. le comte de Paris qui a infiniment gagné. Il a une physionomie sereine et réfléchie. Son précepteur m'en a bien parlé. La grande lettre n’est pas encore venue. Cela me déplait. Je n’aime pas à rien perdre.
Décidément Mad. la Princesse de Joinville est charmante. Tout le monde, vous le dira. Charmante de tournure et de physionomie. La mobilité d'un enfant avec la gravité passionnée d’un cœur très épris. Elle prend, quitte et reprend les regards de son mari, vingt fois dans une minute, sans jamais, s'inquiéter de savoir si on la regarde ou non, sans penser à quoi que ce soit d'ailleurs. Et cela avec un air très digne, ne paraissant pas du tout se soucier, si elle est Princesse et l'étant tout-à-fait.
Le Roi fait aujourd’hui présent à la Reine de deux grands et très beaux Gobelins (15 pieds de large sur 9 de haut) la chasse et la mort de Méléagre, d'après Mignard, e& d'un coffret de sèvres qui représente la toilette des femmes de tous les pays. C’est un présent très convenable. Une heure Le présent vient d'être fait et vu de très bon œil. Les deux tableaux sont vraiment beaux. Ils ont été commencés il y a trente ans encore sous l'Empire.
Le N°4 est enfin venu avec le 6. A ce soir ce que j’ai à vous répondre. Je vous quitte pour aller chez Lord Aberdeen. Adieu. Adieu. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
MF-G-L007_00520.jpg
N°7 Château de Windsor, Vendredi 11 Oct. 1844
4 heures

Votre pauvre frère est donc mort. Tristesse ou joie, toute chose m'est un motif de plus de regretter l'absence. Loin de vous ce qui vous afflige me pèse ; ce qui me plaît à moi, me pèse. Je ne puis souffrir cette rupture de notre douce et constante communauté. Je suis vraiment triste que votre frère n'ait pas eu la consolation de mourir chez lui, dans sa chambre au milieu des siens. Il semble qu’on ne meure en repos que là. Et cette pauvre Marie Tolstoy ! Je ne lui trouvais point d’esprit. Mais elle a un air noble et mélancolique qui m’intéressait. Non, vous n’êtes pas seule, car je vais revenir.
Nous partons toujours lundi 14, pour nous embarquer à Portsmouth vers 5 heures et arriver au château d'Eu mardi 15 à déjeuner. J’y passerai le reste de la journée du mardi et je serai à Paris mercredi soir. Bien profonde joie.
Le voyage est excellent et laissera ici de profondes traces. Mais cinq jours suffisent pleinement. Je sors de la cérémonie de la Jarretière. Vraiment magnifique et imposante, sauf toujours un peu de lenteur et de puérilité dans les détails, 14 chevaliers présents. Le Roi, très bonne mine, très bonne tenu ; point d'empressement et saluant bien. Lord Anglesey a failli tomber deux ou trois fois en se retirant. Je ne vous redis pas ce que vous diront les journaux.
Hier à dîner entre la Duchesse de Mecklembourg et la Duchesse de Norfolk. La première spirituelle, et gracieuse ; la seconde pompeusement complimenteuse. Après dîner, Lord Stanley. Longue et très bonne conversation. Il m'a dit en nous quittant : " Je vous promets que je me souviendrai de tout ce que vous m'avez dit. " Je crois avoir fait impression. Le Roi en croit autant pour son compte. Quel dommage de ne pas voir les hommes là tous les trois mois ! Qu'il y aurait peu d'affaires. Lord Stanley m’a fait à moi l'impression d'une grande franchise & straightforwardness. Le tort des Anglais, c'est de ne pas penser d’eux mêmes à une foule de choses, et de choses importantes. Il faut qu'on les leur montre.
Outre Stanley, un peu de conversation avec M. Goulburn. Je les ai soignés, tous. Voilà deux soirées où je vous jure que j’ai été très aimable. Hier trois heures avec Aberdeen. Parfait sur toutes choses. Nous sommes de vrais complices. Nous nous donnons des conseils mutuels. Il est bien préoccupé de Tahiti et bien embarrassé du droit de visite. Ce matin deux heures et demie avec Peel. Remarquablement amical pour moi. Les paroles de la plus haute estime, de la plus entière confiance. Il a fini par me tendre la main en me demandant mon amitié de cœur. A un point qui ma surpris. Du reste très bonne intention ; plus d'humeur. Le voyage en effacera toute trace : mais des doutes, des hésitations et des inquiétudes dans l’esprit qui est plus sain que grand. Il m'a répété deux fois, qu’il s’entendait parfaitement et sur toutes choses avec Lord Aberdeen. Se regardant comme brouillé avec une portion notable de l’aristocratie anglaise, & le regrettant peu.
L'Empereur et M. de Nesselrode ont pris plus d’une demi-heure de notre temps. Les choses sont parfaitement tirées au clair. Il a fort approuvé ma conduite de ce côté depuis trois ans. Que de choses j'aurais encore à vous dire. Mais il faut finir. Mon courrier part dans une demi-heure et j’ai à écrire à Duchâtel. Adieu. Adieu. Dearest ever dearest.

J'oublie toujours de vous dire que je vais bien. Un peu de fatigue le soir. Je suis toujours charmé de me coucher. Mais je suffis à chaque jour, et mieux chaque jour. Je mange, quoique je ne puisse pas avoir un bon poulet. Demain, la Cité de Londres envoie à Windsor son Lord Maire, ses douze Aldermen et 18 membres de son common council pour présenter au Roi une adresse excellente pour lui, excellente pour la France. N'ayant pu obtenir le banquet à Guildhall ils n'en ont pas moins voulu manifester leurs sentiments. Ici, cela fait un gros effet. J’espère que chez nous, il sera très bon. Je n'écris pas à Génie dites-lui je vous prie ceci et quelques autres détails pour sa satisfaction. Adieu adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L010_00134.jpg
Lowestoft Vendredi 18 août 1848
Midi

