Guizot épistolier

François Guizot épistolier :
Les correspondances académiques, politiques et diplomatiques d’un acteur du XIXe siècle


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Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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4. Château d’Eu Samedi 2 sept. 1843
Onze heures du soir

Je rentre dans ma chambre. Vous aurez, vous seule, mes premiers mots de récit. Il y a des choses auxquelles je sacrifierais de grand cœur le plaisir que je viens d'avoir. Il y en a mais pas beaucoup. Et 5 heures un quart, le canon, nous a avertis que la Reine était en vue. A 5 heures trois quarts nous nous sommes embarqués, le Roi, les Princes, Lord Cowley, l’amiral Mackau et moi dans le canot royal pour aller au devant d’elle. Nous avons fait en mer un demi mille. La plus belle mer, le plus beau ciel, la terre couverte de toute la population des environs. Nos six bâtiments sous voiles, bien pavoisés, pavillons français et anglais saluaient bruyamment, gaiment. Le canon couvrait à peine les cris des matelots. Nous avons abord, le yacht. Nous sommes montés. Le Roi ému, la Reine aussi. Il l’a embrassée. Elle m'a dit : " Je suis charmée de vous revoir ici. " Elle est descendue avec le Prince Albert, dans le canot du Roi. A mesure que nous approchions du rivage, les saluts de canon et de voix s'animaient, redoublaient. Ceux de la terre s’y sont joints. La Reine, en mettant le pied à terre avait la figure la plus épanouie que je lui ai jamais vue ; de l'émotion, un peu de surprise, surtout un vif plaisir à être reçue de la sorte. Beaucoup d'embrassades, et de Shake hands dans la tente royale. Puis les calèches et la route. Le God save the queen, autant de Vive la Reine ! Vive la Reine d'Angleterre ! que de Vive le Roi. Rien n’y a manqué si ce n'est une porte du parc par laquelle le Roi voulait qu'on entrât, et qui ne s'est pas trouvée commode pour huit chevaux. Il a fallu prendre la grande porte et raccourcir un peu la promenade. En arrivant, salut général des troupes dans la cour du château. Tout cet entourage anglais avait l’air très content, très, très.
Nous avons dîné à 8 heures un quart, et on vient de se séparer. J'ai commencé avec Lord Aberdeen. Il est presque amical. Voici ses premières paroles : " Je vous prie de prendre ceci comme un indice assuré de notre politique, et sur la question d’Espagne et sur toutes les questions. " Nous avons touché à toutes en nous disant que nous les coulerions toutes à fond. Je ferai pour mon compte, de la politique très ouverte, très franche, et je crois qu’il en fera autant. Brünnow et Neumann lui ont presque fait des remontrances officielles sur ce voyage. Il s’est un peu fâché et un peu moqué. Point de Paris. Elle restera ici jusqu'à jeudi. Il faut qu’elle soit à Brighton Jeudi 7 à 2 heures. Demain, jour tranquille ; Strict sabbath. Lundi, promenade et luncheon dans la forêt. Mardi musique. Mercredi spectacle ; Arnal est arrivé. Voilà les premières vues. Moi, je commencerai demain mes conversations. J’ai fait un memorandum superbe.
Adieu. Je vais me coucher. Je suis un peu las. Que vous me manquez ! Adieu. Adieu. G.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Beauséjour onze heures
Dimanche 7 septembre

Beau temps, bon vent. J'espère que cette reine arrivera aujourd’hui. Mais j’espère sur tout que le changement d'air vous aura été bon pour vous débarrasser de votre rhume. Hier j’ai vu chez moi Appony, les Flahaut, Keisseleff, Malkan.
L'arrivée de la reine n'a pas l’air de surprendre. beaucoup. Mais certainement elle ne plait pas à Appony Il n’est préoccupé au reste que de son gendre. Il ne peut plus traîner longtemps.
Je m’ennuie bien sans vous. Vous pourrez compter sur cela. Je m'en vais à l’église, & puis rentrer ici pour mon lunchon. Je renonce à tenir mes assises en ville, cela me gêne. D’ailleurs le temps est trop beau pour le dépenser là. 2 heures. Je rentre. Après l'église. J’ai vu Génie chez moi Il n'ttend de vos nouvelles qu’à 3 heures. C’est long. Je. voudrais pouvoir répondre & il me semble que cette lettre-ci partira avant l’entrée de la vôtre. Je la remets à votre fille. Adieu. Adieu. What a bore to be without you. Adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Lowestoft, jeudi 17 août 1848
10 heures

