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21. Val-Richer, Dimanche 17 août 1845, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures et demie
Je voudrais vous savoir positivement entre Douvres et Boulogne dans ce moment-ci. Il fait un temps superbe, point de vent, un beau soleil. Nous n'avons pas eu une telle journée depuis que nous nous sommes séparés. Cela me plaît que vous rentriez en France par un beau temps. Je veux aussi qu’il fasse beau le 30 août. Et puis dans le mois de septembre, j’espère que nous aurons encore de beaux jours, à Beauséjour. Mais il faudra rentrer en ville, au commencement d’octobre. L’humidité ne vaut rien ni à vous ni à moi, ni à mes enfants. Et la campagne est toujours plus humide que la ville.
Henriette est très bien, mais maigrie et pâle. Elle a été très fatiguée. Elle a besoin de se remplumer.
Je vais bien loin de Beauséjour. J'ai des nouvelles de Perse qui m’intéressent assez. Sartiger s'y conduit très bien. Il y a fait rentrer les Lazaristes que M. de Médem en avait fait chasser. M. de Médem a été très mauvais pour nous. Il vient d’être rappelé et remplacé par un Prince Dolgorouki qui était à votre Ambassade à Constantinople. On dit qu’il sera plus modéré que Médem. On m'en parle bien. Un petit incident à Constantinople dont je suis bien aise. Le duc de Montpensier doit y être arrivé ces jours-ci. Bourqueney a communiqué d'avance à Chekib Effendi la liste des officiers qui l'accompagnaient, & devaient être présentés au Sultan. Dans le nombre, se trouvait un Abd el-At, Algérien, Arabe, Musulman, sous lieuteuant de Spahir à notre service. Vive émotion parmi les Turcs ; Comment présenter un tel homme au Sultan ? Insinuations, supplications à Bourqueney d’épargner ce calice. Il a très bien senti la gravité du cas et répondu très convenablement mais très vertement. On s'est confondu en protestations ; Abd el-Al sera reçu comme les autres officiers du Prince. Tout le régiment des Spahir serait reçu s’il accompagnait le Prince. Et de bonnes paroles sur notre possession d’Alger qu’on sait bien irrévocable, ceci fera faire un pas à la reconnaissance par la Porte. Adieu. Adieu.
J’ai des hôtes ce matin. Puis, dans la semaine où nous entrons & les premiers jours de la suivante, trois grands déjeuners de 25 personnes chacun. Mes politesses électorales à la campagne, le déjeuner est plus commode que le dîner.
Je regrette Bulwer pour votre route. Comme agrément, car comme utilité, si vous aviez besoin de quelque chose, je doute qu’il fût bon à grand chose. Quand vous reviendrez de Boulogne vous savez que Génie a, si vous voulez, quelqu'un à votre disposition. Adieu. Adieu.
Je me porte très bien. J’ai le sentiment que marcher beaucoup me fait beaucoup de bien. Seulement il n’y a pas moyen de réunir les deux choses, le mouvement physique et l'activité intellectuelle. Il faut choisir. Adieu. Adieu. G.
Lowestoft, Jeudi 17 août 1848, François Guizot à Dorothée de Lieven
10 heures
Le temps est superbe. Je viens de me promener au bord de la mer. Mais vous manquez au soleil et à la mer bien plus que la mer et le soleil ne me manqueraient si vous étiez là. D’Hausonville m’écrit très triste quoique point découragé : " A l'heure qu’il est, me dit-il, le pouvoir nouveau est, vis-à-vis de la portion saine de l'Assemblée nationale à peu près dans les mêmes dispositions que l’ancienne commission exécutive. Autant que M. de Lamartine, M. Cavaignac redoute l’ancienne gauche, et comme lui il est prêt à s'allier avec les Montagnards, pour ne pas tomber dans les mains de ce qu'il appelle les Royalistes. Ce dictateur improvisé paie de mine plus que de toute autre chose, et a plus le goût que l’aptitude du pouvoir. Vienne une crise financière trop probable ou la guerre moins impossible depuis les revers des Italiens, et la république rouge n’aura pas perdu toutes ses chances. " Il veut écrire sur la politique étrangère passée. Il me dit que c’est à son excitation que son beau frère a écrit dans la revue des Deux Mondes, sur la diplomatie du gouvernement provisoire, l’article dont vous m’avez parlé. " Les documents diplomatiques insérés, dans la Revue rétrospective me serviront dit-il de point de départ pour venger, pièces en mains, cette diplomatie du gouvernement de Juillet, si étrangement défigurée. Je voudrais finir par indiquer quelle doit être dans cette crise terrible, l’attitude de ceux qui ont pensé ce que nous avons pensé, et fait ce que nous avons fait, si vous croyez utile de m'esquisser ce plan, je recevrai vos conseils avec reconnaissance et j’en ferai profiter notre pauvre parti resté, sans chef et sans boussole dans ce temps, si gros et si obscur." Ceci m'explique un peu Barante.
Évidemment l’envie de rentrer en scène vient à mes amis. J'ai aussi des nouvelles de Duchâtel, d’Écosse où il se promène charmé du pays. Je vous supprime l’Écosse. Voici ce qu’il me dit de la France : " Il me semble que, dans le peu qu’elle fait de bon, la République copie platement et gauchement la politique des premières années de la révolution de 1830." Quel spectacle donne la France.
On m’écrit de chez moi que les élections municipales ont été excellentes. Les résultats sont beaucoup meilleurs que de notre temps. Le député actuel de mon arrondissement, qui faisait toujours partie du conseil municipal n'a pas pu être élu cette fois.
Une heure
Votre lettre est venue au moment où j’allais déjeuner. J'espère que celle de demain me dira que votre frisson n’a pas continué. La phrase du National ne me paraît indiquer rien de particulier pour moi. Il insiste seulement sur le danger pour la République d’un débat qui mettra en scène le dernier ministre de la Monarchie qui n’a fait, après tout, que combattre ces mêmes auteurs de la révolution qu'on demande aujourd’hui à la république de condamner. Je comprends que ce débat, leur pèse. S'il y a un peu d’énergie dans le parti modéré, il faudra bien que le National et ses amis le subissent. Mais je doute de l’énergie. Tout le mal vient en France de la pusillanimité des honnêtes gens. S'ils osaient, deux jours seulement, parler et agir comme ils pensent, ils se délivreraient du cauchemar qui les oppresse. Mais ce cauchemar les paralyse, comme dans les mauvais rêves.
La lettre de Hügel est bien sombre, et je crois bien vraie. Je vous la rapporterai avec celle de Bulwer à moins que vous ne le vouliez plutôt. Je vois que Koenigsberg le parti unitaire a pris le dessus. Parti incapable de réussir, mais très capable d'empêcher que la réaction ne réussisse. La folie ne peut rien pour elle-même ; mais elle peut beaucoup contre le bon sens. Pour longtemps du moins. Que dites-vous du Général Cavaignac parcourant les Palais de Paris le Luxembourg, l’Élysée & pour voir comment on en peut faire des casernes et des postes militaires. On voulait nous prendre pour les forts détachés, dont le canon n'atteint pas Paris. Aujourd’hui, on met les forts détachés dans les rues. Ce qui me frappe, c’est que Cavaignac et les siens ont l’air de régler cela comme un régime permanent. C'est de l'avenir qu’ils s’occupent. Ils sont convaincus que, si on ôte au malade sa camisole de force, il jettera son médecin par la fenêtre. Et le gouvernement ne consiste plus pour eux qu’à prendre des mesures pour n'être pas jetés par la fenêtre. Adieu.
J’attendrai la lettre de demain un peu plus impatiemment. Je travaille. Que de choses je voudrais faire ! Adieu. Adieu. G.
J’avais donc bien raison hier de croire que la chance du Roi de Naples en Sicile pourrait bien valoir mieux que celle du Duc de Gènes.
Mots-clés : Circulation épistolaire, Diplomatie, Elections (France), Eloignement, Manque, Politique, Politique (Autriche), Politique (France), Politique (Italie), Politique (Normandie), Politique (Œuvre), Presse, Réception (Guizot), Relation François-Dorothée, République, Révolution, Travail intellectuel
Brompton, Samedi 9 septembre 1848, François Guizot à Dorothée de Lieven
9 heures
Je vous ai quittée hier à 4 heures moins un quart. J'étais chez moi à 4 heures 35 minutes, ayant changé trois fois de voiture, le railway, mes pieds et l’omnibus. On ne peut guères surmonter mieux l'obstacle de la distance. Mais l’ennui de la séparation reste et il est grand. J'étais levé ce matin de bonne heure. Non seulement je travaille, mais j'y reprends plaisir. Je retrouve cette confiance de ma jeunesse où je croyais à l'efficacité de mes paroles autant qu'à la vérité de mes idées. A la réflexion, j’en rabats ; mais le fond reste. Grâce à Dieu, car pour être un peu puissant, il faut, non seulement vouloir l'être mais croire fermement qu’on le sera.
Je n'ai rien appris hier soir. Rumigny part aujourd’hui. Il est de ceux qui voudraient que de Claremont, on se montrât, en parlât, on fit sentir sa présence à ses amis. Il dit que les amis le demandent, se plaignent du silence. Il rappelle la proclamation que Zea Bermudes fit faire à la reine Christine chassée en 1840, et la bonne position d'attente que ce seul fait rendit à la Reine. Il se peut que le moment vienne, pour le Roi, de dire quelque chose ; mais, à coup sûr, il n’est pas venu. Je viens de vous renvoyer Jean. Je persiste dans mes deux avis. Il faut proposer ce que vous dit Lutteroth. Il faut sommer Lady Holland de se retirer. Rothschild vous donnerait en tous cas, la préférence. Les Holland ne sont que des oiseaux de passage. Merci du gibier.
Midi
Que dites-vous des derniers mots de la Lettre de Louis Bonaparte ; on ne détruit réellement que ce qu'on remplace ? C’est une candidature bien déclarée. J’ai toutes les peines du monde à prendre cet homme-là un peu au sérieux. Pourtant il a été quelques jours un prétendant sérieux. Il pourrait le redevenir. Il faut pas se donner une démolition de plus à faire. Bon avis aux partis monarchiques pour qu’ils s’entendent. Le Journal des Débats continue. Le Gouvernement de Cavaignac est bien isolé. Le National pour tout appui ! Et le National embarrassé, triste. Il est impossible que cette situation dure longtemps.
Je regrette ce pauvre général Baudrand. Il n’avait plus rien à faire en ce monde. Mais je n’aime pas que les honnêtes gens meurent. C'était un soldat vertueux et gentleman. Très noble type. Il sera mort tristement et tranquillement. Il y a certainement quelque chose de nouveau de la part de l’Autriche. Vous l'aurez peut-être su hier soir. Je regarde attentivement aux préparatifs de Marseille. Ce ne sont pas des préparatifs de guerre. Il ne peuvent avoir pour objet qu’une démonstration. Où ? Pourquoi ? Le Pape ne parait pas menacé en ce moment. Le discours de la Reine est bien confiant dans la pacification. Croker croit à la guerre. Il m’écrit. « I am more and more convinced that this republic must end speedily, in another convulsion whether thal will produce another republic, red or rose, or a monarchy,or a regency. I cannot guess ; but as soon as ever the dictatorial sword it theather, we shall have another Struggle, in Paris ; and then also, if not before, a continental war. Je ne crois pas. Adieu. Adieu.
A demain Holland house. n'oubliez pas la lettre dont je vous ai envoyé tout à l'heure un paragraphe. Adieu. G.
J'ai donné transmis à mon avocat les renseignements que vous avez bien voulu me transmettre sur mon procès, Il en a causé de nouveau avec mon oncle qu’il a trouvé mieux disposé pour une transaction et prenant lui-même quelque peine pour y disposer les autres parties intéressées. Mais il y a pour celles-ci surtout, et pour la situation où elles se trouveraient si la transaction avait lieu, certaines garanties qui paraissent indispensables. Je n'y vois, pour mon compte aucune difficulté. Quand mon avocat trouvera les choses assez avancées pour que j'aie à répondre, je vous prierai de me dire votre avis. Encore une fois, je ne vous demande plus pardon de vous ennuyer ainsi de mes affaires. Mais certainement il y a progrès vers la conciliation.
Brompton, Mardi 12 septembre 1848, François Guizot à Dorothée de Lieven
Midi
Je n’ai rien de nouveau à vous dire sinon que je trouve tous les jours plus agréable d’être ensemble et plus désagréable de nous séparer. Mes journaux ne m'apprennent rien. Je ne sortirai pas du tout aujourd'hui. Je veux travailler. Si je faisais bien, je m'enfermerais absolument trois ou quatre semaines. Je ne verrais personne pas même vous. Et je ferais dans ce temps-là, tout ce que je veux faire. C'est ce que je ne ferai pas. Je viens de lire toute la brochure de M. de Cormenin sur la Constitution. C'est le petit fait le plus caractéristique du moment. L’ouvrier qui s’est chargé de faire l’idole, et qui l’a faite la brise et la traine dans la boue quand elle va être proclamé Dieu. Pas un homme d’esprit ne veut passer pour croire à ce qui se passe en France. Il n’y a que le Général Cavaignac qui y croie. Et c'est une des causes de sa puissance. Il faut de la foi.
Une heure
J’ai été interrompu par Hèbert qui vient passer quelques jours à Londres. Certainement un des hommes les plus honnêtes et les plus courageux que j’ai rencontrés. De la capacité et du talent. Pas assez d’esprit, politique et autre. Charmé de me revoir. Très sensé sur la situation actuelle. L’idée de la fusion court et prévaut à Bruxelles, comme ailleurs. Bientôt elle aura passé dans le bon sens public. Le Roi Léopold sans s’en explique disait ces jours derniers : " Cela tourne à la monarchie, et à toutes les conditions de la monarchie. " Hébert vient de passer deux mois à Aix-la-Chapelle. Peu de monde, et beaucoup d'ennui. Sa ressource là a été La Rozière. Très fidèle. Il a quitté Aix la Chapelle pour aller à Eisenach. Tout ce qui revient de Paris à Hébert s'accorde avec ce qui me revient. Il va demain à Claremont où il tiendra un bon langage. Le Roi a confiance dans sa sincérité. Voilà toutes mes nouvelles. Je ne fermerai ma lettre qu'à 5 heures. Mais avec ce que je veux faire de ma matinée, je n'aurai rien à ajouter. 4 heures et demie Personne que l’évêque de Londres qui m'a apporté des pamphlets et des sermons de lui en national éducation. Cela vous intéresse-t-il ?
Je suis frappé de trouver Hébert, si disposé à accepter la fusion. Il était fort anti-légitimiste. Par habitude de lutte et par préjugé bourgeois. C'est une des meilleures preuves que le mouvement est général. Quand vous en trouverez l'occasion et avec les gens auprès de qui cela en vaut la peine, rendez à Hébert la justice et le service de dire quelle est sa disposition. Préjugés contre préjugés. Il y en a, à son sujet, qu'il est bon de dissiper. C’est un des hommes qui sont les plus utiles un jour de combat. Et il y aura beaucoup de ces jours-là, dans l’hypothèse du succès et après le succès. Adieu. Je vais faire une visite à Lady Cowley. Je suppose que vous voilà au repos pour quelque temps dans votre médiation. Adieu. Adieu. G.
Brompton, Mardi 19 septembre 1848, François Guizot à Dorothée de Lieven
Une heure
Bugeaud commence assez bien. L’armée des Alpes l’a adopté. Pourtant je ne crois pas au succès. Je doute que les débats se fussent compromis comme ils l’ont fait pour la liste de conciliation, s’ils n’y étaient pas poussés par l'opinion d’un grand nombre de conservateurs. Si Bugeaud ne passe pas, outre l'échec, il y aura le mal de la rancune entre conservateurs. Je ne comprends pas la manœuvre des Débats. On les accuse d'être trop bien avec Cavaignac. On nomme des intermédiaires. Qu'ils aient fait ce qu’il faut pour n'être jamais en péril, cela se peut, et je ne m'en étonne pas, quoique je ne crois pas, que, pour eux ce fût nécessaire. Mais je ne pense pas qu’ils soient allés plus loin. L’Assemblée nationale est très irritée et jalouse contre eux.
C’est l’Autriche qui est un curieux spectacle. Vienne près d'échapper au moment ou Venise est près de tomber. L'impuissance anarchique au centre, la victoire monarchique aux extrémités. Avec quoi paie-t-on l'armée et combien de temps la payera-t-on ? D'après mes journaux français. Messine n’a point été repris et on n'a point égorgé 20 000 Autrichiens sur 10 000. Je n'ai pas encore vu le Times. Ni personne. Point de nouvelles donc, et je vous ai donné hier toutes mes réflexions. Je crois bien que si nous étions ensemble, nous ne resterions pas court. Mais on n’écrit pas le quart de ce qu’on dirait.
Je suis assez curieux de votre visite à la Princesse de Parme. Et plus encore de ce qui nous viendra de Paris à son sujet. J'ai peur que la cour de ce parti-là ne soit ce qu’elle a toujours été, ingouvernable pour les chefs du parti et mettant à cela sa dignité et sa vanité. Tant pis pour la France certainement ; mais tant pis surtout pour le parti. Il a déjà manqué bien des chances de se remettre en France, là où il aurait toujours dû être. S’il manque encore celle-ci ce sera grand dommage. Mais après tout, la France, tant bien que mal, s'est déjà tirée d'affaires bien des fois sans lui et malgré lui. Elle en viendra encore à bout, s’il le faut Adieu. Adieu.