Je trouve absurde, quand vous vous plaignez d’un temps atroce de ne pouvoir vous envoyer, un peu du beau soleil et de l'air doux que j'ai depuis trois jours. Pourquoi ai-je quelque chose que je ne puis pas vous donner ? N’ayez pas peur de la marée. Je suis plus leste qu’elle et sans grand mérite car au fond, elle est plus vieille que moi. Voici la bonne raison. La pente de la côte est si douce que la mer avance très lentement et qu’on a toujours le temps de s'en aller.
Je n'ai point de journaux français ce matin, à cause de l'Assomption. J’irai dans la matinée lire le Times, au reading room. On trouve dans une petite ville anglaise tout ce qu’il y a dans les grandes. Mais les bains de mer sont ici bien moins civilisés, commodes, et agréables qu’à Trouville. ce qui est charmant ici, c’est le vicarage. J’ai trouvé là un M. Cunningham, qui est venu me chercher au chemin de fer, beau clergyman de 60 ans et homme d’esprit qui a épousé une femme d’esprit, sœur de Mad. Fry. Une très jolie maison, une bonne bibliothèque, et tous les soins imaginables. Il a introduced Guillaume parmi de jeunes garçons qui jouent au cricket. J’ai été hier les voir jouer, et les enfants voulaient absolument avec une courtoisie à la fois très empressée et très shy, me faire aussi jouer au cricket. Mais je vous ai promis de ne rien faire de nouveau et le cricket serait très nouveau pour moi. Décidément, je suis très populaire en Angleterre, partout. Si je l’étais seulement la moitié autant en France on n’y serait pas aussi embarrassé qu'on l’est.
Vos détails sur Kisséleff sont curieux. On a eu raison de le laisser. Rappelez-vous que je vous ai toujours dit qu'il ne restait pas sans ordres, et qu’il resterait. Que le nom de Mad. Danicau ne vous inquiète pas. Il n’y a rien d'où puisse venir le moindre désagrément réel. Dumon m'écrit qu'il lui est revenu que ceux de nos collègues qui sont à Bruxelles voulaient à toute force, rentrer à Paris. C’est insensé, et je ne puis croire à cette folie. Je sais cependant qu'elle a passé un moment par la tête d’Hébert. Dumon m’engage à leur écrire pour les en détourner. Je vais le faire. C’est un grand ennui sans doute que ce procès qui ne finit pas. Mais l’embarras est plus grand pour nos ennemis que l’ennui pour nous. Et toute démarche de notre part leur donnerait un coup de fouet qui pourrait bien les tirer d'embarras à nos dépens. Nous devons attendre et leur laisser tout à décider et à faire. Adieu. Adieu.
Comme c’est long. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L010_00382.jpg
Cambridge. Mardi 31 octobre 1848
8 heures et demie

Je suis dans une immense chambre, un vrai hall. Je sors d'un immense lit, une vraie chambre. De vieilles boiseries couvertes de vieilles estampes, la grotte de staffa la chaussée des Géants, la Cathédrale d'York, le Colysée &. C’est une grande et excellente maison avec un magnifique jardin et deux avenues formées par deux portes ferrées qu’on ouvre au son d'une forte cloche et qui roulent sur leurs gonds comme des portes de forteresse ou de prison. Je suis arrivé hier à 6 heures et demie, par une nuit close, moitié vraie nuit, moitié brouillard. Et les portes étaient déjà aussi closes que la nuit. J’ai attendu une grande minute à chaque porte avant qu’elle s'ouvrit. Un petit diner, l’évêque d'Oxford et Milnes invités, as my friends, à passer ici deux jours. Et deux professeurs célèbres de l'Université !
Aujourd'hui, tout le jour des courses dans l'université. Grand dîner. Grande soirée. Des visites. J’en ai déjà eu hier, entr'autres Arthur Gordon, le fils de Lord Aberdeen ; a great favourite here, m'a dit mon hôte.
Voilà toutes mes nouvelles. Et voilà la cloche qui sonne pour la prière. Une vie très grave in a hurry perpétuel. Et des esprits très animés, riant beaucoup, en galopant lourdement. L’ensemble est beau, fort honnête, et me plaît sans me suffire.
Je me porte bien. Je crois que je ferai bien quand je serai de retour à Brompton de boire quelques verres d’eau de Vichy. Je n'ai rien, mais je sens que cela me sera bon. On me promet mes lettres dans une heure. Je n'en aurai pas de vous aujourd’hui ce matin du moins. J’espère ce soir celle qui sera arrivée ce matin à Brompton. Je vous veux bien portante et pas amusée. Adieu. Adieu. Adieu. Je vais achever ma toilette. Au fait, il fait froid, malgré un feu superbe. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L010_00398.jpg
Cambridge. Jeudi 2 Nov.1848
5 heures

Je rentre d’une longue promenade, et je trouve votre lettre d’hier. J'espère bien que votre indisposition, est déjà passée. Vous succomberiez en deux jours à la vie que je mène ici. Non pas à table, car je ne mange pas plus qu'à mon ordinaire, et rien que du mouton, du bœuf et du poulet. Mais je marche ou je parle ou j'écoute tout le jour. Il y a ici bien des gens voués à avoir de l’esprit et quelques uns qui accomplissent leur vocation. C’est un beau spectacle de profonde, tranquillité matérielle et d'incessante activité intellectuelles. Plus d’activité qu'à Oxford. Moins de passion politique. On y pense moins. La jeunesse cependant très conservative, peut-être plus que ses maîtres. Ne redites pas cela. Les maîtres m'en voudraient, et ils sont excellents pour moi. D'ailleurs à vrai dire ils sont conservative. J'y deviens peut-être trop difficile. J’entrevois de si loin les déviations !
Mon hôte, le Dr Whowell est vraiment Un homme d’esprit. Un esprit robuste, infatigable, amusé de tout ce qui l’occupe. Je suis frappé de la phrase du Constitutionnel. Il en dit trop. En fait, il ne dit pas vrai. Thiers connait très bien Louis Napoléon. Daru m'a raconté une conversation entre eux. Louis Napoléon a dîné chez Odilon Barrot. Ce qui est clair, c’est que Thiers ne veut pas prendre d'avance ou être pris d'avance. Cela ne me prouve pas qu’il ne veuille pas être poussé au pouvoir, sous la présidence de Louis Napoléon, par la majorité de l'Assemblée nationale. S'il ne veut pas même de cela, s’il refuse absolument d’entrer dans la barque de N. B., Celui-ci sera bientôt usé.
En échange de votre article, en voici un de l'Assemblée nationale que je regarde comme un évènement. C’est la première fois que la fusion est ouvertement annoncée. Et elle se place convenablement sous son vrai drapeau. Je suis sûr que c'est le symptôme d’un pas considérable fait à Paris, par les deux partis. Je pars toujours demain vendredi à 2 heures. Et à moins que vous ne me disiez le contraire, je parlerai de Brompton samedi, à 2 heures, par le Railwvay de Brighton.

Vendredi 3 nov., 8 heures
Je pars tout-à-l ‘heure, par le train de 10 heures au lieu de celui de 2 heures. Il y à quelqu'un à Londres qui doit partir ce soir pour la France, et qui tient beaucoup à me voir auparavant. Je serai chez moi à 2 h. au lieu de 6. Je ne pense pas que cela change rien à mes projets pour demain. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L010_00484.jpg
Drayton manor, Samedi 18 Nov. 1848
9 heures