Le temps est superbe. Je viens de me promener au bord de la mer. Mais vous manquez au soleil et à la mer bien plus que la mer et le soleil ne me manqueraient si vous étiez là. D’Hausonville m’écrit très triste quoique point découragé : " A l'heure qu’il est, me dit-il, le pouvoir nouveau est, vis-à-vis de la portion saine de l'Assemblée nationale à peu près dans les mêmes dispositions que l’ancienne commission exécutive. Autant que M. de Lamartine, M. Cavaignac redoute l’ancienne gauche, et comme lui il est prêt à s'allier avec les Montagnards, pour ne pas tomber dans les mains de ce qu'il appelle les Royalistes. Ce dictateur improvisé paie de mine plus que de toute autre chose, et a plus le goût que l’aptitude du pouvoir. Vienne une crise financière trop probable ou la guerre moins impossible depuis les revers des Italiens, et la république rouge n’aura pas perdu toutes ses chances. " Il veut écrire sur la politique étrangère passée. Il me dit que c’est à son excitation que son beau frère a écrit dans la revue des Deux Mondes, sur la diplomatie du gouvernement provisoire, l’article dont vous m’avez parlé. " Les documents diplomatiques insérés, dans la Revue rétrospective me serviront dit-il de point de départ pour venger, pièces en mains, cette diplomatie du gouvernement de Juillet, si étrangement défigurée. Je voudrais finir par indiquer quelle doit être dans cette crise terrible, l’attitude de ceux qui ont pensé ce que nous avons pensé, et fait ce que nous avons fait, si vous croyez utile de m'esquisser ce plan, je recevrai vos conseils avec reconnaissance et j’en ferai profiter notre pauvre parti resté, sans chef et sans boussole dans ce temps, si gros et si obscur." Ceci m'explique un peu Barante.
Évidemment l’envie de rentrer en scène vient à mes amis. J'ai aussi des nouvelles de Duchâtel, d’Écosse où il se promène charmé du pays. Je vous supprime l’Écosse. Voici ce qu’il me dit de la France : " Il me semble que, dans le peu qu’elle fait de bon, la République copie platement et gauchement la politique des premières années de la révolution de 1830." Quel spectacle donne la France.
On m’écrit de chez moi que les élections municipales ont été excellentes. Les résultats sont beaucoup meilleurs que de notre temps. Le député actuel de mon arrondissement, qui faisait toujours partie du conseil municipal n'a pas pu être élu cette fois.