Je viens de me promener une heure et demie Je vais travailler. Ce que je fais me plaît. Adieu. Vous aurez songé n'est-ce pas à me donner des nouvelles de vos yeux. Il ne vous font pas mal certainement après dîner, dans la chambre obscure. J’aime la chambre obscure. Adieu. G.
Brompton, Vendredi 22 septembre 1848, François Guizot à Dorothée de Lieven
Une heure
Je n'ai de nouvelles que de M. Hallam et de Mad. Austin. Je me trompe ; j'ai trouvé hier en rentrant une bonne lettre de Lord Aberdeen. Je ne vous l'envoie pas pour ménager vos yeux. Je vous la lirai dimanche. Rien de nouveau. Très autrichien. Regardant toujours l'Angleterre comme possible parce que l’Autriche ne cédera pas et ne doit pas céder. Il ne parle de revenir que dans le cours de Novembre. Les journaux modérés sont abasourdis du résultat des élections. L'Assemblée nationale soutient énergiquement son parti. Evidemment tout le monde est inquiet et tâtonne. Vous aurez vu à quel point l'élection de M. Molé a été contestée. Encore n’est-elle pas positive ? Le Communisme est en progrès effrayant. Aura-t-on assez peur et pas trop peur ? Je m’attends à quelque explosion rouge qui donnera aux modérés, un coup de fouet. M. Ledru Rollin se met à la tête des Montagnards croyant à leur victoire. Je parie que, dans son esprit, il dispute déjà à Cavaignac la présidence de la République. Nous sommes tellement hors de ce qui est sensé que tout est possible.
Lisez attentivement le récit de la prise de Messine qui est dans les Débats. Curieux exemple de l'absurde manie révolutionnaire qui est dans les esprits. Il est clair que les Messinois sont insensés, et ont été les plus féroces. On assiste à leurs atrocités. On tient leur défaite pour certaine. On rend justice à la modération du général Napolitain. N'importe c’est pour les Messinois [?] la sympathie. Uniquement parce que c’est une insurrection et une dislocation. Et le Roi de Naples, qui a offert aux Siciliens dix fois plus qu’ils n'espéraient d'abord est un despote abominable parce qu'il ne cède pas tout à des fous qui sont hors d'état de résister. La raison humaine est encore plus malade que la société humaine. Adieu.
Je vais me remettre à travailler. C’est bien dommage que je ne puisse pas dire tout ce que je voudrais. Je supprimerai de grandes vérités, et peut-être de belles choses. Adieu. Adieu. A demain.
Mots-clés : Circulation épistolaire, De la Démocratie (ouvrage), Diplomatie (Angleterre), Discours du for intérieur, Politique (Autriche), Politique (Internationale), Politique (Italie), Presse, Relation François-Dorothée, Réseau social et politique, Révolution, Santé (Dorothée), Travail intellectuel, Vie domestique (François), VIe quotidienne (Dorothée)
Brompton, Lundi 30 octobre 1848, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Je pars aujourd’hui pour Cambridge à 2 heures. Cela ne me plaît guères. Nous serons plus loin. Je crains le retard des lettres. J’étais en train de travail. Quand vous n’y êtes pas, c'est mon amusement. Je fais de la très bonne politique. Trop bonne. Toujours la même faute. Je puis vous le dire à vous. Je puis être avec vous aussi orgueilleux qu’il me plaît. Vous savez que je suis modeste en même temps qu'orgueilleux.
Point de nouvelles hier. Je suis allé voir Duchâtel qui n’en avait pas plus que moi. Nous verrons le courrier d’aujourd’hui. Il ne nous apportera pas grand chose. Nous vivrons dans le statu quo jusqu'au 10 Décembre. Mais nous comprendrons mieux une situation vraiment obscure pour moi. Duchâtel soutient que notre procès finira aussi tôt après l'élection du président. Par une ordonnance de non lieu. Si Louis Bonaparte est nommé et Thiers son ministre, il est impossible que notre procès ne finisse pas tout de suite malgré le peu d'envie.
Lisez je vous prie, attentivement le Constitutionnel. Cherchez y Thiers envers Louis Bonaparte. Là est la clef de l'avenir. D'un avenir qui dans aucun cas ne sera bien long, j’espère, mais qui pourrait être très court si Louis Bonaparte n’épousait pas Thiers. Vous devriez engager Marion à écrire à Madame de La Redorte et à la questionner un peu. Peu importe que les réponses soient des mensonges. Vous voyez clair dans le mensonge comme dans la vérité.
Les histoires des Gardes nationaux de Paris ne finissent pas. Le Duc de Somerset a demandé à Panton Hôtel, Panton Street, qu’on en priât quatre à dîner chez lui, n'importe lesquels. On lui en a envoyé quatre dont il a fait une exhibition. Entre autres un Capitaine Gonet qui est un beau parleur, et qui s’est fait l’intermédiaire entre tous ses camarades et la légation de la République à Londres. M. de Beaumont est assez embarrassé de la visite de quelques-uns à Claremont. Il a fait un rapport à ce sujet, fort modéré, atténuant au lieu de grossir. Cependant on croit qu’il y aura quelque mesure prise à Paris, qu’on défendra ces visites en uniforme hors des frontières. Il me paraît qu'à tout prendre l’excursion nationale n’a pas beaucoup plu à Paris. Entre les promeneurs eux-mêmes, il y a un peu de mauvaise humeur. Ceux qui ne sont pas allés à Claremont se sont plaints d'être compromis par ceux qui y sont allés. Ceux-ci se sont fâchés. On dit qu'au retour à Calais, il y aura quelques duels. Ici, évidemment, le peuple les a pris en très bonne part. Adieu.
Je vais faire ma toilette. Je vous reviendrai après la poste. Savez-vous ce qu'a fait Guillaume avant-hier dans un metting où les jeunes gens de King's college se réunissent les samedi pour s'exercer à parler ? Il a fait un speech en Anglais pour M. de Metternich qu’un autre attaquait comme l'auteur, par son obstination, des malheurs de l’Autriche. Guillaume a fait l’apologie de la consistency politique. Assez bien pour être fort cheered et pour faire voter à une voix de majorité, que la consistency était une vertu, non pas un tort. Il m’a redit son speech qui n’était pas mal. Il a pour la politique une passion au moins aussi effrénée que celle de mon garde national d’avant Hier. Midi Je suis désolé que ma lettre vous ait manqué, Elle a été mise à la poste avant 5 heures Peut-être est-ce trop tard pour Brighton. Celle-ci sera mise avant l’heure, par Guillaume que j'envoie exprès. C'est votre seul chagrin de Brighton que je regrette beaucoup. Je prends mon parti des autres. J’ai eu tort de ne pas insister davantage pour vous y conduire moi-même. Je n’aime pas que vous ayez peur et froid toute seule. Adieu Adieu.
Je n'ai qu’une longue lettre de Bruxelles, d’Hébert. Adieu. G. Mes amitiés à Marion, je vous prie.
Brompton, Mercredi 8 novembre 1848, François Guizot à Dorothée de Lieven
9 heures
Voici une lettre très curieuse. Lisez-la, je vous prie, vous-même, malgré vos mauvais yeux et renvoyez-la moi tout de suite. G[énie] me fait dire qu'il importe infiniment que ses lettres restent entre lui et moi, et qu'il n'en revienne rien à Paris. Vous verrez combien tout cela confirme ma résolution. Je devrais dire notre résolution de me tenir parfaitement tranquille et en dehors de toutes les menées.
Le Roi me fait écrire hier par d'Houdetot " Le Roi me charge de vous dire que les accidents de santé de ses chers malades, sans être plus graves, ayant continué, les médecins avaient conseillé un changement d’air immédiat ; ce qui l’avait décidé à aller passer quelques jours à Richmond, à l’hôtel du Star and Garter. Nous partons aujourd’hui même à une heure. Le Roi désire que vous sachiez bien le pourquoi de ce mouvement afin de vous mettre en garde contre les bruits publics." D’Houdetot aurait dû me donner quelques détails sur la Reine. Mais enfin elle a pu évidemment être transportée, sans inconvénient. Je voudrais savoir qui occupera votre petit appartement. J'irai les y voir. Pourvu que mon travail m'en laisse le temps, car je veux absolument le finir sans retard et l'envoyer à Paris. Le moment de le publier peut se rencontrer tout à coup. Et dans l'état des affaires au milieu de tout ce mouvement d'intrigues croisées, je ne serais pas fâché de donner une marque publique de ma tranquillité et liberté d’esprit en parlant à mon pays sans lui dire un mot de tout cela. Cette course à Drayton va me faire perdre encore du temps. Je réponds aujourd’hui à Sir Robert Peel, mais je n’y resterai que jusqu'au mardi 21 et non jusqu'au jeudi 23 comme il me le demande. Ce serait charmant, s'il vous invitait aussi.
Je reçois à l’instant même un billet de Duchâtel qui était allé hier a Claremont au moment où le roi et toute la famille partaient pour Richmond. Il a trouvé le Duc de Nemours et le Prince de Joinville, très souffrant. Ils ont eu une rechute, c’est ce qui a déterminé la résolution, soudaine.
La dernière scène de Vienne est tragique. Le parti révolutionnaire, étudiants et autres est plus acharné que je ne le supposais. On m’apporte de Paris de bien sombres pronostics sur l'Allemagne. On s’attend que l'Assemblée de Francfort se transportera à Berlin, et finira par y proclamer la République. La Monarchie, et l’unité allemande paraissent de plus en plus incompatibles. Le rêve en progrès est celui d’une république allemande, laissant subsister dans son sein, par tolérance et jusqu’à nouvel ordre des monarchies locales. En France les esprits sont malades sans passions. En Allemagne, il y a la maladie, et la passion. Adieu, adieu. Merci de votre accueil, digne réponse à votre merci de ma visite. Adieu vaut mieux. M. Vitet arrive aujourd’hui de Paris. G.
Mots-clés : Circulation épistolaire, Conditions matérielles de la correspondance, De la Démocratie (ouvrage), Elections (France), Empire (France), Politique (Allemagne), Politique (Autriche), Politique (France), Posture politique, Réception (Guizot), Régime politique, Relation François-Dorothée, Relation François-Dorothée (Politique), République, Réseau social et politique, Révolution, Santé (Dorothée), Travail intellectuel
Brompton, Mercredi 22 novembre 1848, François Guizot à Dorothée de Lieven
Midi
Je suis toujours sans nouvelles de Paris à vous envoyer. Il est impossible que je n’en aie pas bientôt. Je sais que Duchâtel n'en a pas davantage. Je crois qu’il viendra dîner aujourd'hui avec moi. Je viens de recevoir un billet de Lady Lovelace qui me presse d’aller les voir dans le Surrey. Dumon y va. Comme de raison, je refuse. Je ne veux plus aller nulle part avant Noël, où j'irai passer quelques jours chez Sir John Boileau.
J’irai vous voir Mardi. J'aurai complétement terminé ce que j'écris. M. Lemoinne emportera, le manuscrit à Paris pour que le Duc de Broglie, le lise. Je l’apporterai mardi à Brighton. Je vous en lirai quelques fragments après l'élection du Président, quelle qu’elle soit, et à moins qu'on n'en vienne immédiatement aux mains, il y aura un moment opportun pour la publication. Les chances vont croissant pour Louis Bonaparte. C'est la conviction des Débats qui sont croyables sur ce point.
Je suis de plus en plus inquiet de Berlin mais pas étonné que de Francfort, on abandonne le Roi de Prusse après l'avoir poussé. C’est exactement ce qui arrivait en 1790 et 91 avec le pauvre Louis XVI. Du dedans et du dehors, on l'excitait, on le compromettait ; puis on ne le soutenait pas. Berlin ressemble extrêmement à notre première révolution. La Cour et la nation. Les idées et les façons d'agir. Et je crains que le Roi de Prusse, qui a plus d’esprit, n'ait encore moins de courage, et n'inspire encore moins de confiance que Louis XVI. Moralement, à coup sûr, il ne le vaut pas. Ni politiquement peut-être. Il y a là de plus l'ambition de la Prusse qui veut prendre l'Allemagne C’est vraiment là l’incendie. Le rétablissement même de l’ordre en France ne l'éteindrait pas. Mais il donnerait bien de la force pour le combattre.
Je suis vraiment triste du bruit qui est venu de Rome sur M. Rossi. Je cherche et ne trouve nulle part des détails. On dit que l'ordre n’a pas été troublé. Mais Rossi lui-même qu'est-il devenu sous ce coup de poignard pauvre homme? Quelle surprise pour lui et pour moi si, quand je l’ai envoyé à Rome, tout cet avenir s’était dévoilé devant nous ! J'espère que l’assassin a manqué son coup. Ce n'est peut-être pas vrai du tout. Il manque bien les choses à M. Rossi. Le cœur n'est ni tendre, ni grand. Mais l’esprit est supérieur ; si juste, si fin, si actif dans son indolence apparente, si prompt, si étendu ! Des vues générales et un savoir faire infini. Très inférieur à Colettis par le caractère et l’empire. J’ai pleuré Colettis. Il m’aimait et je l’aimais. Je regretterai M. Rossi, si le fait est vrai, comme un allié utile et un homme très distingué. L’un et l’autre est rare. Il ne m’a pas donné signe de vie depuis Février. On me disait, il y a quelque temps, qu’il disait qu'il ne retournerait jamais en France. S'il a été assassiné, c’est que le parti révolutionnaire de Rome, le considérait comme un obstacle, sérieux. Ce serait un honneur pour son nom.
J’ai vu hier Charles Greville à dîner, chez le Baron Parke. Il ne savait rien. Parlant toujours très mal des affaires de Sicile. Le Roi de Naples me paraît décidé à laisser trainer cette médiation anglo-française, comme on fait à Milan. On se rejoint ici de la nomination à peu près certaine, du Général Taylor comme président aux Etats-Unis. Cass est très anti- anglais.
Puisque vous prenez votre dame assez à cœur pour en être malade, vous ferez bien de vous en débarrasser, à Brighton, tel que Brighton est à présent, vous pouvez vous en passer. Il y aura tel lieu et tel moment où même cette maussade personne vous manquera. Mais après tout, vous en trouverez une autre. Nous aurons le temps de chercher. Marion vous a-t-elle reparlé ? Adieu. Adieu.
Mardi est bien loin. Je ne puis vraiment pas plutôt. Je suis très pressé. Par toutes sortes de motifs. Adieu. G.
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Brompton, Vendredi 24 novembre 1848, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai enfin terminé mon travail. M. Lemoinne que j'ai retenu, l'emportera dimanche à Paris. Je vous l'apporterai mardi.
Je crains bien que ce que vous me dites de ce pauvre Rossi ne soit pas vrai, et qu’il ne soit bien réellement mort. Le Morning Chronicle dit le savoir de son correspondant à Rome comme de Paris. M. Libri, qui sort de chez moi, me disait que le Comte Pepoli arrivé ces jours-ci de Rome, lui avait dit que Rossi réussissait et réussirait plus qu'on n'avait espéré. C'est pour cela qu’ils l’ont tué. Les révolutions de ce temps-ci sont stupides, et féroces. Elles tuent les hommes distingués, et n'en créent point. M. Libri a reçu ces jours-ci une lettre de sa mère qui lui écrit : « Il se prépare dans les états romains des choses abominables. » On s'attend à des massacres dans les Légations. Je veux encore espérer que Rossi n’est pas mort ; mais je n'y réussis pas. Sa mort m’attriste plus peut-être qu'au premier moment. Ce n'était pas vraiment un ami ; mais c'était un compagnon. Nous avons beaucoup causé dans notre vie. Il me trouvait quelquefois compromettant. Moi, je le trouvais timide. Il est mort au service de la bonne cause. Nous nous serions repris très naturellement, si nous nous étions retrouvés.
J’ai dîné hier chez Reeve, avec Lord Clarendon, que je n’avais pas encore vu. Bien vieilli sans cesser d'avoir l’air jeune. Un vieux jeune homme. Toujours aimable, et fort sensé sur la politique générale de l’Europe. Il était presque aussi content que moi du vote de l'Assemblée de Francfort contre l'Assemblée de Berlin. Il me semble que ce vote doit donner de la force au Roi de Prusse, s’il peut en prendre. Lord Clarendon, est très occupé de l'Irlande et la raconte beaucoup. Il y retourne sous peu de jours. Nous avons parlé de tout, même de l'Espagne. Il s'est presque félicité qu'elle fût restée calme et Narvaez debout. J’ai très bien parlé de Narvaez. Et même de la reine Christine. Il n'a pas trop dit non. Ils ont tous l'oreille basse du côté de l'Espagne. Clarendon est allé à Richmond et parle bien du Roi.