Je me lève avant 7 heures, pour avoir le temps de vous écrire quelques lignes. La poste est mal arrangée ici : elle part tout à l'heure, à 7 heures et demie puis ce soir à 7 heures. Si je ne vous écrivais pas ce matin, vous n'auriez de mes nouvelles que lundi soir. Je suis partisan de la sainteté du dimanche ; mais je voudrais bien que, là aussi, la sainteté se contentât de la religion, et n'eût pas besoin de la superstition.
Long voyage pour vous. Je l'ai pensé vingt fois, en route. Nous ne sommes arrivés à Farnworth qu'à 7 heures un quart, et à Drayton que quelques minutes avant 3 heures. Sir Robert avait pensé à tout. Son fils m'attendait à Tamworth, et lui devant la poste du Chateau. Beau, grand château, neuf, confortable bien plein. Une belle galerie, et une belle bibliothèque en bas. Une autre belle galerie en haut, que je n’ai pas encore vue. Propriétaire content qui a tout bâti lui-même, et qui en jouit et en fait jouir avec une complaisance contenue son prédécesseur ici était le comte de Leicester, le favori d'Elisabeth. Il a fait abattre la maison du Comte de Leicester. J’ai un bon appartement bed room et dressing room, bien pourvu de tout, et chaud. J'ai assez bien dormi. Nous nous sommes couchés tard, à minuit. Rien que mes deux Collègues, Lord et Lady Mahon, Sir Robert. Lady Peel et trois enfants, deux fils et une fille. Jarnac devait venir. Il est tombé malade avant hier. Lord Aberdeen n'a pas pu venir sitôt. Il viendra du monde aujourd’hui ; hier soir, conversation purement littéraire et historique. Nous parlerons d'autre chose aujourd’hui.
Adieu. Adieu. J’espère bien que j'aurai une lettre aujourd’hui. Nous sommes trop loin. Je répartirai Lundi, à 9 heures, pour être à Londres à 2 heures. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L011_00008.jpg
Ketteringham. Park, Lundi 1 janvier 1849

Vous me manquez aujourd’hui plus encore que de coutume. Un nouvel an ne devrait pas pouvoir commencer sans vous. J'ai prié pour vous ce matin, pour nous, de tout mon cœur. De tout mon cœur, c’est la devise de mon hôte. Elle me plait. Toute cette famille me plait. Il y a du sang français, solidifié et point glacé par le sang anglais. Je suis sûr que je leur plais aussi. Beaucoup même. On se plait aussi, autour de moi. Mais la shyness est grande. Je suis bien aise de laisser mes enfants ici une semaine sans moi. Point de lettres de Londres ni par conséquent de Paris ce matin. J’enverrai chercher la poste à Wymondham à 5 heures celle qui sera partie de Londres aujourd’hui, à onze heures et demie. Je compte sur une lettre de vous. Je partirai demain à onze heures et demie. J’irai voir Duchâtel le soir après dîner. Voici un billet de lui que j'ai reçu hier. Pouvez- vous dicter à Marion un mot pour Lord et Lady Holland, afin d'avoir l'éclaircissement que le Roi désire ? Il a écrit par suite d'une lettre de vous où vous me parliez avec détails de la bonne grâce de Lord Holland dans son offre. Soyez tranquille sur la recommandation que me fait Duchâtel à la fin. J’y avais eu égard d'avance. Louis Bonaparte quelques mois plus tôt ou plus tard périra comme je le prévois depuis qu’il est question de lui, par l'impossibilité de se former un gouvernement et un parti de gouvernement sérieux. Pour tout le monde, sans exception, il n'est lui-même qu’un expédient. Cela paraîtra bientôt, et cela est mortel. Il faut être pris pour soi-même, et à titre définitif. Un grand pays peut être forcé, un jour, de se loger en hôtel garni. Il ne s'y établit pas. Les débuts du Cabinet Barrot sont pitoyables. Il n’aura que des débuts. Je crains qu’on n’arrive trop tôt à la dissolution de l'Assemblée actuelle. Je ne voudrais des élections que lorsque le parfum du nom Napoléon se sera dissipé dans le plein air. Flahaut triomphant ne m'étonne pas. Je lui trouvais depuis quelques mois, plus de bon sens que n'en comporte ce qu’il a d’esprit. Pourquoi pas lui ambassadeur à Londres. Mais Louis B. aimera mieux y laisser son cousin, qu’il ne peut garder à Paris sans danger. N'avez-vous aucune nouvelle de Pétersbourg ? Adieu. Adieu.
A après-demain. Votre dernière écriture est bien plus ferme. Ce n'est pas écrit sans voir. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L012_00443.jpg
Paris le 14 Novembre 1849

Voici votre lettre, & voici encore la mienne puisque vous m'ordonnez de vous écrire. Mais c’est bien la dernière. Que j'aurai de choses à vous dire. Hier tout le monde était charmé du verdict de Versailles, bon correctif à l'amnistie de la veille qui n’a pas fait grand plaisir dans le monde de la majorité. Le duc de Broglie m’a fait une longue visite hier. Je ne le trouve pas si désespéré, mais je lui en demande pardon c'est un suprême [?]. Il avait vu longtemps Lord Lansdowne, il ne m’a pas raconté ce qu'il lui avait dit mais il lui a parlé de Lord Palmerston comme il en pense. Broglie a chassé Kisselef qui était en train de me raconter sa matinée. Il avait été chez le président je crois que cela a été vif ; on n’aboutit à rien ici. J'ai été le soir passer une demi-heure chez Molé. Très curieux salon, pour moi, qui n'ai jamais été dans un salon politique à Paris. Rien que des députés, Molé resplendit. Il était très flatté de mon apparition. Cela a bon air chez lui, grand [?] et facile. Il m’a présenté M. de Montalembert l’extérieur n’est pas brillant. La conversation bonne, un peu tranchante, cassante, mais ses bons principes couvrent tout. Il y avait là aussi Larochejaquelin. J'ai causé un moment avec Changarnier, je ne l'ai pas bien compris quand il m’a dit qu’on entrevoyait quelque chose derrière le rideau. Broglie était là aussi, une foule d’hommes, en femme pas une, excepté Mad. de Hatzfeld. Il est vrai que je me retire de bonne heure.
A entre 7 et 8.
Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L013_00005.jpg
Val Richer, Vendredi 31 mai 1850
9 heures

e suis arrivé ici à 5 heures et demie. J'étais seul dans la malle poste. J’ai beaucoup pensé, à vous et au monde présent. J’ai un peu dormi. Il fait beau et chaud. Ma vallée est verte et calme. Peu de fleurs encore. J'ai emporté une impression triste. J’en trouve ici une douce. Elles se mêlent, sans se détruire. C’est la vie humaine. Je l’arrangerais mieux, pour vous et moi, si j'en étais chargé. Ma présomption ne va pas plus loin. Faute de pouvoir cela, j’arrange mes papiers et mes livres. Je suis un peu las. Adieu. Adieu, à demain une plus longue conversation. Adieu, Dearest. Soignez-vous bien et dites-moi tout sur votre santé. Adieu, adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/MF-G-L013_00106.jpg
Paris mardi le 25 Juin 1850