Une heure
Votre lettre est venue au moment où j’allais déjeuner. J'espère que celle de demain me dira que votre frisson n’a pas continué. La phrase du National ne me paraît indiquer rien de particulier pour moi. Il insiste seulement sur le danger pour la République d’un débat qui mettra en scène le dernier ministre de la Monarchie qui n’a fait, après tout, que combattre ces mêmes auteurs de la révolution qu'on demande aujourd’hui à la république de condamner. Je comprends que ce débat, leur pèse. S'il y a un peu d’énergie dans le parti modéré, il faudra bien que le National et ses amis le subissent. Mais je doute de l’énergie. Tout le mal vient en France de la pusillanimité des honnêtes gens. S'ils osaient, deux jours seulement, parler et agir comme ils pensent, ils se délivreraient du cauchemar qui les oppresse. Mais ce cauchemar les paralyse, comme dans les mauvais rêves.
La lettre de Hügel est bien sombre, et je crois bien vraie. Je vous la rapporterai avec celle de Bulwer à moins que vous ne le vouliez plutôt. Je vois que Koenigsberg le parti unitaire a pris le dessus. Parti incapable de réussir, mais très capable d'empêcher que la réaction ne réussisse. La folie ne peut rien pour elle-même ; mais elle peut beaucoup contre le bon sens. Pour longtemps du moins. Que dites-vous du Général Cavaignac parcourant les Palais de Paris le Luxembourg, l’Élysée & pour voir comment on en peut faire des casernes et des postes militaires. On voulait nous prendre pour les forts détachés, dont le canon n'atteint pas Paris. Aujourd’hui, on met les forts détachés dans les rues. Ce qui me frappe, c’est que Cavaignac et les siens ont l’air de régler cela comme un régime permanent. C'est de l'avenir qu’ils s’occupent. Ils sont convaincus que, si on ôte au malade sa camisole de force, il jettera son médecin par la fenêtre. Et le gouvernement ne consiste plus pour eux qu’à prendre des mesures pour n'être pas jetés par la fenêtre. Adieu.
J’attendrai la lettre de demain un peu plus impatiemment. Je travaille. Que de choses je voudrais faire ! Adieu. Adieu. G.
J’avais donc bien raison hier de croire que la chance du Roi de Naples en Sicile pourrait bien valoir mieux que celle du Duc de Gènes.

Auteur : Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
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Richmond Dimanche 22 Juillet 1849
Midi

J'ai vu hier Ellice. Il avait assisté à la séance vendredi. Brougham a été long, diffus, ennuyeux, sans effet. Le parti très mécontent de lui & disent qu’il les avait rendus à la Mallet, Aberdeen excellent, et Stanley encore plus, mais celui ci n’a commencé son discours qu’à 3 h. du matin ; les amis avaient sommeil, quelques uns sont partis, c'est ainsi que la minorité a été diminuée. En attendant le chiffre 12 a comblé de joie le ministère. Aberdeen a dit des vérités très dures. En parlant de Palmerston il a dit insanity, de Minto playing antics with [?] & & Je cherche en vain dans le Times ce qu'il a dit de vous. Je l'ai là dans le Chronicle. Ellice m’a dit qu'il a entendu ce passage, grand éloge. Il faut que je le trouve et vous l’envoie. On dit que Minto a été misérable, si misérable qu'on en était honteux pour lui.
Voilà donc le Pape proclamé. Et bien cette expédition tant critiquée et avec quelque raison, a un très beau dénouement. Et Oudinot doit être content. Tous les orateurs à la Chambre haute l'ont comblé de courage. Ce qui viendra après ? Dieu sait.
De Londres je n’ai vu qu’Ellice. Hier Madame Delmas est venue. J’ai été voir Mad. de Metternich. Elle est changée, ses cheveux sont même fort gris, elle est triste, quoique le mari soit très bien ; mais ils ne savent où aller. Ils finissent l’Angleterre, elle est trop chère. Bruxelles, mais c’est bien ennuyeux Je crois presque qu'ils se décident pour Paris au mois d'octobre. Ils essaieront au moins pendant quelques mois. J'ai été le soir chez Beauvale, avec mon Ellice. J’ai joué un peu de piano, et puis un peu Whist. A 10 heures dans mon lit. Voilà ce triste dimanche, sorte d’anticipation du tombeau. Dieu que cela est triste aujourd’hui. Il y a huit jours je vous attendais ! Ah que de bons moments finis ! Je me fais une grande pitié car je suis bien à plaindre.
J'écris aujourd’hui à Albrecht pour quelques arrangements, pas grand chose. Je vous en prie ne vous promener pas seul dans vos bois. J’ai mille terreurs pour vous. Je vous envoie cette lettre aujourd’hui. Vous me direz si elle vous arrive avant celle de Lundi ou en même temps. Dans ce dernier cas je ne ferais qu’une enveloppe pour les deux jours, à l’avenir. Car je vous promets bien une lettre tous les jours. Adieu. Adieu. Toujours ce fauteuil devant moi et vide. Comme c’est plus triste de rester que de partir. Adieu. Adieu mille fois et tendrement adieu.