Je dîne Lundi chez Lady Granville. Partout Charles Greville, de plus en plus sourd. Et sans nouvelles. Voici vos deux lettres. L’une très sensée. L’autre assez amusante. Moi qui n’ai pas grande opinion de la tête de M. Molé, j’ai peine à croire à son radotage auprès de Mad. Kalorgis. Est-ce qu'elle est revenue à Paris du gré de l'Empereur, et pour le tenir au courant de grands hommes ? La séance de l'Assemblée nationale sera curieuse demain. Ils s’entretueront. Mais Cavaignac seul a quelque chose à perdre. Ce qui l'a provoqué à provoquer cette explication. La lettre de MM. Garnier-Pagès, Ducler & & est une intrigue pour remettre à flot M. de Lamartine et le porter à la Présidence à la place de Cavaignac décrié. Adieu. Adieu. Je suis bien aise que vous n’ayez plus miss Gibbons sur vos nerfs. Adieu. G.
Mots-clés : De la Démocratie (ouvrage), Diplomatie, Discours du for intérieur, Politique (Allemagne), Politique (Espagne), Politique (femme), Politique (France), Politique (Internationale), Politique (Italie), Portrait, Relation François-Dorothée (Dispute), Réseau social et politique, Révolution, Travail intellectuel
Val-Richer, Mercredi 25 juillet 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures et demie du soir.
Nous venons de dîner. On fait de la musique dans le salon. Je remonte pour vous écrire. Bertin et Génie arrivent demain de très bonne heure et repartent le soir. Ils me prendront ma journée. C’est une affaire que cette visite de Bertin au Val Richer.
De sa personne, il est sauvage et se refuse aux avances. Il a refusé tout à l'heure d'aller à l’Elysée. A propos d'’Elysée, que dîtes-vous du discours du Président à Ham ? Montalembert n’est qu'un petit garçon en fait de mea culpa. Si cette mode prend. Dieu sait ce que nous entendrons. Mais je crois que le Président gardera la palme. J'ai enfin reçu mon Galignani et je viens de lire la séance des Communes. Je comprends les colères dont vous me parlez. Mais en vérité un parti conservateur, qui se laisse dire tout cela sans ouvrir la bouche, mérite bien qu’on le lui dise. Il était si aisé de concéder ce que la cause des Hongrois à de juste, et de frapper ensuite d’autant plus fort sur ce qu'elle a de révolutionnaire. L’esprit révolutionnaire est un poison qui infecte et déshonore, et perd de nos jours toutes les bonnes causes. Un rebelle (gardez m'en le secret) ; peut quelques fois avoir raison, un Jacobin jamais Tous les rebelles de notre temps deviennent en huit jours des Jacobins, s'ils ne l’étaient pas le premier jour.
Jeudi matin. 7 heures
Mad de Metternich et Madame de Flahaut m'amusent. Faites exprès pour se quereller. Mad de Mett serait battue. Il y a encore de la femme en elle et beaucoup d'enfant gâté. Ni de l'un ni de l'autre dans Mad. de Flah. Un vieux sergent de mauvais caractère, et toujours de mauvaise humeur. Je sais gré à Mad. Delmas de ses soins. Trouvez, je vous prie l'occasion de leur dire un mot de politesse de ma part. Malgré l'horreur de l'aveugle pour les constitutions.
Je ne me promène seul que dans mon jardin. Soyez tranquille ; je serai attentif. Je suis sûr, et tout me le prouve que la disposition générale du pays est bonne pour moi. Mais, dans la meilleure disposition générale, il y a toujours autant de coquins, et de fous qu’il en faut. Je suis décidé à me préserver pour vous et à me réserver pour je ne sais quoi. Mad. Lenormant m'écrit : " Au nom du ciel et au nom de la France, gardez votre situation hors de tout. Réservez-vous. Le duc de Noailles me charge expressément de vous le dire. " Et elle ajoute : " Je ne puis vous dire assez quel ami admirable, dévoué, courageux, s'est montré, pour la mémoire de ma pauvre tante et pour moi, cet excellent duc de Noailles dans la circonstance de mon triste procès. Il vient de nous quitter, et il était hier à Paris faisant son troisième voyage pour m'aider de ses conseils, de ses démarches et de son affection. Il a fait avec moi les visites aux magistrats. Il a voulu que se femme aussi témoignât dans l'affaire, et il y a une lettre d’elle dans le dossier de Chaix d'Estange. Dans ce temps de mollesse et d’indifférence de semblables témoignages de respects, de souvenir, et d’amitié sont bien rares. Il a bien envie de causer avec vous. Ce serait désirable et nécessaire. Comment cela se pourrait-il ? C’est ce que je ne sais guères, ni l’un ni l'autre de vous ne pouvant en ce moment aller l’un chez l'autre. »
Je suis bien décidé, quant à présent. à ne point sortir de chez moi. Onze heures Bertin est arrivé. Puis Salvandy. Voilà la poste. Je n’ai que le temps de fermer ma lettre. Mes hôtes repartent ce soir. Adieu. Adieu. Que j’aime votre lettre ! Bien moins que vous pourtant. Adieu. G.
Val-Richer, Vendredi 3 août 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Ceci ne partira pas aujourd’hui. Je vous assure que votre Dimanche me déplaît autant que mon mardi. Je reviens sur le Duc de Broglie. Je crois que vous vous trompez. Il vous a tout simplement exprimé son sentiment général que Paris n'a plus de quoi attirer personne, et que pour y rester il faut y être obligé. Il pense bien peu aux personnes et aux questions personnelles, et ne fait guères de combinaisons et de calculs dont elles soient le premier objet. Cependant c’est possible. Vous avez toujours inspiré à mes amis, un peu de jalousie et un peu de crainte. Heureusement ce ne sont pas eux qui décident. J’ai été charmé quand vous avez repris votre appartement pour trois ans. J’aime les liens matériels même quand ils ne sont pas nécessaires. Il faut faire le contraire de ce que pense le duc de Broglie, c'est-à-dire être à Paris autant que vous ne serez pas forcée d’être ailleurs. Je suis bien aise du reste que le duc de Broglie vous ait pleinement rassurée sur ce qui me touche, Croyez bien et que j'y regarde avec soin, et que je vous dirai toujours la vérité. Je veux que vous vous fassiez une affaire de conscience de me tout dire sur vous, et je vous promets d'en faire autant, pour vous, sur moi. C’est le seul moyen d'avoir un peu de sécurité. Sécurité bien imparfaite et moyen quelques fois triste. Mais enfin, c’est le seul.
J’écris aujourd’hui à Guineau de Mussy pour lui demander une ordonnance dont Pauline a besoin contre des douleurs de névralgie dans la tête qu’il a déjà dissipées une fois, à Brompton. Je lui dis en outre : " Je sais que vous avez vu la Princesse de Lieven. J’en suis fort aise. Vous lui donnerez de bons conseils et du courage. Elle est charmée de vous et vous ne la verrez pas longtemps sans prendre intérêt à cette nature, grande et délicate qui a toutes les forces de l’esprit le plus élevé et toutes les agitations d’une femme isolée et souffrante. Je serai reconnaissant de tous les soins que vous prendrez d'elle. " Il m'est en effet très dévoué, et je veux qu’il vous soit dévoué aussi. Je crois au dévouement, et j'en fais grand cas. C'est le service, non seulement le plus doux, mais le plus sûr le seul qui résiste aux épreuves, et aille jusqu'au bout parce qu'il trouve en lui-même son mobile et sa satisfaction. C’est une des sottises de l’égoïsme de ne pas comprendre le dévouement ne sachant pas plus, l’inspirer que le ressentir. J’ai vu des égoïstes très habiles à tirer parti, pour eux-mêmes des personnes qui les entouraient, mais forces d’y prendre une peine extrême et continue, et ne pouvant jamais compter. Avec plus de cœur, ils auraient eu moins de fatigue et plus de sécurité. Il est vrai qu’il faut deux choses avec les personnes dévouées ; il faut leur donner de l'affection et leur passer des défauts. Par goût, j'aime mieux cela, et je crois qu’à tout prendre c’est un bon calcul ! Mais on ne fait pas cela par calcul. Chacun sait sa pente et le dévouement ne va qu'à ceux qui l’inspirent et le méritent réellement.
MM. de Lavergne et Mallac sont partis hier soir. Ils ne m'ont rien dit de plus que ce que je vous ai déjà mandé. J’attends MM. Dumon, Dalmatie, Vitet, Moulin, Coste, Lenormant & & Je me réserve le matin depuis m'en lever jusqu’au déjeuner et dans le cours de l'après-midi au moins trois heures, plus souvent quatre. Je donne à mes hôtes deux heures dans la matinée, et la soirée. D'ici à un mois, je compte bien avoir moins de visites. Elles me dérangeraient trop. On vient toujours beaucoup des environs. Et je répète ce que je vous ai déjà dit, plus d’une fois peut-être ; bonne population, trop petite, d’esprit et de cœur, pour ce qu’elle a à faire. j'espère qu’elle grandira. Mais je n'en suis point sûr.
5 heures
J’ai reçu une lettre de St Aulaire qui se désole de n'avoir pu venir à ma rencontre au Havre et qui va rejoindre sa femme en Bourgogne, chez Mad d'Esterne. Ils vont tous bien. " J'avais toujours rêvé, me dit-il d'achever ma vie dans le loisir : m’ha troppo ajutato San Antonio. Mais ce n’est pas le mouvement que je regrette. Je travaille à mettre de l'ordre dans mes papiers et mes souvenirs. Mais j'ai commencé par Rome en 1831. J’ai bien du chemin à faire pour arriver à Londres en 1842. Je voudrais que Dieu m’en donnât le temps, car vous m’avez fourni de beaux matériaux à mettre en œuvre pour cette époque. Personne ne lira ce que j'écris avant trente ans. C'est quand on ne se sent plus bon à rien qu’on se rejette ainsi dans l'avenir. J'espère bien que vous nous préparez des enseignements moins tardifs. Que j'aurais envie de causer avec vous mon cher ami ! Vous l'esprit le plus net que j’ai jamais connu débrouillez-vous ce chaos ? Ne comptez pas sur moi pour mettre une idée quelconque dans la conversation. Quelque fois je pense que les socialistes ont à moitié raison, et que la vieille société finit. J'espère seulement ne pas vivre assez pour jouir de celle qu’ils mettront à la place. " Je trouve tout le monde bien découragé. Et les gens d’esprit bien plus que les autres. Et les vieilles. gens d’esprit bien plus que les jeunes. Voici ce que m’écrit Béhier qui ne manque pas d’esprit ; de votre aveu malgré votre première impression : " Nous avons ici un vent singulier qui souffle. On répète partout que le 15 de ce mois Louis Napoléon doit être proclamé Empereur. Personne n’y croit, que Nos Républicains. Ils ont l’air d'en avoir une profonde inquiétude. Ceci n’est probablement pas sérieux. Mais il en résulte ce fait démontré que personne ne croit à la durée de ceci. On parle tout nettement tout bonnement, d’une substitution. Que Dieu la retarde ! Non pas que je me préoccupe des 60 Montagnards qui, pendant les vacances de l'Assemblée vont rester à Paris pour surveiller le pouvoir. Ces vieux roquets fangeux peuvent grogner ; ils ne font plus peur à grand monde : ils ont perdre leurs crocs, et ne sont bons qu'à faire des mannequins de parade. "
C'est là l’impression qui règne autour de moi, parmi les honnêtes gens de bon sens, qui ne cherchent et n'entendent malice à rien. Plus de peur et point d'espérance. Dégoût du présent ; point d’idée ni de désir d'avenir. Le Chancelier et Mad. de Boigne disent à Trouville qu’ils désirent bien que j’y vienne, qu’ils seront bien contents de me revoir & & Je ne leur donnerai pas lieu de croire que je crois ce qu’ils disent. Je n’irai de longtemps à Trouville. Ils ont été mal pour moi. Je suis bien aise qu’ils sachent que je le sais. Adieu. A demain. Je dis cela avec un serrement de cœur. Adieu.
Samedi. 4 août. 7 heures
Je vous dis bonjour en me levant. Je vais travailler. Il faut que j'aie fait deux choses d'ici à la fin de l'automne. Pour les grandes et pour les petites maisons. Le temps est superbe. Je vous aime mille fois mieux que le soleil. Adieu. Adieu. Je dors bien mais toujours en rêvant. Décidemment la révolution de Février m’a enlevé le calme de mes nuits, bien plus que celui de mes jours. Adieu encore. Jusqu'à la poste.
Onze heures Je ne crains pas que vous deveniez bête. Mais j’aimerais infiniment mieux que nous fissions à toute minute, échange de nos esprits. Adieu. Adieu. Adieu. G.
Val-Richer, Jeudi 9 août 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
7 heures
Vous me manquez bien. J’écris mon Discours sur l’histoire de la révolution d'Angleterre. Voici mon idée principale exprimée dans le premier paragraphe : « Je voudrais recueillir les enseignements que la Révolution d’Angleterre a donnés aux hommes. Elle a d’abord détruit, puis relevé et fondé en Angleterre la monarchie constitutionnelle. Elle avait tenté sans succès d'élever en Angleterre. La République sur les ruines de la Monarchie ; et cent ans à peine écoulés ses descendants ont fondé la République en Amérique, sans que la monarchie, par eux vaincue au-delà des mers, cessât de briller, et de prospérer dans ses foyers. La France est entrée à son tour, et l’Europe se précipite aujourd’hui dans les voies que l'Angleterre a ouvertes. Je voudrais dire quelles lois de Dieu et quels efforts des hommes ont donné, en Angleterre à la Monarchie constitutionnelle, et dans l’Amérique Anglaise à la République, le succès que la France et l’Europe poursuivent jusqu'ici vainement ,à travers les épreuves mystérieuses des Révolutions qui grandissent ou égarent pour des siècles l'humanité."
Vous entrevoyez ce qui suit : l'exposé à grands traits des causes qui ont fait que la Monarchie constitutionnelle a réussi en Angleterre, et la République aux Etats-Unis d'Amérique, et que ni l’une ni l’autre ne réussit parmi nous. Cela peut être frappant. Mais je n’ai pas une âme avec qui échanger, sur ceci une idée. Vous n'êtes ni bien savante, ni bien littéraire ; mais vous avez l'esprit juste et exigeant dans le grand, soit qu’il s’agisse d’écrits ou d'actions. Vous voyez tout de suite tout l'horizon, et vous n'y voulez pas un nuage. C'est là ce qui est rare et indispensable. Vous m'êtes indispensable. Heureusement nous nous serons rejoints avant que j'aie terminé et publié mon Discours. Ne montrez, je vous prie, à personne ce premier paragraphe.
Voilà la pluie. Savez-vous pourquoi elle me contrarie le plus ; pour mes allées dont elle entraine le sable. J’aime que mes allées soient bien tenues, et je ne peux pas les faire réparer tous les matins. J’ai passé hier ma matinée à Lisieux à faire des visites, très paisiblement dans les rues et très amicalement dans les maisons. Beaucoup d'accueil bienveillant et pas un mot hostile ; sauf cette phrase que j'aie vue écrite au charbon sur un mur : « Peuple, garde-toi de Guizot ; il revient pour être encore le maître. » Il est en effet question de me nommer au conseil général. Par un singulier hasard le membre du Conseil, pour le canton où est situé le Val Richer est mort quelques jours avant mon arrivée. J'ai dit aux personnes qui sont venues m'en parler, que si j'étais nommé spontanément presque unanimement, j'accepterais ; mais que je ne voulais pas être nommé autrement, ni porté si on n’était pas sûr que je le serais ainsi. Je ne pouvais répondre autrement. Je crois que je ne serai ni nommé, ni porté. En tous cas soyez tranquille ; il n’y aurait pas l’ombre de danger pour moi à Caen pas plus qu'à Lisieux. Les dispositions y sont les mêmes. La Normandie est évidemment la province de France la plus sensée.
10 heures et demie
Certainement il faut que M. Guéneau de Mussy vous ramène. Personne ne le vaudra. Il reviendra en septembre. J’ai une longue lettre de lui, il me parle beaucoup de vous, de votre santé. Je vous dirai ce qu’il me dit. Galant homme de l’esprit et du dévouement. Mad. Lenormant a gagné son procès. Elle reste seule et absolue maîtresse des papiers de Mad. Récamier. Défense à Mad. Colet et à tout autre d'en rien publier. C'est un arrêt moral et qui arrêtera bien de petites infamie. Adieu, adieu, dearest, Adieu donc. G.
Val-Richer, Lundi 13 août 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
6 heures
Il y avait hier assez de mouvement à Lisieux et dans le pays ; mouvement très tranquille ; on allait au Havre voir le président et les régates. Une députation de la garde nationale de Lisieux y allait. Elle a pour commandant un vieil officier de l’Empire, en retraite très bon soldat et très brave homme. Il a dit que, si la députation était au moins de 150 hommes il irait lui-même au Havre, avec le drapeau du bataillon. C'est le règlement ; le drapeau ne se déplace pas sans ce nombre. Il ne s’est présenté, pour aller que 78 hommes. Le commandant a déclaré qu’il n'irait. pas. On lui a demandé le drapeau. Il l'a refusé, Ceux qui voulaient aller se sont fâchés, et ont dit qu'ils voulaient le drapeau, qu’ils l'auraient de force. « Venez le prendre chez moi, c’est là qu’il faudra le prendre de force. Ils sont partis sans le drapeau. Ceci m'a assez frappé comme mesure de l’unanimité et de l’enthousiasme. Vous n’avez pas d'idée de l'effet que font dans le public, dans le plus gros public des scènes comme le soufflet de Pierre Bonaparte à M. Gastier. Cela choque bien plus que les plus graves fautes de constitution et de gouvernement. Cela choque une foule de gens qui, s'ils étaient à l'assemblée courraient grand risque d'en faire autant. Ce pays-ci a le goût des formes et la prétention de l'élégance. Il ne pardonne pas ce qui l’humilie sous ce rapport. Si la République et l’Assemblée avaient les belles manières et le beau langage du temps de Louis XIV, il leur passerait presque tout le reste. Cette combinaison là lui plairait beaucoup. Mais il n’a pas, ce plaisir là.