Quelle grande journée que celle d’hier ! Ce n’est pas à vous que j'ai à en faire la remarque. On dit que l’effet a été prodigieux à l'Assemblée. La loi était perdue, perdue à 100 voix de majorité peut-être. L'apparition de Changarnier à la tribune a été le plus grand coup de théâtre. Imposant, doux, fier. Tout le monde surpris les visages allongés. La bataille gagnée en moins de cinq minutes. 246 voix de majorité. Larochejaquelein, Dalmatie, changeant la couleur de son billet, en s’en voulant. Enfin l’argent au Président, l'honneur à Changarnier. Il a pris possession à la fois des deux pouvoirs de l'État. Voilà le résumé de la journée.
Hier soir chez Hatzfeld, tout le monde, moins Changarnier. Il s’est dérobé aux ovations sincères & hypocrites. Moi bien sincère. Je suis charmée. J'en ai oublié Lord Pal[merston] ! Quelle plein d'injures contre moi dans ses journaux ! I don't care. Noble guerre ! Je crois qu'il aura eu la majorité hier dans la Chambre basse. Mais il a la flèche empoisonnée dans le flanc. Avez-vous lu L’Univers de Samedi ? Quel article sur Thiers ! Molé me dit qu'il est furieux. Je n’ai pas de lettre de vous aujourd’hui, pourquoi ? La poste de Londres ne m'a rien apporté non plus. C’est demain qu'il y aura une pluie de lettres. De quelle couleur seront-elles ? Je crains même une assez forte majorité. & je me méfie beaucoup de Peel. Brunnow a l'ordre de rester à Londres jusqu’à la fin de la session, après on l'appelle à Pétersbourg. Adieu. Adieu.
Dans ce moment un billet du héros d’hier, qui me dit : " Je vais me cacher pendant soixante heures dans un petit chateau du Loiret." Je livre cela à vos méditations. Il revenait de l’Elysée, il me le dit. Adieu. Adieu. P.S. J'ai une réponse. Si l’initiative venait de la part des intéressés les conseils seront bons.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23013_00295.jpg
Trouville. Dimanche 18 août 1850

Vous avez dû bien rire, en effet, vous et le duc de Parme, au moment et après. Vous avez du bonheur, dans vos aventures. C'est juste.
Je dîne aujourd’hui chez Madame de Boigne. Je la divertirai, elle et le Chancelier de votre récit. Il ne se passe rien de si amusant à Trouville. J’ai été hier passer trois quarts d'heure au salon, pour un concert de charité. Un chanteur célèbre, dit-on, et dont je ne savais pas le nom a chanté, pour me faire plaisir le non pui andrai de Mozart, et quelques boléros espagnols. Il s’appelle M. Geraldy. Pas plus de personnes de connaissance qu’il y a huit jours. Beaucoup de gens évidemment riches et fort en train de vivre. Une société inconnue pullule autour de nous. Peu spirituelle, peu honnête, peu fière mais puissante par le nombre et le mouvement. Que d'efforts, et de mal et de temps il faudra pour la faire rentrer dans les bonnes règles, si elle y rentre ! Quelle produise du moins ses propres chefs, des hommes à elle, capables de la conduire. Jusqu'ici elle est aussi stérile que forte.
Le voyage du Président tourne à un assez grand effet. On m’a toujours dit que Lyon serait le lieu de son plus brillant triomphe, malgré les efforts contraires. Je ne vois encore de clair que ce résultat ci, un coup de fouet donné à tous les partis, un accès de fièvre au milieu de l’apathie générale. Les Conseils généraux, qui vont se réunir dans le feu de ce mouvement en seront peut-être un peu excités. Cependant ce qui me revient de ceux de la Normandie n’annonce pas grande ardeur. Ils se disposent à demander la révision de la constitution, sans s'expliquer sur la prolongation des pouvoirs du Président. Ce n’est pas la peine. Wiesbaden et Lyon en même temps. Si bizarre spectacle !
Une personne d’esprit m'écrit : " Rien n'empêchera que le public ne répète et ne croie que vous avez vu le comte de Chambord. Je sais des gens que cette idée console fort. " Ils sont bien bons. Peu m'importe du reste, J'ai besoin que dix ou douze personnes sachent positivement ce qui en est et elles le savent. Le surplus m'est, et est réellement indifférent.
Voici qui est bien loin de Wiesbaden. Notre consul en Californie homme intelligent, m’écrit de Panama, après avoir traversé les Etats-Unis : " M. Bulwer a gagné beaucoup de terrain à Washington. Avec son esprit et ses bons dîners, il mène le sénat. Il serait difficile de placer maintenant les relations entre la France et les Etats-Unis sur l'ancienne base d’une hostilité commune ou d'une méfiance commune à l'égard de l'Angleterre. Personne en Amérique ne croit à la république française. C'est, aux yeux des démocrates comme des Whigs, une expérience faite et manquée. Les Américains se sont sentis humiliés des hommes qu'on leur a envoyés. "

Midi.
Moi aussi, je suis bien contrarié de votre lit. C’est bien dommage que je ne sois pas là, nous nous soignerions mutuellement, car je ne suis pas non plus tout-à-fait en bon état. L'humidité paraît vouloir cesser ici. Adieu Adieu. Lisez dans la Revue des deux mondes (15 août) un article intéressant sur la première campagne du Maréchal Radetzki Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23013_00309.jpg
Trouville, Jeudi 22 août 1850

Vous rendez compte dans la perfection. Reste à mettre à sa juste valeur l'impression et le dire de vos deux interlocuteurs, vous feriez cela à merveille aussi. Si vous aviez vu vous-même. Pourvu que vous laissassiez aussi à votre propre impression le temps de s'apaiser et de le juger. En tout cas, ce que vous me redites est très curieux et très important. Et il y a au bout des paroles, un fait très significatif, l’attitude prise envers. M. de la Rochejaquelein. Le jour où les hommes sérieux et sensés dirigeront au lieu de suivre, le parti sera un parti politique. Cela lui a manqué jusqu'ici. Strasbourg et Wiesbaden, la rive gauche et la rive droite, étrange spectacle ! J'attends avec curiosité des détails sur le Président à Strasbourg. Je les aurai ce matin. Il ne me paraît pas que Besançon, ait été merveilleux. Je suis frappé de ce bal où le Président s’est vu obligé d'aller et dont il s’est hâté de sortir. M. de Montalembert devrait régner à Besançon.
J’ai fait hier ma course chez Mad. Denois par une tempête de pluie, en allant et une tempête de vent en revenant. Ce que c’est que d'avoir promis. Je ne puis souffrir de faire manquer ce que les gens ont pris peine à arranger. C’est un très joli cottage dans un joli pays un peu sauvage. De bons conforts et de beaux tableaux au au milieu des bois et au bord de la mer. J’ai assez conservé la faculté de prendre intérêt quand j'y suis, aux choses dont je ne me soucie pas du tout quand je n’y suis pas. Wiesbaden est très populaire dans cette maison-là. Ce qui n'empêche pas le Président d'y être populaire aussi. On voudrait bien l'avenir qui plaît mais à condition de ne rien risquer dans le présent.