5 heures dimanche. Flahaut sort de chez moi dans ce moment. Il me dit qu’à Carlton Gardens on est triomphant ; il y avait soirée hier après le dîner pour M. Drouin de Lhuys. Triomphe complet. Lord Palmerston s’était fait interpeller hier à le Chambre des Communes. Il a parlé de tout, de ses vœux pour les Hongrois ! De ses adversaires personnels, il a apellé Lord Aberdeen that antiquated imbecility. Cela vaut les gros mots de Mme de Metternich. J’ajoute ces sottises, pour avoir le prétexte de vous dire encore adieu.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Jeudi 9 août 1849
7 heures

Vous me manquez bien. J’écris mon Discours sur l’histoire de la révolution d'Angleterre. Voici mon idée principale exprimée dans le premier paragraphe : « Je voudrais recueillir les enseignements que la Révolution d’Angleterre a donnés aux hommes. Elle a d’abord détruit, puis relevé et fondé en Angleterre la monarchie constitutionnelle. Elle avait tenté sans succès d'élever en Angleterre. La République sur les ruines de la Monarchie ; et cent ans à peine écoulés ses descendants ont fondé la République en Amérique, sans que la monarchie, par eux vaincue au-delà des mers, cessât de briller, et de prospérer dans ses foyers. La France est entrée à son tour, et l’Europe se précipite aujourd’hui dans les voies que l'Angleterre a ouvertes. Je voudrais dire quelles lois de Dieu et quels efforts des hommes ont donné, en Angleterre à la Monarchie constitutionnelle, et dans l’Amérique Anglaise à la République, le succès que la France et l’Europe poursuivent jusqu'ici vainement ,à travers les épreuves mystérieuses des Révolutions qui grandissent ou égarent pour des siècles l'humanité."
Vous entrevoyez ce qui suit : l'exposé à grands traits des causes qui ont fait que la Monarchie constitutionnelle a réussi en Angleterre, et la République aux Etats-Unis d'Amérique, et que ni l’une ni l’autre ne réussit parmi nous. Cela peut être frappant. Mais je n’ai pas une âme avec qui échanger, sur ceci une idée. Vous n'êtes ni bien savante, ni bien littéraire ; mais vous avez l'esprit juste et exigeant dans le grand, soit qu’il s’agisse d’écrits ou d'actions. Vous voyez tout de suite tout l'horizon, et vous n'y voulez pas un nuage. C'est là ce qui est rare et indispensable. Vous m'êtes indispensable. Heureusement nous nous serons rejoints avant que j'aie terminé et publié mon Discours. Ne montrez, je vous prie, à personne ce premier paragraphe.
Voilà la pluie. Savez-vous pourquoi elle me contrarie le plus ; pour mes allées dont elle entraine le sable. J’aime que mes allées soient bien tenues, et je ne peux pas les faire réparer tous les matins. J’ai passé hier ma matinée à Lisieux à faire des visites, très paisiblement dans les rues et très amicalement dans les maisons. Beaucoup d'accueil bienveillant et pas un mot hostile ; sauf cette phrase que j'aie vue écrite au charbon sur un mur : « Peuple, garde-toi de Guizot ; il revient pour être encore le maître. » Il est en effet question de me nommer au conseil général. Par un singulier hasard le membre du Conseil, pour le canton où est situé le Val Richer est mort quelques jours avant mon arrivée. J'ai dit aux personnes qui sont venues m'en parler, que si j'étais nommé spontanément presque unanimement, j'accepterais ; mais que je ne voulais pas être nommé autrement, ni porté si on n’était pas sûr que je le serais ainsi. Je ne pouvais répondre autrement. Je crois que je ne serai ni nommé, ni porté. En tous cas soyez tranquille ; il n’y aurait pas l’ombre de danger pour moi à Caen pas plus qu'à Lisieux. Les dispositions y sont les mêmes. La Normandie est évidemment la province de France la plus sensée.