Avez-vous remarqué, il y a quelques jours, la fin du discours de M. de Tocqueville sur l’affaire de Rome ? Il y a été assez dur pour le Pape et en faveur de la politique vaguement libérale. On dit que c’est moins pour plaire à la gauche que pour se préparer une porte de sortie dans le cas, qu’il prévoit où cette politique ne prévaudrait pas à Rome. Il est déjà las du Ministère, et des injures qu’il faut subir, et des luttes qu’il faut soutenir, et des nécessités qu’il faut accepter. Il ne se résigne pas aussi facilement que M. Barrot, à la flagellation publique d’une repentance quotidienne. Et il s’y attend. On m'assure qu’il désire ardemment se retirer. Vous savez qu'on appelle M. Passy le passif des finances de la France. M. Vitet m'écrit qu'il viendra dîner aujourd'hui avec moi. Je suppose que Duchâtel n’arrive à Paris que demain ou après demain. M. et Mad Lenormant me viennent aussi aujourd’hui. Ils me diront les détails et le vrai de la querelle de Thiers et de Montalembert. Si cela est sérieux cela deviendra important. Barante m'écrit ceci : "L'opinion publique commence évidemment à avoir le courage de regretter le passé ; mais elle ne s'émeut pas plus pour le ramener qu’elle ne s’est émue pour le défendre." Rien du reste que des lamentations et des tendresses. Il finit par cette phrase : "Je vais écrire à Madame de Lieven, encore que ma correspondance soit vide et stérile. Autrefois, elle avait la bonté de ne point trop s'ennuyer d'un commerce où j’avais tout à gagner." Adieu. Je vais travailler en attendant la poste. Vous écrire, c'est mon plaisir. Adieu, adieu, dearest.
Onze heures et demie
La poste vient tard. Je n'ai que le temps de vous dire adieu. Adieu. Vous voyez qu’il n’y a rien eu à Rouen. Adieu. G.
Val-Richer, Mardi 4 septembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai fait comme je vous ai dit. J’ai travaillé et je me suis promené. Mon travail m'intéresse. C’est dommage que la vie soit si courte. Le vase est trop petit pour ce que j’y voudrais mettre.
Il paraît que le Président a été extrêmement bien reçu en Champagne, mieux que partout ailleurs. Montebello nous dira si les journaux disent vrai. Je les trouve bien vides. Ils ne savent que mettre à la place des scandales de l'assemblée. Les légitimistes, ce me semble. baissent un peu de ton. Ils se résignent d’assez mauvaise grâce à répéter le mot de M. le comte de Chambord sur M. le comte de Paris. Voilà vraiment un grand effort de raison. Cela coupe un peu l'herbe sous le pied au comte de Montemolin. Collaredo m’avait étonné. Il a bien fait de s'en excuser. J’ai des lettres de Genève. On y est inquiet des menées des réfugiés. On craint qu'elles ne forcent les Puissances à une intervention. Vous verrez que la République française ira mettre à la raison, celle de Berne comme celle de Rome et qu’elle remettra le Sonderbund sur pied.
Mercredi, 5 huit heures
Je me suis levé de bonne heure, malgré un accès, ou plutôt à cause d’un accès d’éternuement qui m'a empêché de me rendormir. Cette disposition a pourtant plutôt diminué qu’augmenté depuis quelque temps. J’attends la poste avec mon impatience du mercredi. J’irai chez le Duc de Broglie, pour dix ou douze jours, vers le milieu de la semaine prochaine. Vous m'adresserez alors vos lettres : chez M. de Broglie, à Broglie. Eure. Je vous dirai le jour précis. Vous avez surement remarqué, le petit article du Globe en réponse au Times à propos de la réponse du Prince de Schwartzemberg à Lord Ponsonby. C'est à mon avis, la meilleure preuve que la réponse a vraiment été faite. Il y a, dans l'article, une violence d'humeur contre Schwartzemberg et un dessein de le blesser qui ne peuvent venir que de Lord Palmerston et qui ne se rencontreraient pas, même dans Lord Palmerston. Si Schwartzemberg ne les y avait pas soulevés. Je regrette de voir que le grand Duc Michel est encore bien malade. Je n’ai rien fait dire au Journal des Débats sur l’attitude à prendre envers le Cabinet. C’est de lui-même qu’il prend celle que vous aurez vue dans son article d’hier. Il a raison. Ce n’est pas la peine de faire un grand effort pour amener les hommes qu'on amènerait à la place de ceux-là, et pour ce que feraient, aujourd’hui les hommes même qu'on amènerait. Il est peut-être bon que M. Dufaure soit vivement attaqué et même renversé. Il ne faut pas que ce soit par les mains de mes amis. Ils ont encore bien des choses à tirer de lui, et autre chose à faire après lui.
Onze heures
Voilà votre lettre. J'en aime tout, et surtout la fin. Votre disposition est toujours de venir à Paris à la fin du mois, malgré le choléra. La peur me prend quelquefois à la gorge, pour vous. Et dans d’autres moments, la conscience. Je me fais un devoir de vous tout dire. Mais j'aime mille fois mieux que vous veniez. Et certainement M. Gueneau de Mussy est une excellente occasion. Adieu, adieu. Je suis bien content d'avoir atteint le mercredi. J’ai six bons jours devant moi. Adieu G.
Broglie, Vendredi 14 septembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vos yeux me désolent, pour vous et pour moi. J’ai lu votre lettre hier, en arrivant ici, avec regret pour ce qui n’y est pas, avec remords pour ce qui y est. Vous vous fatiguerez et vous me direz si peu ! Ne pourriez-vous pas, si cela se prolongeait, vous faire prêter Marion pour huit jours, quinze jours ? Un service positif à demander pour une raison claire et pour un temps déterminé cela se peut. Je cherche, je voudrais tant imaginer quelque chose qui vous soulagent, el qui m'assurât de nos lettres. Quel malheur d'être loin !
Je ne suis pas rentré ici sans émotion. J’y étais venu, pour la dernière fois, en septembre 1838, au moment de la mort de la Duchesse de Broglie, il y a onze ans. Je l'ai vue morte sur son lit, le 27 ou le 26 septembre, je crois. Le lieu est toujours beau. La jeune femme qui l'habite aujourd’hui est jolie et gracieuse, et semble prendre, à ce qui se passe et se dit autour d'elle un intérêt intelligent. Mais la différence est grande. Est-ce qu’il y a vraiment du déclin dans les personnes comme dans les choses, ou seulement du déplacement ? On mène ici une vie à peu près semblable à celle du Val-Richer, déjeuner à midi dîner à 7 heures On se couche à onze. C’est un peu plus tard que mon habitude. Je remonterai chez moi à 10 heures, si plus tard me dérange. Je ne veux par interrompre, mon travail pendant quinze jours. J’ai un bon appartement avec une vue charmante. Il fait presque froid. J’ai un bon feu. Je viens de me lever. Je prendrai du thé dans ma chambre avec du beurre à 9 heures et demie ; votre déjeuner. Je ne descendrai qu’à midi. On est fort libre tout le jour. On fait une promenade, ensemble s’il fait beau.
Voilà votre lettre d'avant-hier. Quel bonheur. Je n'espérais pas la poste sitôt. Elle arrive à 7 heures et demie, et repart à 2 heures Et une longue lettre que je lis presque sans remords puisque vos yeux vont un peu mieux. Je m'inquiète pourtant, vous n'auriez pas du m'en écrire si long. Je tiens plus à vos yeux qu'à la politique de Lord John, et de Lord Ponsonby. Merci mille fois. Lord Ponsonby est curieux. Comorn se rendra comme, le reste. Ce ne sont plus que des malheurs particuliers de l'héroïsme perdu. C’est grand dommage ! Il y a des pays où l'on emploierait si utilement ce qui n’est bon à voir là. Le Duc de Broglie est convaincu que l'affaire de Rome tombera à plat comme toutes les autres. Personne ne sortira du Ministère. Personne, en y restant, ne poussera rien un peu loin. Les légitimistes veulent que M. de Falloux reste ministre et leur fasse faire une part un peu plus grosse dans le pouvoir. Les conservateurs ne pensent qu'à rester tranquilles, pourquoi ils laisseront tout le monde, tranquille, président et ministres. S’il faut rester à Rome avec ou sans le Pape, on y restera. S’il faut s’en aller de Rome, et que d'autres y viennent, ou s'en ira et on les laissera venir. Je me méfie d’une despondency, si absolue. Je suis certes bien loin aujourd’hui d'espérer beaucoup de mon pays. Mais je le connais. Il a des retours subits qui mettent fin brusquement à ses plus profondes léthargies. Je me suis trompé pour m'être fié à sa sagesse. Ceux qui se fient à son abattement se trompent de même. Il me paraît pourtant probable que Dufaure résistera aux attaques dirigées contre lui, et que le Cabinet ne sera que partiellement modifié. Personne, je vous le répète, ne croit ce que croit Morny. Cependant ce qui est le probable, n'est pas tout le possible.
Plusieurs de mes journaux me manquent ce matin. Adieu, adieu. J’espère que votre lettre, qui me fait tant de plaisir, n'aura pas fait de mal à vos yeux. Adieu, adieu dearest. G. Je suis bien fâché que Lord Beauvale ne revienne pas de Richmond.
Broglie, Mardi 18 septembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
Lisez dans la Revue des deux Mondes, du 15 sept un article de M. de Sainte Beuve (que vous trouviez si laid et avec raison) sur Madame de Krudener, et sur une Vie de Madame de Krudener que vient de publier, M. Charles Eynard. Cela vous amusera. Je suppose que la Vie même est amusante, et je vais me la faire prêter. En 1805, quand je suis arrivé à Paris Valérie me charmait. On me dit que j’avais tort, c'est possible ; mais je conserve de Valérie, un souvenir agréable que les révélations de M. Eynard et les demi-moqueries, de M. de Ste Beuve, ne détruiront pas.
Je viens de faire une grande promenade dans la forêt de Broglie, moitié en voiture avec la princesse de Broglie et mes filles, moitié à pied avec le duc et son fils, sur un bon gazon et sous de beaux hêtres. Nous avons beaucoup plus pensé à l'art qu'à la nature, et à un art très difficile, celui de changer les constitutions, sans y toucher, et de défaire légalement la légalité. Le Duc de Broglie m’a exposé, pour cela. Un plan très ingénieux et, au fond, très praticable quoi qu'un peu subtil. Il y a des moments où les hommes veulent absolument qu'on leur donne, pour faire ce qu'ils ont besoin et envie de faire, des raisons autres que le franc bon sens. Il ne faut pas leur refuser le plaisir. Voici le problème. On veut refaire une légalité autre que celle qui existe, sans sortir de celle qui existe. S’il vous vient de votre côté, à l’esprit, quelque bon expédient, envoyez-le moi, je vous prie.
Mercredi 19-10 heures
Décidément le Mercredi est le jour où je vous aime le mieux. Vous avez bien fait de me dire ce que Lord John vous avait dit du duc de Broglie. Cela lui a fait plaisir. Une ou deux fois, dans sa dernière ambassade Lord John a été sa ressource contre Lord Palmerston, et une ressource efficace. Two letters at once. C’est dommage qu’elle ne le soit pas plus souvent. Je suis convaincu que vous avez raison : vous vous amusez mutuellement sans vous changer. Je vois que le Globe dément formellement la révocation du Gouverneur de Malte Est-ce aussi là un effet de Lord John ?
La question allemande est maintenant la seule à laquelle je pense sérieusement. Il y a vraiment là quelque chose à faire quelque chose de nouveau et d’inévitable. Il vaut la peine de tâcher de comprendre et de se faire un avis, Pensez-y aussi je vous prie, et mandez-moi ce que vous apprendrez ou penserez. Je suis bien aise de ce que Collaredo vous a dit de Radowitz. Je suis enclin à attendre de lui une bonne conduite, et à lui souhaiter du succès. Il m’a paru n'être ni un esprit fou, ni un esprit éteint. Il n’y a plus guères que de ces deux sortes là. La maladie de M. de Falloux retardera ou rendra insignifiants les premiers détails de l'Assemblée. J’ai cru d'abord qu’il lui convenait d'être malade ; mais il l'est bien réellement. Un visiteur arrivé hier soir ici dit que les derniers orages ont fait du bien au choléra, c’est-à-dire contre le choléra à Paris. Les cas diminuent et s'atténuent. Cependant on retarde de huit jours la rentrée eu classe des Collèges pour ne pas faire revenir sitôt les écoliers, Guillaume restera huit jours de plus au Val Richer. Que fait M. Guéneau de Mussy ? Reste-t-il encore un peu à Londres ?
Adieu, adieu. Je travaille avec un assez vif intérêt. Cela me plaît de concentrer, en un petit espace tout ce qu’une grande révolution peut jeter de lumière sur les autres. Je persiste à croire que s’il faisait très clair, il y aurait moins d'aveugles. Adieu, adieu. G.
Broglie, Vendredi 21 septembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vois ici bien du monde. Presque autant qu’au Val Richer. En gens du pays du moins. Tous les conservateurs des environs, anciens ou nouveaux viennent me voir. Je suis frappé de ce qu’il y a en même temps, de résolution et de timidité dans leur langage. Ils sont très réactionnaires ; ils demandent de l'ordre du pouvoir, tant qu’on voudra tant qu'on pourra leur en donner mais sous le régime actuel avec les noms actuels. Ils n'abordent pas l'idée, d'un changement au fond. La république peut devenir conservatrice, despotique, aristocratique même ; ou lui en saura gré. Mais la République, je ne vois presque personne qui pense, qui veuille dire du moins qu’il pense à autre chose. Les plus hardis disent que la République pourrait bien n'être qu'une expérience, et une expérience qui ne réussira pas. Mais ils admettent tous l'expérience, et ne la regardent que comme déjà faite. Ils attendent et blâmeraient ceux qui ne voudraient pas attendre. Pour trouver des gens qui maudissent tout haut la République, qui n’en attendent rien et qui demandent pourquoi on attend ; il faut descendre beaucoup plus bas que les gens qui viennent me voir. Il faut aller parmi le peuple chez les paysans. La point de gêne, point de retenue. Et très généralement. L'Empire serait très bien reçu. Le comte de Paris serait très bien reçu. Henri V, c’est plus douteux. La Monarchie est populaire, la légitimité non. Mais pas plus pour le comte de Paris ou pour l'Empereur que pour Henri V, aucun de ceux qui maudissent la République ne remuerait le doigt. Les paysans qui demandent pourquoi on attend attendant aussi tranquillement que les bourgeois. A dire vrai depuis que les rouges ont été bien battus et qu’on croit qu'ils le seraient encore, s'ils remuaient, l’ordre règne partout, l'administration marche, les affaires se font, les intérêts privés s'arrangent, à peu près comme en temps ordinaire. Il est facile ici de renverser les gouvernement très difficile de bouleverser la société ; elle reprend très vite, son aplomb. A très courte échéance, il est vrai ; personne ne fait ni projets, ni longues affaires ; personne ne bâtit une grande maison ; personne ne prête son argent pour plus de deux ans jusqu'aux approches de la prochaine élection du Président et de l'Assemblée. Combien de temps un grand pays peut-il se passer absolument d’avenir ? Pas toujours j’en suis sûr. Mais ce pays-ci assez longtemps, j'en ai peur. S'il est grand, les hommes qui l'habitent sont si petits qu’ils ont bien moins besoin d'avenir. Ce qui est petit se résigne bien plus aisément à être court. Il est vrai qu'on en devient plus Petit, et qu’on souffre de ce rapetissement forcé de toutes les Affaires, de toutes les transactions, de toutes les entreprises, de toutes les existences. Je crois même que cette souffrance ira croissant, et finira par devenir insupportable Mais, pour le moment elle est encore assez limité ; et on la supporte assez bien. Singulier état ! Très triste à voir, mais très nouveau et très curieux à observer. Jamais certainement pays si malade au fond n'a eu si peu l’air, d'être malade, pour quelqu'un qui me ferait que le voir en passant. M de Falloux, dit très malade. Sa mort serait presque un évènement. Les légitimistes comptent sur lui, non seulement pour l'avenir, Mais pour prendre une part chaque jour un peu plu grosse en attendant. Il n'ont personne pour le remplacer.