Midi
Je ne m'étonne pas que Duchâtel n’eût rien à vous dire. Il paraît que Creuznach est un vrai trou. Thiers à Bade, Duchâtel à Creuznach pendant que le comte de Chambord est à Wiesbaden, et personne ne leur en demande raison. M. Royer Collard redirait bien encore : " pour M Guizot, on ne lui passe rien. " J’avais raison sur Besançon. Evidemment le Président n'y a pas été bien reçu, s’il ne l'est pas bien à Strasbourg, le voyage sera médiocre. On comptait beaucoup sur la Lorraine et la Champagne, Nancy, Metz, Châlon, Reims. Nous verrons. Ici c'est-à-dire à Cherbourg, il n’aura ni désagrément, ni grand agrément. On l’y attend le 4 ou le 6 septembre.
M. de Daunant m'écrit des Pyrénées où, il se promène depuis six semaines, qu’il n’y trouve pas l'ombre d'un rouge ou d’un socialiste. Rien d’ailleurs dans les journaux. Est-il vrai que Radowitz tombe tout-à-fait ? Adieu, Adieu.
Je voudrais, pour votre plaisir, que vous rencontrassiez votre grande Duchesse. Elle vous intéresserait quelques heures. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23015_00114.jpg
28 Château Stolzenfels Vendredi 2 juillet 1852

Vous ne sauriez vous figurer la fatigue que j’éprouve. Je suis rendue. J’attrappe un moment pour vous dire deux mots.
Hier le roi est venu nous prendre à Eltville. Grand concours, grandes embrassades, belle navigation. Dîner à bord, marche lente pour jouir de la vue, des applaudissements de la foule, le canon incessant. Le temps fort beau. Une petite partition sur le pont pour l’Impératrice. Le roi, les Princes. Bonne conversation. J’étais de ce petit cercle. Le roi très agréable, spirituel. et gai. La soirée ici, décousue ; illumination de toute la contrée, toutes les ruines. Moi plus ruine que tout cela ; j'ai été chercher mon lit à dix heures. J’ai dormi et beaucoup aujourd’hui. Il faut que je mange.

1 heure. Je rentre d'une longue séance chez l'Impératrice. Votre lettre m’a été remise à mon réveil, celle où vous me parlez de mon empereur : je l'ai lu à l’Impératrice qui en a été charmée. Adieu. Adieu.
Demain à Brumath après-demain à Cologne. ou même Aix la Chapelle. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23014_00010.jpg
Val Richer, Samedi 17 mai 1851
9 Heures

Le beau temps continue. Je me suis promené hier tout le jour. Ce matin il fait déjà chaud. Je voudrais vous envoyer pour dîner demain soir votre salon, une vingtaine de mes belles tulipes. Vraiment très belles, des combinaisons infinies de toutes les nuances, de toutes les couleurs.
C’est un singulier effet de ne voir personne et de n'entendre parler de rien. Il faut vivre à la campagne, pour comprendre combien la plus grande partie, la presque totalité de la population est loin de la politique, et se doute peu de tout le monument qu’on se donne ailleurs pour disposer d’elle. Je me figure que les plus grandes tempêtes de l’océan, pénètrent aussi bien peu avant sous les eaux, et que le fond reste très tranquille pendant que la surface est si agitée.
J'attends votre lettre et les journaux. Un seul journal ; je n'ai demandé que l'assemblée nationale, et si je ne me trompe elle m’apportera un long fragment de l'éternel panégyrique de la Monarchie. Je suppose que c’est un livre que M. de Salvandy nous donne par chapitres. Puis il recueillera les chapitres pour nous donner le livre. Cela vous est assez égal.

Onze heures
C'est très bien fait de penser à moi quand je n’y suis pas. Ce sera très bien fait d’y penser et tout autant, quand j’y serai. Car j'y serai après-demain. Je pense à mon retour avec autant de plaisir que si j'étais loin de vous depuis un mois.
Merci de vos nouvelles. Je ne connais personne qui sache comme vous ramasser les miettes et en faire un bon plat. Je ne savais pas que la Duchesse de Parme eût ordre de voir les d’Aumale. On a raison de le lui prescrire. Du reste, je regrette peu, en y pensant, qu’elle n'ait pas eu cet ordre là il y a trois ans. C’était trop tôt. Il fallait du temps, et il en faut encore. Puisque entre Princes, on na pas fait l'affaire vite et qu'on l'a laissé traiter entre nous autres, autant vaut, il vaut même mieux qu'elle s'achève entre nous et que les Princes la reçoivent de nos mains. Ce sera leur faute s'ils n’y paraissent que pour accepter au lieu de faire.
On aura écrit de Paris à la Duchesse d'Orléans, sur Lady Allice. Je ne crois pas plus que vous à l'abdication de la Reine du Portugal, ni au message de Mazzini. Armand Bertin a dîné chez Paul de Ségur, avec Lasteyrie seulement. Il avait refusé l'autre. Dîner insignifiant, et plutôt triste, à ce qu’il dit. Je suis bien aise que vous soyez rentrée possession de Montebello et de Duchâtel. Adieu.
Moi, je n'ai pas même de miettes à ramasser pour vous. Adieu, adieu jusqu'à après-demain. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23014_00067.jpg
Ems jeudi 17 Juillet 1851

Voilà votre petit mot du Val Richer. Nous sommes bien loin l'un de l’autre. Le dimanche arrive ici jeudi la réponse vous parviendra donc lundi. Il y a de quoi aller et venir quatre fois en Angleterre. Ma soirée s’est passée comme l’autre, d’Haubersaert & moi au piquet. Le Prince George de Prusse, Duchâtel, la duchesse d'Istrie, le comte [?] très joli jeune homme aide de camp du Prince, au lansquenet Marion regardant. On lui prend son argent je ne veux plus qu’elle joue.
Je ne me baigne pas aujourd’hui, je veux me reposer. J’en profiterai pour aller faire visite à la petite princesse. 2 heures. J’ai été les voir. De charmants enfants, & la petite, jolie comme un ange. Ellice viendra probablement ici. Le parlement va se séparer bientôt. Adieu. Je n’ai pas un mot de plus à vous dire Adieu.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23015_00214.jpg
Paris samedi le 14

Vous n’avez pas idée de la grandeur, splendeur, variété, des préparatifs pour demain. C'est immense. Ils coûtent déjà plus d’un million. Je marche un peu mieux, et toujours très mal avec des bras.
Hier soir j'ai vu beaucoup de monde, Hecken entre autre, disant que Fould est premier ministre et s’en réjouissant. On ne parle pas volontiers du mariage. Et on dit qu' on n'y a jamais sérieusement pensé. Je commence à croire qu’il ne se fera pas. La Princesse Schoenbourg est ici, très changée. La Comtesse de Brandebourg amie intime de l’Impératrice est arrivée aussi. Et la princesse Paskévitch, en voilà des princesses !
L'Électeur de Hesse est arrivé que fera-t-il ? On est ennuyé de cela. S'il ne fait pas visite on pourrait l'envoyez promener. S'il la fait que diront ses camarades ? L’enfant de Tolstoy n’est pas mort. Il y a un peu d'espoir. La visite de la reine d'Angleterre, semble être de l’intention, marquer la protection.
Je vous écris à bâtons rompus. Je suis dans les horreurs de maîtres d'hôtel. Ah quels tracas pour une femme & seule sans conseil. Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23016_00209.jpg
42 Val Richer, Jeudi 4 Août 1853