10 heures et demie
Certainement il faut que M. Guéneau de Mussy vous ramène. Personne ne le vaudra. Il reviendra en septembre. J’ai une longue lettre de lui, il me parle beaucoup de vous, de votre santé. Je vous dirai ce qu’il me dit. Galant homme de l’esprit et du dévouement. Mad. Lenormant a gagné son procès. Elle reste seule et absolue maîtresse des papiers de Mad. Récamier. Défense à Mad. Colet et à tout autre d'en rien publier. C'est un arrêt moral et qui arrêtera bien de petites infamie. Adieu, adieu, dearest, Adieu donc. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Val Richer. Mercredi 22 août 1849
Sept heures

Je n’ai aucune nouvelle à vous envoyer. Vitet, de retour à Paris, m’écrit : " Paris est plus mort que jamais. Il n'y reste absolument personne. La politique est partie pour les Conseils généraux ; je ne crois pas qu’elle y fasse grand bruit. C’est un temps de sommeil. On essaiera quelques petites parodies d’Etats provinciaux ; mais ce seront des bluettes. Il n'y a pour le quart d'heure, de sérieux nulle part. " Il en sera ainsi jusqu'au retour de l’assemblée, c’est-à-dire jusqu'aux premiers jours d'octobre. Alors commencera une crise ministérielle. L’assemblée voudra faire, un ministère plus à son image. Elle y réussira probablement. Mais l'image sera pâle, et aura peur d'elle-même en se regardant. En sorte que l'opposition y gagnera plus que la réaction ; et on entrera, dans une série d’oscillations, et de combinaisons batardes où la République modérée et la Monarchie honteuse s’useront, l’une contre l'autre, sans que ni l’une ni l’autre fasse rien de sérieux. Mon instinct est de plus en plus qu’on se traînera, tout le monde jusqu’au bord du fossé. Sautera- t-on alors, ou tombera-t-on au fond ? Je ne sais vraiment pas. Je regrette que vous ne connaissiez pas M. Vitet. C’est un des esprits les plus justes, les plus fins, les plus agréables et aussi les plus fermés, que nous ayons aujourd'hui. Et tout-à-fait de bonne compagnie, malgré un peu trop d’insouciance et de laisser aller. Voici une nouvelle. J’ai fait vendre à Paris ma voiture, mon coupé bleu. On l’a revu dans les rues. Cela a fait un petit bruit.
Je trouve dans l'Opinion publique, journal légitimiste : " Ce matin à midi et demi, un élégant et massif coupé de ville, bleu de roi, cheminait à petits pas sur la chaussée du boulevard des Capucines. La curiosité nous ayant poussé vers cet équipage que nous avions cru reconnaître, nous nous sommes en effet assurés que c'était bien comme nous l'avions jugé à distance, la voiture de M. Guizot, son écusson y est intact, avec sa devise : Recta omnium brevissima, et le cordon rouge en sautoir autour de l’écu. Pourquoi cette voiture errait-elle autour de l’hôtel qu’elle a hanté si longtemps ? Nous ne savons." Si j’avais été à Paris, j'aurais fait dire dans quelque journal, le lendemain, que ma voiture roulait parce que je l’avais vendue. Vous avez bien raison, l'immobilité et le silence me servent parfaitement.

En fait de folie, je n'en connais point de supérieure à celle de la Chambre des représentants de Turin. Elle ne peut pas faire la guerre ; elle le dit elle-même, et elle ne veut pas faire la paix. Point de dévouement à la lutte et point de résignation à la défaite ; je ne me souviens pas que le monde ait jamais vu cela. Il est probable que la nécessité finira par triompher, même de la folie. Mais il y a là un symptôme bien inquiétant pour l’Autriche, l'impuissance ne guérira point l'Italie de la rage. Le monde est plein aujourd’hui de problèmes insolubles. Insolubles pour nous, qui sommes si impatients dans une vie si courte. Le bon Dieu en trouvera bien la solution.
Vous ne me manquez pas plus que je ne croyais, mais bien, bien autant. Je parle, j'écoute, je cause sans rien dire et sans rien entendre qui mérite que j'ouvre la bouche ou les oreilles. La surface de la vie assez pleine, le fond, tout-à-fait vide. Je suis entouré d'affection, de dévouement, de soins, de respect. Il me manque l’égalité et l’intimité. Et combien il manque encore à notre intimité même quand elle est là ! La vie reste toujours bien imparfaite, quoi qu’elle aie de quoi ne pas l’être. Je m’y soumets mais je ne m'en console pas.