Samedi 22- sept heures
Pouvez-vous me dire que les portraits de Mad. de Caraman sont d’une ressemblance frappante, et que vous ne voulez pas poser parce que cela vous ennuie trop ? Vous ne savez pas quel plaisir me ferait un portrait de vous vraiment ressemblant, ou bien vous n’avez pas le courage de vous donner cet ennui pour me donner ce plaisir. Si j'étais là, je vous gronderais beaucoup. De loin, il faut être court. Depuis que vous n’avez plus d’yeux, je ne sais plus que m'affliger de votre ennui. Je ne peux plus vous dire : lisez, écrivez. Vous devriez trouver une lectrice qui pût vous lire du français. Cela doit se trouver, même à Richmond. Elle vous lirait une heure ou deux dans la journée, la Revue des deux mondes, Mad. de Krudener. Quoiqu'on ne publie plus grand chose de bon à Paris, il y aurait cependant de quoi vous désennuyer un peu. Vous n'aurez plus besoin de cela à Paris. Il y aura assez de conversation pour remplir votre temps. Barante, Ste Aulaire, Duchâtel y passeront l’hiver. Tout ce qui me revient me persuade de plus en plus qu’il n’y aura point de gros événement ; rien dans les rues. Il n’y aurait que la dislocation de la majorité dans l’Assemblée qui pût amener quelque chose de gros. Mais elle me paraît bien décidée à ne pas le disloquer. Il y a, dans la masse honnête des légitimistes, beaucoup d'humeur contre leurs journaux qui les poussent, et les compromettent.
9 heures
Merci de votre longue lettre, et de cette de Lord Beauvale. Très intéressantes. Je n'ai que le temps de vous dire adieu. J'ai là des épreuves de mon livre qu’il faut que je corrige et que je renvoie sur le champ à Paris. Je n'ai rien de là ce matin. Adieu, adieu, adieu. G.
Broglie, Lundi 24 septembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je vois approcher avec plaisir le jour où je retournerai chez moi. Je suis très bien ici très choyé. Bonne conversation, et qui me plait sur toutes choses comme sur les affaires. Mais j’ai l’esprit plein de ce que je fais de ce que je veux faire. Il n’y a qu’une conversation que je préfère toujours à mes propres préoccupations. Ce que je fais me préoccupe sérieuse ment. Je me figure que ce qui manque le plus aujourd’hui en France, c’est quelqu'un qui dise la vérité avec quelque autorité ; la vérité que tout le monde croit, que tout le monde attend, et à laquelle personne n’ose toucher. Je ferais certainement cela. D’abord sous le manteau anglais ; puis et pas longtemps après, sous ma propre figure française, en parlant de mon temps et de moi- même. Il est clair que l'autorité ne me manque pas. Je voudrais que vous vissiez tous les gens qui viennent me voir. Je suis frappé surtout de ceux d’ici, que je ne connaissais pas auparavant, la plupart du moins. Conservateurs, il est vrai, mais conservateurs de toute sorte et de toute date. Vous seriez frappée de leur déférence. Et de leur curiosité pleine d’assentiment quand j'explique comme je l’entends, ce qui s’est passé, la conduite que j'ai tenue, et pourquoi je suis tombé quoique ma politique fût bonne, et parce qu’elle était trop bonne. N'ayez pas peur ; je ne suis point arrogant, ni blessant. Je ne fais que profiter du sentiment que je rencontre pour exprimer librement le mien. Si le temps et la force ne me manquent pas un moment viendra, où mon avis sera d'un grand poids. Mais le temps et la force pourront bien me manquer. Je vieillis. Je me fatigue vite, et de corps et d’esprit, par la promenade et par le travail. J’ai besoin de repos, de sommeil. Je dors quelques fois dans le jour. Je serais encore en état de donner un coup de collier. Mais à un effort soutenu, prolongé, sans relâche, et sans liberté, je pourrais fort bien ne pas suffire.
10 heures
Je suis bien aise que vous soyez allée à Claremont. Et sûr que votre observation est très juste. La mauvaise fortune n'a fait qu'accroitre la disposition ancienne et constante du Roi; se plaindre de tout le monde, et ne se louer de personne. Mauvaise disposition pour être bien servi. Je sais que l’intérieur n'est pas très harmonieux surtout en ce qui concerne le séjour de l'hiver prochain. L’Angleterre leur déplait à tous excepté au Roi. C’est lui qui a raison. A moins que l'hiver de Claremont ne convienne pas à la santé de la Reine, ce dont j'ai peur. Que dites-vous de Gustave de Beaumont à Vienne ? Au fond, peu importe. Mais le gros bavardage que vous avez entendu à Holland House sera encore plus déplacé à Vienne. M. de Falloux, est décidément hors de danger. Plus de nécessité de retraite, et sa convalescence servira à ajourner, les deux plus périlleuses discussions. Ce qui va beaucoup mieux aussi, c'est le choléra de Paris. Il s'en va. J’ai des nouvelles de plusieurs médecins, unanimes à se rassurer. Que faites-vous de M. Guéneau de Mussy ? Tant que vous resterez en Angleterre, je suis bien aise qu’il y reste. Adieu, adieu. Adieu encore. G.
Richmond, Vendredi 28 Septembre 1849, Dorothée de Lieven à François Guizot
M Achille Fould est venu me voir, je ne sais trop pourquoi. Sa conversation m’a intéressée. Il a de l'esprit, & il n'y a rien d’exagéré dans ses idées ni son langage. Espérant, désirant autre chose comme tout le monde. En voyant pas trop comment on pourrait s'y prendre pour y arriver. Le parti conservateur mais seulement tant qu'il a peur. Le jour où l’on n’aurait plus peur, chacun voudra tirer de son côté. Croyant aux charmes de Louis Napoléon plutôt qu’à tout autre. croyant aussi que la président pour 10 ans est une question sur la quelle tout le monde pourrait s’entendre. Mais même pour cela il faudrait un homme de courage pour le proposer. Il n’est amoureux ni de M. Dufaure, ni de M. de Falloux. Il dit de celle-ci, un doctrinaire et un jésuite. De l’autre, il travaille pour Cavaignac. Disant beaucoup de bien du prince. Approuvant toutes ses fautes, parce qu’en définitive elles lui profitent toutes. Il a passé deux heures hier avec le Roi. Pas l’idée de rapprochement entre les 2 Bourbons. Au contraire, le roi se plaignant que la branche aîné ne fait rien pour cela et répétant que l’initiative ne saurait être prise par la cadette. Les princes sont en Ecosse à la chasse. Les Nemours ne sont pas revenus d'Allemagne. M. Fould serait fâché que M. Molé entrât, il doit se réserver pour un meilleur moment. Mais il sait qu’il en a envie, quant à Thiers ce ne serait pas une acquisition. On n'a pas confiance en lui, ni aucune considération pour lui.
Il m’a parlé de vous, de ce que dans un an ou deux vous deviez nécessairement vous retrouver l’homme important, le seul. Qu’en attendant il valait bien mieux pour vous et pour cet avenir ne pas faire partie de l'assemblée. On a accusé le parti conservateur de n’avoir pas poussé à votre élection. C'était par amour pour vous. J’ai dit ici. On a repoussé. Et c'est là ce qui a étonné tout le monde. Il a équivoqué des interrogations sur ce que vous allez faire. Rien, il reste tranquille chez lui. Il écrit. Parce qu'il a besoin d'écrire. Une grande honte pour notre pays. Et puis si vous viendriez à Paris. Je ne sais pas, peut être. Il n’est pas prévu. Voilà à peu près tout.
Samedi le 29. Flahaut a été voir le roi hier. Il l'a trouvé bavard, mécontent de tout le monde. N’aimant que l'Angleterre. Et décidé à mourir ici ; même à Claremont, ce qui véritablement n’arrange pas la cour. Mais dit Flahaut "Le roi a raison de penser à lui même." Voilà donc le manifeste du Pape. Que ferez-vous ? 1 heure. Vous avez donc eu mes lettres, me voilà rassurée. Ce que vous me répondez est triste. Pauvre pays. Petits hommes ! Adieu. Adieu. Bien vite. Je suis en retard aujourd’hui, mauvaise nuit, levée tard. Adieu
Val-Richer, Dimanche 30 septembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
1849 - 6 heures
J’ai été déjeuner ce matin à Lisieux, chez mon député à l’Assemblée, M. Leroy Beaulieu qui part ce soir pour Paris. J’ai trouvé là bien du monde, tous réactionnaires ardents, sans se soucier de leur passé. La révolution de Février aura servi à faire pénétrer la politique conservatrice dans une nouvelle couche de la société où elle n’eût jamais pénétré sans cela. Je crains seulement que le moyen ne coûte plus cher qu'il ne rapporte. On dit que M. de Falloux va beaucoup mieux, et qu’il parlera sur les affaires de Rome. On obtiendra du Pape un supplément d’amnistie et on sera content. On dit qu'on rétablira tous les impôts supprimés, même l’impôt sur le sel. Tout plutôt que de faire banqueroute, c’est la maxime courante dans l'Assemblée, parmi la majorité. Je n'aperçois aucune pensée sérieuse d'Empire. S’il doit venir il ne viendra pas naturellement et dans une forte pression extérieure sur l'Assemblée. On assure que l’armée n'y pense pas davantage. Les paysans qui l’approuveraient, et l’appuieraient ne prennent l’initiative de rien. Quant à la liberté de la presse, la loi qui a interdit la vente des journaux dans les rues et le colportage dans les campagnes a fait de l’effet. Un effet de ralentissement non de suppression du mal. On va rétablir et probablement élever l'impôt ou timbre, ce qui fera tomber beaucoup de petits journaux. Si cela ne suffit pas, on entrevoit comme mesure extrême, une interdiction de fonder, sans le consentement du gouvernement, aucun nouveau journal au delà de ceux qui se trouveraient exister au moment de la promulgation de la loi ; et pour ceux-ci, autorisation au gouvernement de les supprimer s'ils étaient condamnés deux fois par les tribunaux.
Je reçois aussi ce matin une longue lettre de Lord Aberdeen. Très tendre. Ne lui laissez pas oublier sa promesse de venir à Paris en décembre. A part notre plaisir, il serait vraiment bon qu’un homme comme lui, parfaitement impartial et sincèrement bienveillant, vît Paris et la France tels qu’ils sont aujourd’hui. Le Duc de Broglie, le désire presque autant que moi.
Lundi 1er Oct. 9 heures
Sachez que je suis rentré en possession de tous les originaux dont les copies sont en Angleterre. Il n'y a presque plus de choléra à Paris. J'y renvoie Guillaume samedi prochain pour rentrer le lundi 6 à son Collège. On est assez sérieusement préoccupé des premières séances de l'assemblée. Je n'en espère et n'en crains pas grand chose. Il n’y a plus, parmi les Montagnards personne qui puisse provoquer de vrais débats et mettre le feu sous le ventre aux gens qui voudraient rester tranquilles. M. Ledru Rollin faisait cela. Il n'a point de successeur. Il n’y aura ni l’initiative des coquins, ni celle des honnêtes gens. Onze heures Vous avez très bien parlé à Achille Fould. Adieu. Adieu. Je suis pressé. G.
Val-Richer, Dimanche 7 octobre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
Cinq heures
Je viens d'écrire à M. Gréterin. Vous reviendrez donc bientôt. Quel bonheur de vous ravoir en France, de ce côté-ci du Canal ! Vous y resterez tranquillement. Pas de guerre et pas d'émeute. Mon optimisme naturel, et que je retrouve bien de temps en temps, m'inspire cependant, moins de défiance parce que je n'espère pas grand-chose. Ce ne sont pas les perspectives brillantes qui me cachent les sombres. Un repos bas et précaire, voilà l'avenir que j’attends. Pour longtemps. Je sais qu'à la rue St Florentin vous vous en contenterez.
Je suis bien fâché du bien mauvais article des Débats de ce matin sur l'Empereur à propos de Constantinople. Les journalistes ne se refusent jamais le plaisir des moqueries, et des bravades, quel qu’en soit l’inconvénient. C’est pitoyable et déplorable. Il était si facile de parler de cela convenablement et avec des paroles encourageantes au lieu de paroles blessantes ! Où ont-ils pris celles qu'ils attribuent à l'Empereur ? Mais tout cela donne bien lieu de penser que l'affaire n’ira pas loin.
Ce que Lord John vous écrit est très sensé. A moins qu’il n’y ait l’arrière pensée dont je vous ai parlé, c'est une grosse faute. Et la faute est grosse même avec l’arrière-pensée, car elle change (je reviens à mon expression) le courant de l'opinion Européenne sans motif et sans profit suffisant. Encore un exemple du peu d'esprit des poltrons même gens d’esprit ; le douaire de Mad. la Duchesse d'Orléans. Passy et Dupin ont espéré escamoter l'affaire en la faisant très petite et la fourrant parmi d'autres. Ils se sont attiré un échec qui est un désagrément pour Mad. la Duchesse d'Orléans, et qui y fera regarder de beaucoup plus près. Il fallait présenter cela la tête haute comme l'exécution d’un traité et l'accomplissement d’un devoir honteusement retardé. C’est la vérité et c'était aussi le moyen de succès.
Qu'y a-t-il de vrai dans le remplacement du Prince de Schwartzemberg par M. de Schmerling et qu’elle en serait la valeur ? M. de Schmerling était, si je ne me trompe, le plus Autrichien des Autrichiens à Francfort. Ce ne serait pas là un signe qu'on est près de s'entendre avec la Prusse sur les Affaires Allemandes. Le renvoi de notre Ministre à Washington n'a d'autre gravité que celle d’un gros désagrément pour la République qui, après avoir eu le tort d'employer M. Poussin, a eu celui de ne pas le rappeler à temps. Je ne le connais pas ; mais j’ai entendu dire que c’était un étourneau prétentieux et grossier.
Lundi 6 oct. onze heures
Je compte bien que votre lettre me dira que vous avez reçu les miennes. Mais j'ai peur qu’elle n’arrive une demi-heure plus tard. Il pleut par torrents continus. Hier, mon pré dans la vallée était un parfait étang, se déchargeant par je ne sais combien de cascades. J’ai pris mon parti de ne plus me soucier de mes alleés pour cet automne.
J’attends la semaine prochaine Madame Austin qui vient passer trois semaines chez moi pour traduire, mon discours sur l'histoire de la révolution d’Angleterre. Il doit paraître en Anglais à Londres, le même jour qu'en Français à Paris. Voilà votre lettre. Bien troublée et bien courte. On a beau dire et vous avez beau craindre. La guerre ne sortira pas de là. Adieu. Adieu.
Val-Richer, Jeudi 11 octobre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Puisque vous n'avez pas été absolus et péremptoires dans votre demande, ni la Porte dans sa réponse, raison de plus pour que l'affaire s’arrange. On trouvera quelque expédient qui couvrira la demie-retraite que fera de son côté chacune des deux puissances. Nous n'avons vu la guerre avorter depuis vingt ans malgré les plus forts motifs de guerre du monde pour la voir éclater par un si misérable incident. C'est comme la guerre entre la France et l'Angleterre pour Tahiti. Nous en avons été bien près ; mais ce n'était point possible. Il me parait que Fuad Efendi n'a pas été renvoyé à la frontière et qu’il doit être arrivé à Pétersbourg. La tranquillité où l'on est à Vienne sur cette question me parait concluante. S'il y avait la moindre raison de craindre, les esprits Autrichiens seraient renversés. Jamais l’Autriche n'aurait été à la veille d'un plus grand danger. Je vous répète qu’à Paris personne ne s’inquiète sérieusement de cette affaire. M. de Tocqueville a été, jusqu'ici, un homme d’esprit dans son Cabinet et dans ses livres. Il est possible qu’il ait de quoi être un homme d’esprit dans l'action et gouvernement. Nous verrons. Je le souhaite. C’est un honnête homme et un gentleman.
Je savais bien que ma petite lettre au Roi pour son anniversaire lui ferait, plaisir. J'ai reçu hier la plus tendre réponse. Après toutes sortes de compliments pour moi, dans le passé : « vous me donnez la plus douce consolation que je puisse recevoir, non pas à mes propres malheurs, (ce n’est pas de cela dont je m’occupe); mais à la douleur que me causent les souffrances de notre malheureuse patrie, en me disant que vous anticipez pour moi une justice à laquelle j'ai été peu accoutumé pendant ma vie. Cette justice, je l'espère et surtout je la désire pour vous comme pour moi. Mais j’ai trop peu de temps devant moi pour me flatter d'en être témoin avant que Dieu m’appelle à lui. La maladie du corps politique est bien grave. Ses médecins n’en connaissent guères la véritable nature, et je n’ai pas de confiance dans l’homéopathie qui me parait caractériser leur système de traitement. J’aurais bien envie de laisser couler ma plume mais je craindrais qu'elle n'allât top loin. Ma bonne compagne, qui se porte très bien, et qui a lu votre lettre, me charge de vous dire qu'elle en a été bien touchée.» J’ai été touché moi de cette phrase : une justice à laquelle j’ai été peu accoutumé, pendant ma vie. Il parle de lui-même comme d’un mort. Lord Beauvale a en effet bien de l’esprit, et du meilleur. Merci de m'avoir envoyé sa lettre. Je regrette bien de ne l'avoir pas vu plus souvent pendant mon séjour en Angleterre. Recevez-vous toujours la Presse ? Je ne la reçois pas, mais, M. de Girardin m'en envoie quelques numéros, ceux qu’il croit remarquables. J'en reçois un ce matin. Tout le journal, plus un supplément, remplis par un seul article le socialisme et l'impôt. Vous feriez je ne sais pas quoi plutôt que de lire cela. Je viens de le lire. Une heure de lecture. Tenez pour certain que cela fera beaucoup de mal. C'est le plan de budget, de gouvernement et de civilisation de M. de Girardin. Parfaitement fou, frivole, menteur, ignorant, pervers. Tout cela d’un ton ferme convaincu, modéré, positif, pratique. Des chimères, puériles et détestables présentées de façon à donner à tous les sots, à tous les rêveurs, à tous les badauds du monde l'illusion et le plaisir de se croire de l'esprit et du grand esprit et de l'utile esprit. Quelle perte que cet homme-là ! Il a des qualités très réelles qui ne servent qu’à ses folies et à ses vices. Personne ne lira ce numéro en Angleterre, et on aura bien raison. Et j’espère que même en France, on ne le lira pas beaucoup. C’est trop long. Mais rien ne répond mieux à l’état déréglé et chimérique des esprits. Je vous en parle bien longtemps, à vous qui n'y regarderez pas. C'est que je viens d'en être irrité.