J’ai devant moi le plus épais brouillard que j'ai vu depuis longtemps dans un pays où j'en vois beaucoup ; mais c’est un brouillard blanc du matin que le soleil élève et dissipe en une heure, et qui présage une belle journée. Nous en retrouvons quelques unes, mais sans suite et sans sécurité mêlées de mal et précaires, comme tous les biens de la vie.
Je ne suis pas inquiet comme vous ; je suis pourtant moins tranquille que je ne l’ai été jusqu'ici. La question primitive et turque me paraît arrangée ; vous demandez moins que vous ne vouliez d'abord ; la Porte dira ce que vous voulez ; vous lui répondrez comme elle vous le demande ; il n’y a là plus d’embarras. Mais il y en a maintenant entre l'Europe et vous ; un gros et un petit. Le gros tient à la position isolée que vous travaillez à reprendre envers la Porte ; le petit a été créé par les circulaires de M. de Nesselrode. Une question de vieille politique et une question d’amour propre récent. J'espère bien, ou plutôt je compte que ni l’une, ni l’autre n’amènera la guerre ; mais je ne vois pas encore comment on les arrangera l’une et l'autre, à la quasi satisfaction des partis intéressés, condition nécessaire de tout arrangement. Il faudra bien qu’on en vienne à bout. Quand ce sera fait, je me donnerai le plaisir de vous dire ce que, depuis longtemps, j’ai à vous dire, et je ne vous dis pas.
Je vois que vous aussi vous faites parader vos flottes dans la Baltique comme dans la mer noire. Est-ce bien utile et de bien bon goût ? Cela me fait un peu le même effet que le camp de Chobham en Angleterre, un joujou rare et fragile dont on s'amuse. En général, il ne faut pas se mettre beaucoup en avant par le côté où l’on n'est pas le premier. Il paraît que notre ami Aberdeen a couru un véritable danger. Les cabs font bien du bruit à Londres. Je ne leur aurais jamais pardonné s'ils lui avaient fait vraiment mal, car je l’aime toujours beaucoup malgré son silence que je comprends. Plus on aurait envie de causer à coeur ouvert, moins on parle quand on ne le peut pas.
Avez-vous fait quelque attention, dans le Galignani, aux articles tirés d’un nouveau journal Anglais, the Press, qui me paraît se consacrer à la cause de l'Aristocratie territoriale, intelligente et libérale, de l'Angleterre ? Je viens d'en lire un, sur l’Angleterre, la Russie et les Etats-Unis, qui est très spirituel et très politique. Je voudrais bien que cette cause-là, qui est la bonne, fût bien défendue ; elle l'est bien faiblement depuis longtemps.
Je vous quitte pour faire ma toilette. Je pars ce matin à 10 heures, pour une course de campagne qui me prendra la journée. Je fais plus de ces courses-là que je ne voudrais. Mon gendre Conrad cherche à acheter une petite terre dans ce pays-ci, et il me demande d'aller voir tout ce qu’on lui propose. J’espère que ce sera bientôt fini. Pauline est encore un peu souffrante, plus de fièvre, mais une névralgie douloureuse, et qui l'abat.

10 heures
Adieu, adieu. Je pars sans que mon facteur soit arrivé, ce qui est toujours un grand ennui. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23016_00356.jpg
Au château de Broglie, mardi 18 Oct. 1853

Je m'assois pour vous écrire et on m’apporte votre lettre d’hier. Celle de M. de Meyendorff est très rassurante. Il faut être deux pour faire la guerre. Le seul embarras, c’est qu’il y a trop de gens pour faire la paix. Ils ont bien de la peine à s'entendre. Ils en viendront à bout pourtant. Mais évidemment vous occuperez les principautés tout l'hiver.
Il n’y a personne ici que les maîtres de la maison. Barante, et Mad. Anisson sont partis avant hier. C’est bien un des lieux les plus tranquilles qu’on puisse imaginer. Beau et froid. On n’y sait point de nouvelles, quoiqu'on les aime. On se promène et on cause beaucoup. Bonne conversation, très sensée. Je trouve la princesse de Broglie changée, maigre et pâle. Ma fille croit qu’elle est grosse. Elle a déjà quatre fils.
J'écrirai demain à M. Monod ; mais sa lettre me fait, comme à vous l'impression qu’il n’a, quant à présent, point de pensionnaires, et je suis tout-à-fait de votre avis, il faut des camarades. M. Meyer, dont il parle est un excellent homme, pasteur luthérien, collègue de M. Morny. Je sais qu’il a en effet plusieurs fils jeunes peut-être à défaut de M. Monod cela conviendrait-il ?
Il est très bon que le Roi Léopold aille en Angleterre. La Reine Marie Amélie s’est arrêtée à Genève assez malade d’un rhume violent. En arrivant, elle avait fait dire à Mad. de Staël, qui est à Coppet de venir la voir, et quand Mad. de Staël est venue, elle n’a pas pu la recevoir. Elle restera à Genève jusqu'à ce que son rhume soit tout-à-fait passé. On n’avait cependant point d'inquiétude sur son compte.
Je suis bien aise que vous ayez retrouvé Dumon, et que du monde vous arrive. Je crois que vous en aurez beaucoup cet hiver. On sera agité sans vrai malheur, ni même vraie inquiétude. On court alors, on voyage.
Je trouve excessif que Kisseleff et Hübner ne soient pas invités à Compiègne. Il n’y a pas de raison pour cela. C'est trop d'empressement à couper l'Europe en deux, sans compter qu’on ne la coupe pas réellement en deux. Tant qu'Aberdeen sera au pouvoir, il ménagera l’Autriche, et la Prusse fera toujours plus que vous ménager. Adieu.
J’irai samedi prochain 22 au Val Richer dire adieu à ma fille Pauline qui part le lundi 24 pour Hières, je reviendrai ici Mardi 25 pour toute la semaine prochaine. Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23017_00027.jpg
6. Paris, Mercredi 1er mars 1854