Onze heures
Pas de lettre. Pourquoi ? Et je l’attends plus impatiemment le mercredi que tout autre jour. Il a fait beau. Ce n’est pas la mer. Je suis très contrarié. Je me sers d’un pauvre mot. Adieu. Adieu. Adieu. Ce sera bien long d’ici à demain. Adieu. Guizot.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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Broglie jeudi 20 Sept 1849 Sept heures

J’ai tout le jour sous les yeux une preuve frappante qu’il n’y a aujourd’hui pour la France, dans la pensée de tout le monde, point de politique extérieure. Personne n'en parle. Personne ne songe à en rien demander ni à en rien dire. Il vient ici assez de visites ; on ne parle que des affaires publiques ; point des Affaires étrangères ; un mot, en passant, sur Rome, qui tombe aussitôt et qui est dit plutôt pour parler du Président. qu'on est curieux de bien connaître, que de Rome dont on ne se soucie pas. La France n’est préoccupée que d'elle-même. Le Duc de Broglie me dit qu’il répète sans cesse aux Ministres : " La paix à tout prix, et point d'affaires ; la République ne peut pas avoir une autre politique. " Il a raison, et le public, est de son avis. Les journaux seuls sont en dehors de cette disposition du public, et raisonnent à perte de vue sur l'Europe. Et leurs lecteurs se plaisent assez à cela. Mais comment on se plaît à un moment de badauderie et d'oisiveté. Personne ne prend les journaux au sérieux. Ce qui n'empêche pas qu'à la longue ils n'agissent. Un jour viendra où le pays sortira de cette insouciance forcée sur sa politique et sa position au dehors, et s’en vengera sur le gouvernement qui lui en fait une nécessité. Etrange chaos que l'état des esprits et ce qu'ils ont à la fois d'activité et d’apathie de passion et d’indifférence de bon sens et d’inintelligence. Plus j'y regarde, plus je me persuade que c’est bien un état de transition, non une chute définitive. C'est ma seule consolation, et je crois que c’est la vérité.
Transition à quoi. Je n’en sais pas plus que je n’en savais quand nous avions le bonheur de causer ensemble de tout cela. Pourtant je suis plutôt confirmé qu’ébranlé dans l’idée à laquelle j'aboutissais en définitive quand nous voulions absolument voir à ceci une issue.