Onze heures J’aime Clarendon Hôtel. C’est un premier pas. Je vous écrirai là demain. Vos yeux me chagrinent. Adieu, adieu. G.
Val-Richer, Samedi 13 octobre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Vous arrivez aujourd'hui à Londres. Réglons notre avenir notre prochain avenir. Vous serez le 16 à Folkstone, le 17 à Boulogne, le 18 à Paris. Mad Austin m’arrive le 19 au Val Richer, pour traduire, mon ouvrage sous mes yeux. Il me faut 36 heures pour la mettre en train. Je ne puis partir que le dimanche 21 pour vous voir lundi 22. Je ne pourrai rester à Paris que deux jours. Il faudra que je revienne ici pour achever, mon travail et surveiller la traduction. Je comptais rester au Val Richer, jusqu'à la fin de Novembre, et quelques jours employés à une course à Paris me mettront en retard, par conséquent dans l'impossibilité d'y revenir plutôt. Si au contraire, je ne me détourne pas de mon travail, le 21 Octobre, je pourrai avancer mon retour définitif à Paris. J'y reviendrai alors décidément, le 15 ou le 16 novembre. Je prends le choix des deux jours à cause de l’incertitude des diligences où il me faut beaucoup de places. Il me semble que cela vaut mieux. Si vous étiez revenue à Paris vers le milieu de septembre, selon votre premier projet, il n’y avait pas à hésiter ; notre réunion définitive était trop loin ; j’allais vous voir sur le champ, ne fût-ce que pour deux jours. Vous ne revenez que le 18 octobre. Je puis, en ne m'interrompant pas dans mes affaires d’ici, travail et traduction, retourner définitivement à Paris, le 15 novembre. Ne vaut-il pas mieux faire cela que nous donner deux jours le 22 octobre pour retarder ensuite de quinze jours ou trois semaines notre réunion définitive ? Point de mauvais sentiment, point d'injuste méfiance, je vous en conjure. Le bonheur de vous retrouver de reprendre nos douces habitudes est ma première, ma constante pensée. Que vous y croyiez, ou que vous n'y croyiez pas absolument, que vous en jouissiez ou que vous n'en jouissiez pas parfaitement, il n’en sera pas moins vrai que vous êtes tout ce qui m'est le plus cher, et le plus nécessaire, qu'avec vous seule et auprès de vous seule je suis heureux. Je le sais, moi, je le sens ; et ni vos doutes, ni vos mauvais accès ne changeront rien ni à la réalité, ni à mon sentiment à moi. Laissez-les donc tout-à-fait, sans retour. Ayez confiance et jouissons ensemble de notre affection avec tout le bonheur que la confiance seule peut donner. Nous ne sommes que trop séparés ; trop de nécessités pèsent sur moi, et ne me laissent pas la pleine disposition de moi-même. N'y ajoutons rien dearest. Ne supposez pas que je renonce facilement à vous voir tout de suite après votre retour à Paris, que vous en êtes plus impatiente que moi. Je vous crie d’ici injustice ! Injustice ! Vous voyez ; je vais au devant des impressions qui, si j'étais près de vous me désoleraient et me charmeraient en même temps, car tout ce qui me montre votre affection me charme même votre injustice qui me désole. Mais point d'injustice ; pleine confiance. Cela est mille fois plus doux et il n’y a que cela qui ait raison. Je ne vous parle pas d’autre chose ce matin. Le beau temps est revenu, par un air presque froid. Je voudrais bien cela pour votre traversée. Et je vous voudrais bien Guéneau de Mussy. Je n’ai pas osé lui écrire pour le lui demander formellement. Il aurait été trop embarrassé à me le refuser, s'il ne l’avait pas pu. Mais je voudrais bien qu’il le pût.
Onze heures
Pas de lettre Pourquoi ? Je ne le saurai que demain. C'est bien déplaisant ; adieu, adieu. G.
Val-Richer, Lundi 15 octobre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Vous serez donc après-demain en France. Pourtant j’espère que si le vent a continué, vous aurez attendu à Folkstone. A Folkstone et non pas à Londres. Je m’arrange pour partir d’ici le 14 novembre au soir, et être à Paris, le 15 vers 10 heures. Que ce sera encore long ! Mais plus j’y pense plus je me persuade que c'est le seul parti à prendre. Une course de quatre jours me retarderait ensuite d’au moins quinze jours, Il faut absolument que je finisse, qu’on traduise que cela paraisse en même temps à Paris et à Londres. Je suis sûr qu'en restant ici, sans interruption jusqu'au 14 j’aurai fini, ou si près que je pourrai, finir sans peine à Paris pendant qu’on imprimera. J'aime mieux retarder un peu mon plaisir, et l’avoir ensuite tout entier et pour longtemps, que l’entrevoir un moment pour ne le retrouver que plus tard, et avec des ennuis d'affaires retardées. Que je voudrais que vous fussiez tout de suite de mon avis. Je crois que nous avons, devant nous une assez longue période de tranquillité à Paris. Peut-être un peu d’agitation apparente pendant quelques jours, à cause du procès de Versailles ; mais rien de Lisieux, ni seulement de bruyant. J’ai bien envie que rien ne vous tourmente à votre arrivée. Que trouverez-vous là de votre société ? Vous ne m’avez pas dit ce que devenaient les Holland, ni si vous les aviez enfin vus. Je les suppose de retour à Paris. Je regrette Thom pour vous, non pas comme fécondité, mais comme sureté de conversation. Ste Aulaire et Barante n’y seront pas, je crois, avant le mois de décembre. Faites causer Boislecomte. Vous verrez qu’il a bien de l’esprit. Et il est très honnête. Je l’attends ce matin. Adieu, adieu.
Je vous quitte pour vous écrire à Londres. Quel dommage que je ne suis pas à Boulogne pour vous y recevoir, et vous amener à Paris ! Je dois avoir deux lettres ce matin. Je n’ai eu hier que celle de Jeudi que j'aurais dû avoir samedi. J’ai vu que la poste d’Angleterre avait manqué vendredi pour tout le monde. Onze heures Une seule lettre de Vendredi, Toujours une poste en retard. Adieu, adieu.
Val-Richer, Dimanche 28 octobre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
7 heures
J’ai devant moi, sur mon jardin et ma vallée un brouillard énorme, pas anglais du tout, bien brouillard de campagne normande. Il fera beau à midi. Les bois, par ce beau soleil étaient charmants il y a quelques jours ; toutes les nuances possibles de vert, de rouge, de brun, de jaune. A présent, il y a trop peu de feuilles. Dans quinze jours, il n'y en aura plus. J’irai chercher à Paris autre chose, que des feuilles. Je vous y trouverai. Et puis, quoi ? J'ai beau faire ; je ne crois pas à l'Empire. Et pourtant, on ne sortira pas de ceci en se promenant dans une allée bien unie.
J’arriverai à Paris sans avoir fini mon travail. Il sera très près de sa fin, mais pas fini. Il me plaît, et je crois qu’il m'importe. Je ne veux le publier que bien et vraiment achevé. J'aurai besoin, chaque jour, pendant trois ou quatre semaines de quelques heures de solitude. Je les pendrai le matin, en me levant. C'est mon meilleur temps. Je ne recevrai personne avant 11 heures. On me dit que j'aurai bien de la peine à me défendre, qu’on viendra beaucoup me voir. Amis et curieux, tous oisifs. Je me défendrai pourtant. Je veux garder pleinement mon attitude tranquille et en dehors. Je n'ai rien à faire que de dire, quelquefois et sérieusement, mon avis.
Que signifie le retard prolongé de Pétersbourg ? C'est plutôt bon, ce me semble. Les partis pris d'avance sont prompts. Avez-vous fait attention aux lettres du correspondant du Journal des débats, de Rome, leading article. Je connais ce correspondant. On finira par s’en aller de Rome, purement et simplement. La question de Rome ne peut être résolue qu'Européennement. Il faut que Rome redevienne une institution européenne. Elle était cela au moyen âge. C'était les Empereurs et les rois d’Europe qui intervenaient sans cesse dans les rapports du Pape avec l’Italie, et qui les réglaient après les grands désordres. Il y avait des révolutionnaires dans ce temps-là comme aujourd’hui et ils chassaient aussi le Pape. La non-intervention dans les affaires du Pape est une bêtise que l’histoire dément à chaque page. Seulement l’intervention est obligée d'avoir du bon sens. On est intervenu pour le Pape, et maintenant on voudrait faire à Rome autre chose qu’un Pape. J’espère que le Général d’Hautpoul qu’on y envoie, sortira un peu de l'ornière où l'on est. C’est un homme sensé, et un honnête homme. En tout, les militaires se sont fait honneur là, généraux et soldats. Il faut qu’il s’en trouve un qui ait un peu d’esprit politique. J’ai oublié hier ceci ; matelas et non pas matelat.
Midi
M. Moulin (un des meilleurs de l’assemblée) m’arrive pour passer la journée avec moi. Votre lettre est bien curieuse et d'accord avec ce qu’il me dit. Adieu, Adieu. Adieu. G.
Val-Richer, Samedi 3 novembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous savez probablement ces détails-ci. Je vous les donne comme on me les mande, avant de publier ses résolutions Louis Bonaparte en avait fait part à Changarnier, et lui avait offert de lui lire son manifeste. Le général avait répondu qu'il se rendait à la Chambre, et qu’il en entendrait là, la lecture. La lecture faite, Changarnier sortit de la séance, avec Thiers sans laisser percer au dehors aucune marque d'approbation ou de désapprobation. Voici le langage de Thiers. « Il ne faut pas que la majorité pousse le président à un coup de tête ; il faut qu'elle accepte ce Cabinet pris dans son sein et composé d'hommes honorables et dévoués à l’ordre. N'oublions pas que nous sommes en présence de la République rouge et du socialisme, et que nous ne devons, sous aucun prétexte, leur fournir les moyens de triomphe. Ne faisons pas encore un 24 Février.» D'autres sont plus susceptibles, et disent que jamais assemblée n'a été plus indignement souffletée. Ils avouent néanmoins qu'elle ne peut guères se venger sans donner des armes à la Montagne et sans préparer son triomphe. Est-ce là ce qui vous revient ? Avez-vous entendu dire que sur le Boulevard, autour d’un café où se réunissent beaucoup d’officiers quelques uns, après avoir lu le manifeste, avaient crié : Vive Henri V et qu'ils avaient été sur le champ arrêtés ? Je ne fais pas de doute que la majorité ne doive accepter le cabinet pris dans son sein, et le contenir, et l’attirer à elle en le soutenant. Je crois même qu'elle pourrait tenir cette conduite avec beaucoup de dignité pour elle-même, et de profit pour son autorité sur le Pays et l'avenir. Mais je crains qu’on ne donne à une conduite qui pourrait prouver, et produire de la force, les apparences et par conséquent, les effets de la faiblesse. Je crains que mon pauvre pays ne soit défendu, contre les étourderies des enfants, que par les tâtonnements des vieillards. Gardez-moi le secret de ma crainte. Je pense à cela, et à vous. Je pense peut-être à des choses déjà surannées. Qui sait si le nouveau cabinet n’est pas mort ? Il n’avait pas encore été baptisé au Moniteur. Mes journaux me manqueront ce matin à cause de l'Assomption. Pas tous, j'espère. D'ailleurs j'aurai des lettres. C'est, je vous assure, une singulière impression que de vivre en même temps au milieu de tout cela, et au milieu du long Parlement, de Cromwell, de Richard Cromwell des Républicains, des Stuart & & & C'est une perpétuelle confusion de ressemblances et de différences, et de curiosités et de conjectures, qui tombent pêle-mêle sur la France et sur l’Angleterre, sur le passé et sur l'avenir. Je ne dirai pas cependant que je m’y perde. Mon impression est plutôt qu’il rejaillit bien de la lumière d'un pays et d’un temps sur l'autre. Mais soyez tranquille ; j'ai assez de bon sens pour ne pas me fier à mon impression et pour savoir que je n’y vois pas aussi clair que par moments, je le crois.
Midi
Merci, merci. Cela ne me paraît pas, à tout prendre, inquiétant pour le moment. Mes tendres amitiés à Ste. Aulaire quand vous le reverrez. Je crois plus que personne qu’il n’y a que les sots d'infaillibles, mais je suis très décidé à ne pas me laisser affubler du moindre tort prétendu pour épargner à d'autres la honte de leurs gros péchés. Adieu. Adieu. Adieu. G.
Val-Richer, Dimanche 11 novembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Je suis de l’avis de Lord John sur la boutade du Président. Le rapport de Thiers sur les affaires de Rome en a été, sinon la cause, du moins l'occasion déterminante. C’était bien insultant de ne pas dire un mot du président et de sa lettre, comme s’ils n'eussent pas existé. Et c'était bien léger d'insulter ainsi l'homme qu'on a élevé et qu’on ne peut renverser. Cette faute a fait éclore la disposition du Président, disposition préexistante, mais jusque là contenue, et qui probablement fût restée encore à l'état latent, comme dirait le Ministre actuel du commerce. M Dumas, grand chimiste. Je vois d'après ce qui me revient que les hommes intelligents de la majorité ont le sentiment de cette faute, et la regrettent. Mais c’est fait. Et la boutade du président aussi, Tout cela suivra son cours. Puisque Flahaut n'en veut pas être, il a bien fait de s'en aller. Je crois que la faute du Rapport était facile à éviter. Il était facile de faire sur la lettre un paragraphe convenable qui dégageât complètement, l'assemblée de la politique du président en donnant au président lui-même satisfaction pour sa dignité et avertissement pour son gouvernement personnel.
Je suis charmé que Lord John prenne ainsi goût, non seulement à avoir des lettres de vous, mais à vous écrire. Il n'aurait pas vos lettres sans cela, et il a raison d'en vouloir. Vous excellez à rendre la vérité agréable.
Je dis comme vous pour ce qui touche ma situation personnelle en reparaissant. Nous verrons. Nous devons avoir ce qu’il faudra d'habileté et de bon sens. Le silence qui vous choque ne m’étonne pas. C'est de l’embarras et de la platitude, faute d’esprit et faute de cœur. Deux choses, si je ne me trompe, mettront à l'aise, autant qu’ils peuvent être à l'aise, les poltrons et les sots ; d'abord ma manière, et bientôt ma situation même.
Je ne vous écrierai pas de longues lettres ces jours-ci. J’ai beaucoup à faire ; dans mon Cabinet pour conduire mon travail au point où je veux qu’il soit en partant ; et hors de mon Cabinet pour les petites affaires du Val Richer. Il faut aux petites affaires autant d’attention de paroles, et de temps qu'aux grandes. Je suis seul avec mes filles. Mlle Chabaud est partie, pour aller passer quelques jours près de Rouen, chez une de ses amies.
Onze heures
Je ne vois absolument aucune raison d'hésiter, et je suis décidé. Il n’y a que deux espèces de personnes qui me conseillent de ne pas revenir ; celles qui s'en iraient volontiers elles-mêmes, et celles qui ont envie que je ne revienne pas du tout. Adieu, adieu, adieu. G.