J’ai bien fait hier soir ce qui vous convient. Soirée très éparpillée. D'abord chez Mad. d’Haussonville la mère, puis chez Molé, puis et l’ambassade d’Angleterre. A ma première station, rien que les Broglie et les Ste Aulaire, Mad. d’Haussonville et Mad. d'Harcourt en grande toilette de bal, pour Mad. de Chastenay. Drôle de bal, donné seulement pour les femmes mariées. Mad. Piscatory a demandé la permission d'y amener sa fille Rachel, et elle a reçu une réponse si peu gracieuse, faisant sonner si haut l'exception qu’elle n’y est pas allée, non plus que sa fille. Chez M. Molé, peu de monde ; le Mardi gras absorbe tout. Toujours plus de femmes que d'hommes. Duchâtel, le Duc de Noailles, Rémusat, M. de Vogué, Pageot, & Molé triste, et vide, cherchant ce qu’on peut faire pour vous remplacer et ne trouvant pas. " Je ferai tout ce qu’on voudra pour cela. " Je n'ai pas répondu.
Le Duc de Lévis avait des nouvelles très récentes de M. le comte de Chambord qui reste à Prague indéfiniment. Il s'y trouve bien ; l'ex. Impératrice aime beaucoup la comtesse de Chambord. Vous ai-je dit que la Reine Marie-Amélie, en allant en Espagne, avait promis à sa fille la Princesse Clémentine d'aller, en revenant, passer quelques jours chez elle à Cobourg ? Si elle exécute son projet, en revenant plutôt, comme on le dit, à cause des troubles d’Espagne, le comte de Chambord ira probablement la voir à Cobourg. Le Prince et la Princesse de Joinville y seront avec leur mère, et le Duc d'Aumale ira peut-être jusques là au devant d’elle. Double visite donc ; le grand Duc de Gotha et Cobourg (car ce n'est plus qu’un, n'est-ce pas ?) à Paris, et toute la maison de Bourbon à Cobourg. Est-ce que le grand Duc de Gotha est destiné à remplacer ici le duc de Brabant ?
Assez de monde à l’ambassade d'Angleterre ; pas beaucoup pourtant ; les salons ressemblent à un habit trop large. Plus de Français que la dernière fois ; Flahaut, Fould, l’amiral Lasusse, his de Batenval, Michel trouve bien ; l'ex. Impératrice aime beaucoup Chevalier, et quelques autres. Lord Raglan, en conversation intime avec le petit général Chranowski (est-ce bien son nom ?), celui qui commandait l’armée Piémontaise à la bataille de Novare. On dit que c’est un homme capable, quoique battu. J’ai causé un moment avec Fould qui ne recherchait pas la conversation, plus longtemps, avec Flahaut qui était triste et inquiet de l'avenir, pour tout le monde. Peu cependant pour l’Angleterre ; on lui écrit que Lord John commence à mollir un peu sur son bill de réforme, et qu'il pourrait bien être amené à consentir à le laisser tomber. Quelque membre libéral et ami du cabinet proposera de déclarer qu’en ce moment la mesure est inopportune et demandera l’ajournement, qui passera. On dit que si Lady John ne s'en mêlait pas, son mari serait assez traitable ; mais elle ne l'est pas du tout.
Je vous retire, les sages mesures financières que je vous avais annoncées, le rétablissement de l'impôt du sel et des 17 centimes dégrevés sur la contribution foncière. Des gens compétents m'ont dit hier soir qu’il en avait en effet été question, mais que le bon sens avait été battu et que le budget présenté au Conseil d'Etat n'en disait rien. On a craint l'impopularité. Cela vous sera bien égal.
Lady Cowley m'a trouvé bien aimable d'être revenu. Je n'étais dans mon lit, qu'à onze heures et demie.

Jeudi 9 heures
Je reprends ma lettre que j’ai gardée pour une bonne occasion qui part aujourd’hui. La journée d’hier n’a pas été aussi paisible, dans les rues de Paris, que le disent les journaux. Pendant qu'à mon extrémité du Boulevard, on célébrait les obsèques de l'amiral Roussin avec toute la pompe due à un maréchal, canon, garnison sur pied, infanterie, cavalerie, artillerie, église magnifiquement décorée, grande foule de spectateurs curieux et froids, à l'autre extrémité sur la place de la Bastille, huit à dix mille ouvriers avec quelques douzaines de bourgeois se réunissaient pour attendre le convoi de l'abbé de Lamennais, c’est-à-dire une bière suivie par huit personnes, et escortée par un fort détachement de gardes municipaux. L'abbé de Lamennais avait, par son testament, formellement interdit qu’on portât son corps à l'Église, désigné les huit amis qui devaient seuls l'accompagner au cimetière, et ordonné qu’on descendît son cercueil dans la fosse commune, sans aucune cérémonie, pierre, inscription & &
A l’arrivée sur la place de la Bastille, les huit ou dix mille ouvriers ont voulu suivre le corps ; les gardes municipaux s'y sont opposés, ont dissipé la foule, barré une rue et fait cheminer le petit convoi solitaire vers le Père Lachaise. Mais devant la porte du cimetière, ils ont retrouvé, et bien plus nombreuse, la foule qui s’y était rendue par toutes sortes de voies détournées plus de 20 000 personnes, dit-on. Là, nouvel effort du peuple pour entrer dans le cimetière à la suite du cercueil de l'abbé ; nouvelle résistance des gardes municipaux, qui avaient reçu les renforts. On a repoussé, chargé, dispersé la foule, sans coup de feu ; le petit convoi est entré tout seul, la porte du cimetière a été fermée, et l’enter rement s’est fait avec autant de solitude et d'impiété que l’avait voulu le mort. Des agents de police se sont rendus immédiatement aux bureaux des journaux pour les inviter à ne rien dire de tout cela. J'étais, à cette heure-même, chez Mad. Lenormant, avec 25 personnes, Noailles, Voqué, Vitet, Kergorlay &, entendant une lecture de M. Villemain sur les efforts des conquêtes d'Alexandre pour l'influence des Juifs dans le monde et l’aplanissement des voies au Christianisme. M. de Riancey, le rédacteur en chef de l’Union est venu nous raconter ce qui se passait, et les récits de la soirée ont confirmé le sien. Le père Ventura, l’archevêque de Paris, tout le clergé, ont fait leurs efforts pour obtenir de l'abbé de Lamennais quelque parole de repentir, quelque apparence de mort régulière.
On se serait contenté du plus transparent mensonge. On n’a rien obtenu. Le chansonnier Béranger, et cinq ou six autres gardaient la porte du mourant et renvoyaient tout le monde, polis, mais péremptoires. L'orgueil enragé et désespéré du renégat a eu pleine satisfaction. Il ne vivait pourtant plus, depuis trois ou quatre ans que du produit de sa traduction de l'Imitation de J.C. !
La politique de police et de compression continue, sans violence mais non sans astuce et malice. Le 22 février, quand on a été décidé à interdire toute manifestation le 24, le préfet de police a mandé chez lui, un certain nombre de chefs et d’ouvriers des principaux ateliers de Paris. Il leur a notifié l’interdiction en leur déclarant qu'elle serait fermement maintenue. Puis, il a ajouté : " à quoi bon tout cela pour vous ? Vous ne faites que servir les légitimistes et M. Guizot. Lisez la presse ; vous y verrez ce qu’ils veulent et ce qu’ils font."
Il avait devant lui, sur son bureau, un moment de la presse. Il a répété mon nom trois fois, avec l’intention évidente de réveiller dans ce monde là l’irritation contre les légitimistes et contre moi. Je tiens les faits de deux assistants intelligents. Ceci bien pour vous seule, comme de raison. Mais il est clair que la police et la presse, au service du Palais Royal, m'en veulent à mort de la fusion, et voudraient bien trouver à mordre sur moi. Ils ne trouveront pas. Je suis et resterai aussi immobile que décidé. Seulement, ne vous étonnez pas, si ma correspondance est très réservée. Quel volume ! Je me figure que nous causons. Adieu, Adieu.
Dites-moi que vous avez le N°6.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
https://eman-archives.org/Guizot-Lieven/import/images/23017_00066.jpg
17 Paris, Mardi 14 Mars 1854