Onze heures
Je vous reviens après être allé entendre une homélie de l'évêque d'Evreux dans l’Eglise de Broglie. Hélas oui, il y a deux grands mois que nous nous sommes quittés ! Je n'essaie pas de vous dire combien vous me manquez. Vous me manquez non seulement pour les choses que je ne dis qu'à vous et que je n’entends que de vous, là où le vide est complet quand vous n’y êtes pas. Vous me manquez même dans les moments où il n’y a pas de vide, ou ce que j’entends et dis me plait et m'intéresse. Je suis toujours sur le point de me retourner pour voir si vous êtes là et pour vous mettre de part dans tout. Que de choses je ne dis pas que je vous dirais, et que de choses je vous dirais que je ne vous ai jamais dîtes ! Et la vie s’écoule dans cette impatience d’une affection qui ne donne et ne reçoit pas, tout ce qu'elle pourrait recevoir et donner dans le sentiment d’un grand bonheur possible et manqué.
Paris sera tranquille. Et si les rouges essayaient de le troubler la tranquillité serait pleinement rétablie en quelques heures comme au 13 Juin. La force et la volonté de faire cela y sont également. Certainement le choléra diminue. Pourtant il y en a encore, et presque toujours grave. Ne vous ai-je pas déjà dit hier qu'à cause du Choléra, on retardait de quinze jours la rentrée des écoliers aux collèges ?
La lettre de Marion est charmante et très originale, si cette aimable fille était heureuse, elle aurait tout le bon sens hors duquel elle se jette quelquefois pour répandre et animer son âme. Elle a naturellement beaucoup de bon sens. Mais il faut aux femmes même aux plus distinguées, du bonheur personnel, et de cœur, pour être dans cet équilibre intérieur qui met en état de voir les choses du dehors comme elles sont réellement, parce qu'on n'a rien à leur demander. Je parlais un jour à la Duchesse de Broglie d’une jeune femme de sa connaissance, et de la mienne qui avant son mariage avait un amour propre assez agité et exigeant, et qui depuis son mariage, était devenue parfaitement calme et modeste : " Je le crois bien, me dit-elle, elle a ce qui apaise et satisfait le plus grand amour propre possible d’une femme : elle est aimée et heureuse. " J'ai bien souvent reconnu la vérité de cela. J’ai peur que notre bonne Marion reste toujours républicaine, tantôt pour Cavaignac, tantôt pour Manin, faute d'avoir son roi à elle, un mari qu'elle adore, et qui l'adore. Adieu. Adieu.
Je ne vois rien dans mes journaux de ce matin. Je pars toujours le 28 pour retourner au Val Richer le Duc de Broglie, le 29 pour Paris. Il veut être au premier jour de l’assemblée aussi à la réunion du Conseil d'Etat qui aura probablement, lieu la veille. Adieu, Adieu, Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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30 Paris Jeudi 6 avril 1854

Je suis arrivé à 11 heures un quart et j'étais dans mon lit à minuit, heureux de vous avoir vue, triste de vous avoir quittée. Que tout est imparfait en ce monde ! Dans mon âme, je ne me résigne pas du tout à cette imperfection quoique extérieurement je fasse comme si je m’y résignais. Ce qui me manque me manque amèrement. Voici en quoi j’ai un bon esprit et un bon caractère ; malgré ce qui me manque, je jouis de ce qui m’est donné. Le mal ne me gâte pas le bien. J’ai vivement joui de ces cinq jours, et j'en jouis encore, quoiqu’ils soient passés. Je vous voudrais la même disposition ; et pourtant je ne voudrais pas vous changer ; pas du tout.
Je n'ai encore vu presque personne. On me paraît très préoccupé de la lettre de votre Empereur au Roi de Prusse. On désire toujours la paix ; on se demande comment elle pourrait sortir de là, et aussi comment la guerre pourrait continuer. Si votre Empereur se déclarait satisfait pour les Chrétiens, et évacuait les Principautés. Si cet incident avorte, ce sera dommage, car il est pris fort au sérieux. On est frappé aussi de l’entière latitude que laisse le dernier débat du Parlement pour les ouvertures, et les bases de la paix. Ce que nous nous sommes dit à ce sujet a été également remarqué ici par les gens intelligents. Adieu Adieu.
Je ne suis qu’un peu fatigué. Mon enrouement n'est rien. J'ai besoin d’une bonne nuit de sommeil. Il fait très bien ici ; mais j'aimerais bien le beau temps dans le bois de la Cambre. Adieu. Adieu.
Mes respects vraiment affectueux, je vous prie, à la Princesse Kotchoubey. Adieu encore.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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60 Val Richer, Dimanche 7 Mai 1854