Val-Richer, Mardi 13 novembre 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
Je n'ai vraiment rien à vous dire. Il me semble que, pour toutes choses, j’aime mieux attendre. Ecrivez-moi encore un mot demain mercredi. Je le prendrai Jeudi en passant à Lisieux. Le décousu et les contradictions dont se plaint Kisseleff, ne m'étonnent pas. Je serais étonné qu’il en fût autrement. C'est le même mal pour l'extérieur et pour l’intérieur. On est et on sera tantôt Russe, tantôt anglais, comme tantôt coup d’Etat, tantôt constitution. Il n'y a, à parler sérieusement, point d’idée et point de volonté, Des velléités, tantôt lancés en avant, tantôt retirées à travers des tâtonnements continuels. Et on ne sort des tâtonnements que par des essais de coup de tête qui avortent. Avorteront-ils toujours ? Je ne sais. En tous cas, il n'y a pour les hommes sensés, qu’une conduite à tenir soutenir le pouvoir, quels que soient son nom et sa forme, tant qu’il voudra faire de l’ordre et du pouvoir. Toutes les susceptibilités, exigences, oppositions, dissidences, me paraissent aujourd'hui des puérilités. Je me crois sûr que la commission auprès de lord Lansdowne, sera faite, et bien faite. Est-ce que vous n’avez pas vu Salvandy ? Mad. Lenormant m’écrit qu’elle l’a rencontré chez Mad de Boignes, et qu’il s'est laissé croître une crinière qui lui donne l’air d’un bison. Il est toujours au courant et raconte tout. Je retrouverai à Paris tous les anciens ministres, à l’exception de Duchâtel qui ne reviendra qu’en Décembre. Je dois avoir conservé, ma bonne mine d’Angleterre, car je me porte bien J’ai eu pendant quelques jours des commencements désagréables de crampes d'estomac qui revenaient à la même heure. Cela est passé. Je vous quitte pour mettre des livres en ordre. Je laisserai ici ma maison bien rangée. J'aurai absolument besoin à Paris de me réserver les premières heures de la matinée. Je tiens à finir et à finir bientôt ce que j'ai commencé. Onze heures J’ai certainement un vif plaisir à faire mes arrangements. Malgré un beau soleil qui persiste. Adieu, adieu, adieu. G.
Val-Richer, Samedi 29 juin 1850, François Guizot à Dorothée de Lieven
6 heures
Je viens de me promener une heure seul. Après vous, ce que j'aime le mieux, c’est la solitude. Je crois bien que je finirais par m'en lasser. Mais ce serait long. Mon passé est très plein, et je lui porte de l'affection. J’ai encore assez de curiosité pour l'avenir. Je ne prouve point de vide.
Aujourd’hui, ni vous, ni les journaux ne m’avez rien apporté de Londres. En y regardant bien, ce que j'ai vraiment le plus à coeur dans cette affaire c'est de voir triompher la justice et la vérité. Elles veulent la ruine de Palmerston. J'estime l'Angleterre. Cela me déplaît qu'elle ne sache pas faire droit. Ce que j’ai de personnel contre Lord Palmerston est bien à la surface et j'y pense bien peu.
Je viens de relire et de mettre tout à fait en ordre, cette étude sur Monk qu’on me demande de réimprimer. Elle n’a jamais été publiée que dans un recueil intitulé la Revue française, en 1837. Elle est enfouie là. C’est une scène de grande Comédie, un soldat, sensé, fin et taciturne, décidé à rétablir le Roi sans tirer un coup de fusil, et pendant plus de six mois trompant tous ceux qui n'en veulent pas et faisant taire tous ceux qui en veulent. C'est piquant à lire aujourd’hui, et amusant pour les gens d'esprit. Pas d'assez grosses couleurs pour le gros public. Aucune recherche d'allusions. D'ailleurs les temps et les pays sont très différents. On y cherchera des malices qu'on y trouvera pas ; et on ne verra pas toutes celles qui y sont.
Dimanche 30 Juin
J'ai des lettres de Londres d'une bonne source que vous connaissez et d'accord avec les vôtres. « C’est un débat sans exemple car il n'est dirigé par aucun esprit de parti, par aucun chef politique ; c'est le sentiment national du droit qui se fait jour avec une puissance irrésistible. Il a dicté le vote de la house of Lords ; il laissera le Ministère dans une bien faible majorité à l'autre chambre. On espérait hier 25 voix, aujourd'hui 15. Les discours de Gladstone et de Molesworth out surtout obtenu un grand succès. Le Gouvernement n'a le secours d’aucun membre indépendant. si ce n'est de gens comme Rocbuck et Bernal Osborne. Bref, on compte aujourd’hui sur une victoire morale complète sur l'ennemi, et sur un vote qui rendra à peu près impossible le maintien du Cabinet Rusell. Lord Stanley échouera s’il essaie de composer un Cabinet sans les free traders, et je crois qu’un remaniement Whig avec Graham & & aura plus de chances de succès. "
J’ai aussi de bonnes nouvelles, de St Léonard. Dumas m'écrit : " L'amélioration dans la santé du Roi s'est soutenue et progressivement développée. Le sommeil est revenu, la toux a disparu, les fonctions de l’estomac se font mieux ; les forces reviennent lentement mais elles reviennent surtout depuis trois jours. J'espère que le Roi reviendra sinon à un rétablissement complet, au moins à un état relativement bon et durable, avec les soins dont il est entouré. " Dumas était un des plus inquiets. C’est vraiment bien dommage que vous partiez dans ce moment. Mais vous avez raison de ne pas rester en l’air. Rien ne vous est plus contraire.
Les rois et les reines ont trop de malheur. Les coup de pistolet, encore passe ; mais des coups de canne ! Adieu, adieu. Je vous obéis ; j'écris toujours à Paris. J'en conclus que vous partirez au plutôt demain soir. Adieu.
Val-Richer, Lundi 8 juillet 1850, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous ne me dites rien du Rhin. Donc il était tranquille, et vous serez arrivée à Ems tranquillement. Le bateau est bien moins fatigant que le chemin de fer.
Toutes les lettres de Londres parlent de la mort de Peel comme d’un grand, très grand événement. La plus intelligente et la mieux informée me dit : " Le pays n’avait de foi dans le cabinet que parce que Peel l’appuyait, et tant qu'il l’appuyait. Dès aujourd’hui on prévoit les graves changements qui vont suivre la perte de ce soutien. La session se terminera vite, dans le deuil et dans l’incertitude. Nous entrons dans une phase nouvelle. Je ne sais comment le parti conservateur sortira de la difficulté à propos du système protecteur qui le divise ; mais il faut qu’il en sorte. Le rôle de Disraeli est fini. Celui de Gladstone commence, et le parti prendra un peu la couleur du chef. Mais ce qui me frappe davantage c’est la modification évidente de la position parlementaire de Lord Palmerston, son discours l'a placé à peu près à la tête des orateurs de la Chambre ; on ne le croyait pas capable d'un pareil effort. A cette puissance oratoire il réunit la confiance illimitée qu’il a su inspirer aux radicaux, (moins quelques individus) comme un homme capable, par l'audace et l'absence de principes, de faire ce que John Russel ne fera pas. Il a su déjà maîtriser un cabinet composé d'hommes plus faibles que lui. S’arrêtera-t-il en si beau chemin, sans vouloir monter au sommet de l’édifice ? Ou plutôt, si nous sommes destinés à revoir un Ministère Tory, ne sera-t-il pas poursuivi et renversé par une opposition dont Lord Palmerston serait l’âme et le chef ? C'est assez vous dire que toutes les idées de modification dans un sens opposé à lui ont totalement disparu, et que, par la force des choses, il s’élève au lieu de s'abaisser. En fait de politique étrangère, je le crois cependant disposer à suivre un marche plus régulière et moins dangereuse; plus il aura de vues à l’intérieur, moins il voudra s'embarrasser au dehors. Mais le caractère de l'homme restera toujours le même. Nature sans mesure. Ambition de dominer, sans bornes- destiné peut-être à occuper une plus grande place dans nos annales, mais à donner le signal de nouveaux orages. " Voilà l'Angleterre.
Voici la France; de très bonne source aussi ; un de mes meilleurs et plus intelligents amis dans l'Assemblée; vous ne le connaissez que de nom. " La situation intérieure de notre assemblée sans être bonne encore, me paraît améliorée dans le sens que nous désirons. La tendance à la fusion est beaucoup mieux marquée. Il importe de s’entendre sur la conduite à tenir dans les conseils généraux, sur la composition de la Commission intérimaire qui veillera pendant notre absence. Cette nécessité est comprise. Nous ne pouvons plus nous faire illusion sur les projets de l’Elysée, ni sur les chances de succès qu’il peut trouver dans les divisions du parti monarchique. Le Président médite plusieurs voyages à Lyon, dans l'Est, peut-être à Bordeaux. Il méditait aussi sérieusement le camp de Versailles ; mais on lui a représenté que cette démonstration empêcherait l'assemblée de se proroger... Les légitimistes ne veulent pas plus de deux mois de prorogation. Je crois qu'ils ont raison. Il importerait de hâter nos vacances pour qu’il s'écoulât le moins de temps possible entre la fin de la session des conseils généraux, et notre retour. " Je vous envoie textuellement. C'est plus vrai. Je n’ai rien à ajouter. J’ai passé hier ma journée enfermé dans mon Cabinet ; un temps affreux vent, pluie. Il fait moins mauvais aujourd'hui. J’irai me promener tout-à-l'heure. Après-demain mercredi, je vais passer la journée à Trouville. J’échange l’un de mes jeunes ménages contre l'autre. Adieu, Adieu. Je pense avec plaisir que vous ne voyagez plus. Adieu. G.
Val-Richer, Mercredi 25 juillet 1849, François Guizot à Dorothée de Lieven
8 heures
C’est évidemment à cause du Dimanche que je n'ai pas eu de lettre hier. Dans mon impatience, j’avais mal fait mon calcul. La poste n'est pas partie de Londres dimanche.
La petite scène du Havre a bien tourné. De bons juges m’écrivent de Paris : " Tout compté et bien compté, ce n'est point à regretter. Puisqu'il n’y a rien eu de grave autant vaut au risque de quelques embarras et de quelques inquiétudes, que vos éternels adversaires vos ennemis naturels aient fait la faute de provoquer ce qui a houleusement échoué. Il ne faut pas regretter l'éclat qu’ils ont donné à votre rentrée. Votre retour en France est un fait considérable. Il est considérable pour vos amis comme pour vous-même, en raison de votre passé et probablement aussi en raison de vôtre avenir. On l’a compris on le comprend, et l'on n'a pas su dissimuler sa mauvaise humeur. Encore une fois, tant mieux. "
Je n'ai encore lu Aberdeen et Brougham que dans le Journal des Débats. Mais ce que j'ai admiré, c’est Lord Palmerston sur l’Autriche. Quel aplomb, pour parler poliment ! Il a raison, puisqu'on l’écoute sans lui répondre. Il y a des gens qui lorsqu'ils ont fait des sottises en disant leur mea culpa, comme M. de Montalembert. Lord Palmerston se glorifie, en s’indignant qu'on l'ait cru capable de ce qu’il a fait. Vous voyez bien que le Pape rentrera à ses propres conditions. Pas plus à Paris qu'à Vienne, on ne lui demandera de partager sa souveraineté. J'étais bien violemment attaqué il y a dix-huit mois pour avoir écrit à M. Rossi qu’il ne devait ni ne pouvait le faire. Que de peine se donnent, et que de mal se font les hommes avant de revenir à l'idée juste qui leur aurait tout épargné. Adam Smith dit quelque part : " Telle est l’insolence naturelle de l'homme qu'il ne consent à employer les bons moyens qu'après avoir épuisé les mauvais. "
Je reçois toujours beaucoup de visites. Evidemment ; mes amis n’ont pas peur. Comme je ne mettrai pas leur courage à l'épreuve, il aura le temps de s'affermir. J’attends demain Armand Bertin. vous ne me donnez pas assez de détails sur votre santé. Je les demande à moins que vous ne me disiez que, moins vous en parlez mieux vous vous portez. Votre superstition peut seule me faire accepter votre silence.
Le beau temps a disparu. La pluie revient dix fois par jour. Je me promène pourtant. Les bons intervalles ne manquent pas. Je me lève de bonne heure. J’écris ; ma toilette, la prière. Nous déjeunerons à 11 heures. Promenade. Je fais mes affaires de maison et de jardin. Je remonte dans mon cabinet à une heure. J'y reste, sauf les visites. Nous dînons à 7 heures. Je me couche à 10. Quand le flot des visites se sera ralenti, j'aurai assez de temps pour travailler. Je veux faire beaucoup de choses. Adieu jusqu'à la poste.
Je suis bien aise que votre fils soit revenu. N'allez pourtant pas souvent à Londres si le choléra y persiste. Je crois que vous pouvez affranchir vos lettres. Mes filles en reçoivent souvent de leurs amies Boileau qui arrivent très exactement. Je vous le dis sans scrupule, car je suis écrasé de ports de lettres. Si nous apercevons la moindre inexactitude, nous cesserons.
Onze heures
Deux lettres. Le dimanche et le lundi viennent ensemble le Mercredi. Vous avez raison. Deux lettres et une seule enveloppe. Et deux lettres longues, charmantes. Adieu. Adieu. La poste m’apporte je ne sais combien de petites affaires qu’il faut faire tout de suite. Adieu. Adieu. G.
Trouville, Mardi 27 août 1850, François Guizot à Dorothée de Lieven
Est-ce que vous vous sentez plus fatiguée que de coutume ? Vous me parlez de votre besoin de repos en personne vraiment fatiguée. Vous renoncez à passer par Baden qui vous amuserait. Cela me préoccupe. Donnez moi quelques détails. Les eaux fatiguent quelque temps, même quand elles font du bien. Tout le monde le dit. Il me semble que Schlangenbad vous a moins réussi qu’Ems. Je sais gré à Fleischmann d'être venu vous y voir. Il aura un peu rompu votre solitude. Et je suis sûr qu’il ne vous aura pas rendue germaine unitaire. Cette question Allemande me déplait parce que je n'y vois pas clair. J’ai un instinct plutôt qu'un avis. Mais un instinct ne satisfait pas. Je ne veux pas de ce qu’on veut faire, et j’entrevois qu’il y a quelque chose à faire. Cette passion d’unité qui tient tant d'Allemands ne doit pas être uniquement l’ambition Prussienne ou la folie révolutionnaire. Il y a probablement là dessous quelque chose de sérieux et de nécessaire. Comment s'y prendre pour reconstituer la confédération germanique et la diète de Francfort d'une façon qui donne satisfaction à ce qui n’est ni révolution, ni bouleversement territorial ? Ou bien serait-ce là un but chimérique ? Et l'Allemagne, en serait-elle venue à l'une de ces époques où les gens sensés comme les fous, les honnêtes gens comme les coquins, sciemment ou aveuglément, veulent absolument refondre toutes choses et se lancent au hasard dans les nouveautés, n'importe à quel prix. La France en était là en 1789. J’ai peur que l'Allemagne n’y soit à son tour, si cela est, la guerre européenne est infaillible, et nos 34 ans de bon gouvernement et de paix n'auront été qu’une oasis dans le désert, une halte dans le chaos.
Je conjecture et je spécule comme si nous causions. J'ai peur aussi que M. de Nesselrode n'ait raison, et que Wiesbaden n'ait fait plus de fracas qu’il ne convient. Le fracas rouge sur le passage du Président est une compensation. Mais tenez pour certain qu’à son retour il y aura à Paris un effort en faveur d’un ministère tiers-parti.
Je suis bien aise de retourner au Val Richer. Le temps est superbe ce matin. J'ai droit à un beau mois de septembre. Août a été affreux excepté les jours d’Ems.
Je suis très occupé de mon Monk. J’y ai pas mal changé, ajouté. Je crois que c’est amusant et à propos. Une grande comédie politique remise en scène devant des spectateurs acteurs eux-mêmes. Et on veut réimprimer en même temps mon Washington. Comment on rétablit une Monarchie et comment on fonde une République. Choisissez. Pourvu qu'on ne me réponde pas : ni l’un ni l'autre ! Hélas je suis un peu, pour la décadence de mon pays comme Mad. Geoffrin pour les revenants " Je n’y crois pas, mais je les crains. "
Onze heures
Pas de lettre ici. Je suppose que vous m'avez écrit au Val Richer, et que j’y trouverai votre lettre en arrivant. J'ai de bien mauvaises nouvelles de Claremont d'avant-hier. Dumas mécrit : " Il est douteux que l'état du Roi permette que S. M. aille s’installer à Richmond où se trouvent déjà M. la Duchesse d'Orléans et Mad la Duchesse de Saxe Cobourg. Les forces déclinent, tous les organes s'affaiblissent, à l'exception des facultés intellectuelles qui restent entières. J'ai dû faire une absence de quatre jours pour aller porter à Dreux le Corps de l’enfant morte dont est accouchée Mad la Duchesse d’Aumale. J’ai trouvé à mon retour avant hier, les progrès de l'affaiblissement très notables. Le Roi a fait appeler les docteurs Chamel et Fouquier. Mad. la Duchesse d'Orléans est aussi bien que possible. La Reine se maintient en bonne santé. Le Duc de Nemours est très souffrant d’un Anthrax. M. le Prince de Joinville qui a été en Belgigue chercher sa soeur la Duchesse de Saxe Cobourg et qui a dû séjourner deux jours à Ostende, à cause du mauvais état de la mer, y a été l'objet d’un accueil remarquable de la part du grand nombre de Français qui y résident. Cela s’est passé sous les yeux du Roi des Belges. "
Adieu, Adieu. Je voudrais vous envoyer ce soleil. Adieu. G.