Le bruit court ici qu’il se fait en ce moment un dernier effort pour un accommodement, que le comte de Nesselrode, le comte Orloff et le Prince de Metternich se sont entendus, à cet effet, entre eux et avec Berlin, que la mission du Prince de Hohenzollern et du général Groeben sont à ce dessein, qu’il s’agirait de préliminaires de paix dont votre Empereur serait déjà à peu près d'accord, qui seraient officiellement convenus ensuite entre vous et la conférence de Vienne, après quoi vous traiteriez définitivement tête-à-tête avec les Turcs. J’ai peine à croire que cela soit réel, et encore plus que cela aboutisse. On est trop engagé de part et d’autre, et un tel mouvement ne s'arrête pas devant un travail si incertain et si obscur.
Je ne suis pas sorti hier soir. Je suis resté chez ma fille, à jouer au whist et à causer domestiquement. Vous ai-je dit qu'avant hier, dans la matinée, j’ai rencontré Thiers chez Mad. de Rémusat ? Quand je suis entré, il était assis à côté d'elle sur un canapé, avec deux autres visiteurs dans le salon ; il s'est levé en m'offrant sa place. " Non, lui ai je dit, je ne me mettrai sur ce canapé que si vous y restez. - bien volontiers. " Nous nous sommes assis à côté l’un de l'autre, et Mad. de Rémusat est allée se mettre sur un fauteuil. Une heure de conversation animée, et amusante.
Thiers, très partisan de la guerre ; vous croyant très puissants et très redoutables mais mon pas invincibles ; tôt ou tard, il aurait fallu en découdre avec vous ; l'occasion est bonne pour l'alliance, mauvaise pour vous. Inquiet de l’avenir cependant ; parlant bien du Maréchal Vaillant comme ministre de la guerre, homme capable, honnête et homme d’ordre, du reste, très bon enfant et visiblement caressant, non sans un peu d’embarras, en commençant. Mais tout embarras disparaît vite entre gens d’esprit. Cette heure là m'a plu, sans ne rien apprendre, ni rien changer.
On m’a dit positivement que Castelbajac avait été reçu. Je tâcherai de savoir comment. Je remarque que les diplomates ne viennent presque pas chez Molé. J’y suis allé les deux derniers mardi ; Hatzfeld lui-même n’y était pas. J’ai rencontré Hübner samedi sur l'escalier des Rothschild. Il descendait je montais. Nous nous sommes arrêtés deux minutes à causer, pour rien. Il n’a paru plutôt pas content. Adieu, Adieu. Je dîne aujourd’hui chez Madame de Caraman. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
MF-G-L#017_00238.jpg
53. Bruxelles le 9 mai 1854

J’ai lu une lettre d’un homme d’affaires d’Odessa qui rend compte ici à une dame russe de ce qui s’est passé à Odessa. Le palais de cette dame à côté de celui de Woronzoff n’a pas souffert. Woronzoff un peu endommagé pas beaucoup. Les vaisseaux du port marchand brûlés, une batterie détruite, une poudrière sautée. Une femme tué par un boulet au milieu d'une place. Voilà tout. La lettre est du 28 avril. Les flottes étaient parties depuis deux jours. Le rapport d'Osten Saken parle d'une descente de 1800 hommes repoussés avec perte. Vos rapports n'en parlent pas du tout. Vous voyez qu’au bout du compte ce n’est ni très gros ni très nul. Le conseil de Belgique dit exacte ment la même chose. En fait de vaisseaux étrangers 3 grecs 3 Sardes, & un autrichien brûlés. Bronkers était ici hier soir et m’a compté les détails. Rothschild est reparti. Je n’ai pas un bout de lettre de Paris ni d’autre part.
Vous voyez que les voyages de Bruxelles vous font mieux que ceux du Val Richer. Vous n'êtes pas fatigué en venant ici. Je vous porte bien envie d’avoir un coin et un joli coin à vous. Toute ma vie j’ai désiré cela. J'ai de quoi payer le coin, mais pourra-t-il me plaire si je n’ai pas de quoi le peupler ? Vous ne savez pas comme je jouis d’un brin d’herbe, mais comme j’ai besoin de le dire ! Adieu. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
MF-G-L#017_00291.jpg
75 Paris, Mardi 24 Mai 1854

Journée bien insignifiante hier. Une commission de l'Académie pour juger un concours ; puis l’Académie elle-même jusqu’à 5 heures. Le Duc de Noailles n’y est resté qu’un moment. Il allait entendre, pour la seconde fois, la lettre d’un morceau biographique de Sabine (M. de Standith) sur la vicomtesse de Noailles. Il dit que c’est très bien, mais très bien. Il faut que ce soit très bien pour deux lectures. Le Duc de Noailles est très famille. Molé m'a ramené chez moi. Bien vieux, et toujours de mon avis ; avec cette nuance qu’il en était avant que je lui eusse dit mon avis, ce qui est moins aimable. En rentrant chez moi, Dumon et Mallac. Dumon triste politiquement, content, administrativement ; son chemin de fer va bien. Il part, ces jours-ci pour aller en ouvrir un grand morceau. Duchâtel part demain pour le Bordelais. Molé va s’établir à Champlatreux le 1er Juin. Le Duc de Broglie à Broglie où il ne passera que six semaines. Il ira ensuite, avec son fils Paul, à Coppet, pour ne revenir à Broglie qu'à la fin d'Octobre. Vous voilà au courant les mouvements de mes amis.
J’ai vu la Princesse de Broglie avant hier, relevée de couches, étendue sur son canapé, enveloppée dans une robe de soie rose uni. Elle était charmante.
Je suis dans ma grande tristesse pour ma maison. Et mon grand ennui. Il paraît certain qu’on me chassera l'automne prochain, peut-être au mois d'Octobre. La ville a traité avec une compagnie, dont M. Pereire est le chef et qui se charge de faire le nouveau boulevard de la Madeleine, à la barrière Monceau. Je cherche des appartements. J'en ai vu deux qui sont possibles ; l’un rue du faubourg St Honoré, N°64, en face de Mad. de Pontalba ; l’autre rue du Cirque N°5. Mais je ne serai jamais la moitié aussi bien que je le suis chez moi.
Génie n’avait pas encore vu Rotschild hier. Je crois qu’il le verra demain.
Voilà le traité Austro Prussien dans le Journal des Débats. Mais non pas l'article additionnel et secret qui est le plus grave. Vous le connaissez. Les cas de guerre y sont stipulés bien formellement, et d'après ce que vous me dites de l'État des esprits à Pétersbourg, je doute fort qu’on y commente " à arrêter tout progrès ultérieurs des armées Russes sur la territoire Ottoman et à donner des garanties de la prochaine évacuation des Principautés " Vous payerez cher l’inconvénient des états despotiques, où ni le souverain, ni le peuple ne savent la vérité.
Vous pouvez vous donner le divertissement d'être jalouse de qui vous voudrez ; cela ne tire pas à conséquence. Il y a un peu de vrai, pas tout, mais un peu, dans ce qu’on vous a dit de Mad. Mollien ; quelque prétention, et trop de flatterie.
Qu'est-ce que vous avez à la poitrine ? Toussez-vous ? Je vous demande en grâce de me dire tout sur votre santé. Ma peur est toujours d'en trop rabattre de ce que vous me dites, car j’ai le malheur de ne pas me fier à vos impressions. Grand malheur, vous aimant comme je vous aime. Et de loin !
L'adresse de Génie est rue du faubourg Montmartre, 52. Adieu, Adieu.
Aujourd’hui, j’ai le Consistoire, l'Académie, et je dîne chez Broglie. Je pars toujours pour le Val Richer. Vendredi soir. Vous m'écrirez là vendredi. adieu. G.
Formats de sortie

atom, dcmes-xml, json, omeka-xml, rss2