Je suis arrivé hier, assez fatigué. Je persiste dans mon observation. Ma santé est très bonne, mais ma force diminue. Ma force de corps, car je ne m’aperçois pas d’un autre déclin. Si ce n'est que ma main n'est plus aussi ferme ni aussi prompte à écrire ce que je pense. Mais ma main c’est mon corps.
Votre dernière lettre m'a amusé. Revenez d’exil, ce que je vous dirai vaudra mille fois mieux que tout ce que je puis vous écrire. Je ne vous dis pas à quel point vous me manquez. Presque en rien, en rien du tout, je ne vais jusqu'au bout de ce que je pense. Je m’arrête à moitié chemin, et je ravale. Grande privation et souvent vraie souffrance. Nous ne sommes pas toujours du même avis ; mais nous pouvons nous tout dire, même quand nous ne sommes pas du même avis. Pourtant nous ne nous sommes jamais tout dit, sur rien. Que la vie est imparfaite !
Mon nid est très joli, propre, frais et verd, pas encore assez fleuri ; il lui faut trois semaines de plus. Potager en bon état ; j'aurai beaucoup de fraises, d’abricots et de pêches. Vous regrettez les plaisirs de la propriété. C'est pourquoi je vous en parle. J’ai dit quelque part que sans s'en rendre compte, l’une des principales jouissances du propriétaire foncier, c'est qu’il se sentait maître d’une parcelle du monde, de ce monde limité qu’il n'est pas donné à l'homme d'étendre. Croker me savait beaucoup de gré de cette remarque, et la développée, dans le Quarterly Review pour faire sentir la supériorité de la propriété, territoriale au-dessus des autres. Cette supériorité vous touche-t-elle autant que lui ? Adieu, comme de raison, je ne suis rien du tout depuis avant hier. Mes journaux m’arriveront ce matin. Je ne suis abonné au Constitutionnel pour entendre un peu parler le gouvernement. Adieu, Adieu.
Ni moi non plus, cela ne me plait pas d'être plus loin de vous. Il y aura plus d’incident de porte, et d'après ce qu’on me dit, celle d’ici ne me paraît pas en train d'être très régulière. Adieu. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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78 Val Richer, Dimanche 28 mai 1854 C'est bien dommage que le Val Richer ne me rapproche pas de vous au lieu de m'en éloigner. S’il était au bois de la Cambre, il serait tout-à-fait charmant. Mais vous me manquez partout.
J’ai trouvé ma fille Pauline très bien. Sa grossesse la fatigue un peu ; mais voilà tout. Montebello est venu me voir une heure avant mon départ. Je l’avais engagé à aller vous faire sa visite demain, ou après demain ; mais il aime mieux retarder de quelques jours.
Je sais positivement que l’amiral Parseval est assez content de sa flotte ; il a des équipages un peu vieux ; on a pris, pour les former d’anciens matelots de 40 ans qu’on avait laissés chez eux ; mais ils avaient de l'expérience, et ils ont repris de l’entrain. Il manquait à cette escadre des bâtiments à vapeur ; on lui en a envoyé sept de plus Anglais ou Français, il y aura là un armement énorme. On fait certainement de grands efforts pour développer notre marine. On veut remplacer celle qu’on va détruire chez vous.
Sur terre, on est très frappé de votre peu d'efficacité. Le Duc de Noailles m'en parlait avant hier avec une surprise qui s'accroît de jour en jour. Vous êtes, depuis six mois, en face des Turcs sans leur avoir fait éprouver un seul grand échec. Ni le système de la guerre défensive, ni la lenteur des premiers préparatifs ne devraient, ce semble, vous empêcher aujourd’hui de déployer la supériorité de vos forces. Quoiqu’il arrive plus tard, il y a là un déclin.
Mad. de Sebach vous a sûrement raconté son impétuosité en dînant, un de ces jours, je ne sais plus lequel, chez je ne sais plus qui, quoiqu'on me l'ait dit ; la Prusse et la fille de M. de Nesselrode n’a pu se contenir ; elle a éclaté en reproches, et a fini par dire qu’elle voyait bien qu’elle ne pourrait plus rester longtemps à Paris. Est-ce à cause de cela qu'elle est allée passer huit jours à Bruxelles ?
On parlait aussi des vivacités populaires de Pétersbourg, telles que M. de Nesselrode aurait été sifflé dans la rue, et tout le parti allemand ou de la paix, dans sa personne.
Midi
Voici votre 67. Je suis charmé d'avoir si bien parlé de M. de Stahl. Je ne me rappelle pas un mot de ce que je vous ai dit. Adieu, Adieu. G.
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