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Val-Richer, Vendredi 20 septembre 1850, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis charmé que les Danois soient victorieux. Les premiers bruits m’avaient inquiété. Si j'étais à portée, je voudrais savoir le fond des causes de l'obstination des Holsteinois. D'ici elle paraît si absurde qu'on ne la comprend pas. Car ils ne se font certainement pas tuer pour le seul plaisir d’Arnds et de Grimm et de tous ces unitaires Allemands qui ne leur envoient que de très minces secours. Cet acharnement d'un petit pays à ne pas vouloir de la paix, que veulent pour lui tous les grands états, a quelque chose qui n’est pas de notre temps. Je sais assez de l'affaire pour savoir qu'européennement les Danois ont raison. Je voudrais être aussi sûr que localement et selon les traditions et les lois des duchés, ils ont aussi tout-à-fait raison. Quand on n’est que spectateur, on a besoin d'avoir tout-à-fait raison, quand on est acteur, la lutte entraîne. Je trouve ces pauvres paysans Holsteinois plus entraînés qu’ils ne devraient l'être s'ils n’étaient poussés que par les intrigues des Augustenbourg ou par les chimères germaniques. Vous ne lèverez pas pour moi ce doute là, vous n’avez pas assez de goût pour la science.
Si j'étais à Paris, je vous montrerais huit ou dix pages que je viens d'écrire comme préface à la réimpression de Monk. Pas l'ombre de science, mais un peu de politique actuelle, et assez nette. Vous verrez cela avant la publication.
C'est grand dommage que vous ne soyez pas à Bade, entre toutes ces Princesses et Thiers. Cela vaudrait la peine d'être vu et décrit par vous. A coup sûr comme amusement, et peut-être aussi comme utilité. Il a précisément la quantité et la qualité d’esprit qu’il faut pour plaire en quatre ou cinq endroits à la fois. Je doute qu’il fasse rien de bien important ; il est trop indécis pour cela ; mais je ne crois pas non plus qu’il se tienne tranquille. Il est en même temps mobile et obstiné, et il change sans cesse de chemin, mais pas beaucoup de but. Je parierais qu'on ne vous a pas dit vrai au pavillon Breteuil quand on vous a dit qu’il était venu et qu’on l’avait vu. On tient beaucoup là à faire croire que les menées contraires pour les deux branches sont très actives. On vit de la dissidence.
Onze heures
Je vois que j’ai raison de ne pas croire au dire du pavillon Breteuil. J’aurais été fort aise de voir Tolstoy au Val Richer ; mais j’aime bien mieux qu’il soit retourné plutôt à Paris. Il est affectueux pour vous, et il vous est commode. Je vous quitte pour deux visiteurs qui viennent me demander à déjeuner ; M. Elie de Beaumont et M. Emmanuel Dupaty, la géologie et le Vaudeville, l'Académie des sciences et l'Académie française. Ce sont deux hommes d’esprit et deux très honnêtes gens, qui m’aiment et que j’aime. Adieu, adieu, adieu. G.
Val-Richer, Mardi 24 septembre 1850, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je suis un peu fatigué ce matin. Un mouvement de bile. Mon repos et un peu de diète m'en débarrasseront en deux jours. Plus j’y pense, plus je suis frappé de l'énorme malhabileté de cette circulaire et de l’excellente occasion ainsi manquée. On pouvait se poser (comme on dit aujourd’hui) à merveille, et on reste très mal posé, plus mal qu’auparavant. C'est savoir bien peu profiter de sa propre sagesse. M. le comte de Chambord se tient tranquille ; il ne veut ni conspiration, ni guerre civile, ni guerre Européenne. Il attend que la France sente elle-même qu’elle ne peut se passer de la Monarchie, et qu’il n’y a pas pour elle deux Monarchies. Quand la France sentira vraiment cela, elle le reconnaitra, tout haut. Comment ? Par qui ? Personne ne le sait aujourd’hui ; mais la France saura bien le trouver quand il le faudra absolument. Et quand la France aura reconnu cela, la monarchie sera rétablie. Voilà ce que dit la conduite qu'on tient. Il n’y avait rien de si aisé que de l’écrire; rien de si aisé que de repousser ainsi l’appel au peuple de M. de La Rochejaquelein, et de maintenir le droit monarchique sans offenser le droit national, bien mieux en le respectant et en agréant au sentiment public. On pouvait faire cela, et on fait ce que vous voyez ! J’ai peur que cette maladresse particulière ne soit le symptôme de la maladresse générale de cette intelligence politique de cette ignorance de l'état et de l’esprit du pays qui depuis si longtemps caractérisent et perdent le parti. C'est fort triste. Tout ce qu'on peut espérer c’est que cette sottise se perde dans la foule avec tant d'autres. Il en vient tant de tous les côtés.
Vous voyez que je ne me gêne guère ; je vous écris tout ce que je pense. Et ce que je vous écris, je le dis aux gens que je vois et à qui il peut être de quelque utilité que je le dise. Pourquoi me gênerais-je? J’ai un avis très décidé sur la situation; je crois qu'il y a un moyen, et qu’il n’y a qu’un moyen de sauver mon pays. Et en même je suis tout-à-fait hors de la mêlée simple spectateur et juge des coups. Je dis tout haut mon jugement C'est là aujourd’hui ma seule action. Je n'en cherche point d'autre. J’ai bien acquis le droit. d'exercer celle-là.
Midi
Je vois, par mes journaux, qu'on est aussi occupé à Paris, de la circulaire que je le suis moi-même dans mon nid. Plutôt on l'oubliera mieux ce sera. Les Débats sont en effet bien vifs contre la République. Ils prennent leurs avantages. Je veux m’arranger pour lire l'Union. Je ne vois pas d'ailleurs la moindre nouvelle qui mérite qu'on en parle. On annonce que la cour de Vienne a pris le deuil pour douze jours, pour le Roi Louis-Philippe. On y sera sensible à Claremont. Il n’y avait point eu de notification là, quand je suis parti. Adieu. Adieu.
Je ne me promènerai pas aujourd'hui. Je resterai tranquille dans mon Cabinet. Adieu. G.
Si vous revoyez Madame de Ste Aulaire, ou lui, faites leur, je vous prie, mes plus tendres amitiés.
Val-Richer, Mardi 15 octobre 1850, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voici une question que je ne trouve pas, dans ma bibliothèque d’ici, les moyens de résoudre et sur laquelle mon petit visiteur ira peut-être vous consulter. mon libraire veut mettre sur le titre de Washington, les armes des Etats-Unis d’Amérique, et sur le titre de Monk, les armes d'Angleterre. Mais ce sont les armes d’Angleterre sous les Stuart qu’il faut là et non pas les armes d'Angleterre sous la maison de Hanovre. Je ne me rappelle pas bien et je ne puis indiquer d’ici les différences. On fera la vérification, à la Bibliothèque du Roi, (nationale aujourd’hui) et je pense qu’on trouvera là tout ce qu’il faut pour la faire. Mais si quelque renseignement manquait aurait-on, à l'Ambassade d'Angleterre, et votre ami Edwards pourrait-il procurer de là un modèle des armes de Charles 2 en 1660 ? J'espère qu’il ne sera pas du tout nécessaire que vous preniez cette peine, mais je veux vous prévenir qu’il est possible qu’on vienne vous en parler.
Ce que vous a dit de Cazes ne m'étonne pas. Bien des gens le pensent. C'est peut-être le plus grand danger qu’il y ait à courir. J’ai très mauvaise idée de ce que serait le résultat. Probablement encore un abaissement de plus. Mais la tentation serait forte. Je dois dire que les dernières paroles qui m’ont été dites à ce sujet ont été très bonnes et très formelles.
Avez-vous revu Morny ? Je suis assez curieux de savoir, s'il vous dira quelque chose de mes quelques lignes, et de l’usage qu’il en a fait.
La corde est en effet bien tendue en Allemagne. Pourtant il me semble que Radowitz prend déjà son tournant pour la détendre un peu. Que vaut ce que disent les journaux de son travail pour amener l'union restreinte à n'être qu'une union militaire comme il y a une union douanière ? Ce serait encore un grand pas pour la Prusse et je ne comprendrais pas que les petits États se laissassent ainsi absorber par la Prusse sans avoir au moins le voile et le profit de la grande unité germanique. Mais il y aurait là un commencement de reculade. Je persiste en tout cas à ne point croire à la guerre. Personne n'en veut, excepté la révolution qui a peu prospéré en Allemagne. L'indécision même de votre Empereur entre Berlin et Vienne est un gage de paix. Y eût-il guerre, le Président ne serait pas en état, le voulût-il de faire prendre parti pour la Prusse. On ne prendrait point de parti de Paris comme de Pétersbourg et de Londres on remuerait ciel et terre pour empêcher la guerre, qui serait de nouveau la révolution. Je ne viens pas à bout d'être inquiet de ce côté, malgré le duo de bravoure de Radowitz et de Hübner.
10 heures
Je vois beaucoup de bruit dans les journaux et rien de plus. Pas plus de coup d’Etat en France que de guerre en Allemagne. Je n'ai qu'une raison de me méfier de mon impression ; c’est qu’il ne faut pas aujourd’hui trop croire au bon sens. Notre temps a trouvé le moyen d'être à la fois faible et fou. Adieu, adieu.
Je reçois de mauvaises nouvelles du midi de la France. On m’écrit que les rouges y redeviennent très actifs. Adieu. G.
Val-Richer, Vendredi 18 octobre octobre 1850, François Guizot à Dorothée de Lieven
Morny s'est évidemment beaucoup servi de mon billet. Tout ce petit bruit des journaux vient de là. Je vous prie toutes les fois que vous en trouverez l'occasion de mettre la vérité à la place du bruit. Je ne cache rien de ce que je pense ; mais je n'accepte que ce que j'ai dit. Le jour où la bonne solution sera possible, je serai contre toute prolongation de pouvoir de qui que ce soit. Jusques là, je suis pour le maintien des seuls pouvoirs possibles, le Président et l'Assemblée. Et quand ils seront au pied du mur, Orléanistes et Légitimistes ensemble où chacun à son tour, seront forcément de cet avis, Bien maintenir ce qui est dans l’état provisoire, provisoire à courte échéance et le maintenir comme provisoire, il n'y a que cela de sensé.
J'envoie à Génie quatre pages de Préface pour le Washington sur la République, qui valent, je crois les dix pages que vous avez lues de la préface à Monk sur la Monarchie. Adieu, adieu, adieu, et encore.
G.
Val Richer 18 0ct. 1850
3 heures
Val-Richer, Vendredi 25 octobre 1850, François Guizot à Dorothée de Lieven
J’ai trouvé hier en arrivant, et je reçois ce matin une quantité d’épreuves à corriger. Monk, dont l’impression finit. Je veux que ce soit prêt à paraître à mon retour à Paris. De plus, je vais dans une heure, déjeuner à Lisieux. Préface pour dire que ma lettre sera courte. Je n'aime ni à écrire ni à recevoir des lettres courtes. Nous avons tant à nous dire et le temps s'en va si vite. Le courrier m'apporte une lettre de Morny qui m’écrit ce qu’il vous a dit. Il a senti la nécessité d’un peu d’excuse. Je m'attendais à ce qui est arrivé. Je n'en suis point dérangé ; mais je suis bien aise que l'abus soit constaté. Vous savez que je suis décidé à ne pas m'inquiéter des Affaires d'Allemagne.
Salvandy a parfaitement raison. Pour qu'une alliance avec la Prusse fût bonne à quelque chose à la France, il faudrait que la Prusse elle-même fût décidée à céder à la France les provinces du Rhin, en prenant à son tour en Allemagne son dédommagement. On n'en est pas là. Pour faire quelque chose aujourd’hui, il faudrait faire de grandes choses. On ne fera rien.
Je crois un peu à l'engourdissement de Lord Palmerston.Sa dernière lutte l’a laissé atteint. Il n'y a pas à s'y fier. Il est hardi et étourdi. Mais certainement il a envie de se reposer. Je me sais s’il y a quelque chose dans les journaux. Je n'ai pas le temps de les lire avant de partir pour Lisieux. Je crois que le Pape s’est trop pressé de faire un archevêque de Westminster. Il n’est pas assez bien assis chez lui pour s'attirer une forte bouffée de colère populaire anglaise. Palmerston en pourrait tirer grand parti. Je suis frappé de la décadence de l’esprit ecclésiastique Romain. Plus de foi fanatique et plus d'habileté politique ; c’est bien dangereux. On prétend pourtant que le Cardinal Antonelli est un homme d’esprit. Il n’y paraît pas. Adieu, adieu.
J’aurai, d’ici à mardi, je ne sais combien de petites affaires. La mort de mon pauvre juge de Lisieux m'oblige à me mêler de toutes. Adieu. G.
19. Val-Richer, Dimanche 20 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je n'ai pas de goût à vous écrire quand j’attends impatiemment une lettre. Le manque de celle d’hier m’a contrarié plus vivement encore que de coutume. Seriez vous plus souffrante ?
Ni mes lettres, ni mes journaux ne me disent rien. Si nous étions, en temps ordinaire, cette chute de la convention d'extradition entre la France et l'Angleterre, signée et ratifiée par le président et par la reine Victoria, serait un gros échec pour les deux gouvernements, et un gros embarras entre eux. Rappelez-vous ce qui est arrivé quand je n’ai pas fait ratifier la convention sur le droit de visite. Mais aujourd’hui rien ne fait rien. Je suppose pourtant que Lord Malmesbury payera son étourderie.
Décidément les affaires du cabinet Tory vont mal. Lord John est un opiniâtre fellow. Il persiste, en dépit de tout le monde, à être le chef de l'opposition. Il en viendra à bout.
Il pleut. Je me suis levé tout à l'heure par un beau soleil. Mais le ciel redevient tout noir. Je m'en consolerai quand j'aurai une lettre. Je suis plongé dans l’histoire de Cromwell et de son travail pour se faire Roi. Jamais homme n’a eu à la fois tant d’ambition et tant de bon sens. Aspirer à tout et savoir s'arrêter, c’est le seul exemple.
10 heures
Pas de lettre encore aujourd’hui. C'est désolant. Si vous êtes malade, pourquoi ne pas me faire écrire deux lignes, n'importe par qui, par Auguste ou Emilie. La journée sera bien longue. Adieu. Adieu.
On m’écrit : " Il n’y aura point de petite session. Les lois somptuaires seront retirées. Le corps législatif votera le budget sans mot dire, malgré les coups que le Conseil d'Etat, lui a donnés sur les doigts. "
N°27. Val-Richer, Mardi 29 juin 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Nous allons être encore bien plus sans nouvelles ; le corps législatif finit aujourd’hui. Il ne venait rien de là, mais on en attendait toujours quelque chose. Les feuilles d'havas disent que M. de Montalembert peut bien faire imprimer et distribuer, à ses frais, son discours, mais qu’il ne peut pas le faire vendre chez des libraires, car alors ce ne serait plus à ses frais. J’ai vu que votre pauvre favori Mérode avait perdu un enfant.
N'ayant point de nouvelles à recevoir ni à donner, je travaille ; je vis, avec Cromwell, et les républicains anglais, d’il y a deux siècles. Je les aime mieux que ceux d'aujourd’hui, quoique je ne les aime pas du tout. Si je ne suis pas dérangé, comme je l’espère, j'achèverai bien des choses cet été.
Je suis très aise de la douce impression que vous rapporterez de Schlangenbad sur votre impératrice ; mais je suis fâché de celle que je vois percer en vous sur ces deux pauvres petites Ellice. Vous n'êtes pas juste. Vous avez de l’amitié pour elles, mais ce n’est pas par amitié pour elles que vous les désirez près de vous ; c’est pour vous-même. Elles ont de l'amitié pour vous et elles se trouvent très bien près de vous ; mais leur soeur est plus malade que vous, et bien plus isolée que vous sans elles. Elles ont toujours vécu toutes les trois ensemble, et si elles doivent rester de vieilles filles ce sera en vivant ensemble qu'elles supporteront le mieux leur solitude, et leur vieillesse. Elles pensent probablement à tout cela, et elles sont perplexes. Comme agrément et amusement, elles sont infiniment mieux chez vous que chez elles. Pourquoi donc sont-elles perplexes ? Uniquement par sentiment des devoirs et des affections de famille, et par prévoyance de leur propre avenir. J’espère que l’une d'elles viendra vous retrouver ; vous en avez besoin, comme vous dites, et vous ne trouverez jamais aussi bien qu'elles ; mais soyez juste pour elles, et ne gâtez pas d'avance, par des amertumes de coeur que vous ne cacherez pas longtemps la douceur et le plaisir que vous trouvez dans leur société.
J’ai des nouvelles de Duchâtel, de Vitet, de Mallac, d'Arnaud Bertin, de Molé. Ils n'en savent pas plus que vous et moi. Molé est occupé de la querelle des Évêques, et de l’abbé Gaume sur les livres classiques Païens ou Chrétiens. Je viens de lui écrire quelques lignes de condoléance sur la mort de sa soeur. Je ne crois pas que ce soit pour lui un vif chagrin.
Je n'ai pas entendu parler du duc de Noailles, il est à Maintenon mettant en ordre les lettres de Mad. de Maintenon et cherchant à grand peine les dates qu’elle n’y a pas mises, car vous n'étiez pas là pour la corriger de ce défaut.
Albert de Broglie est revenu d’Angleterre, ramenant sa soeur, son père, qui était allé passer quelques jours en Alsace pour les affaires, est de retour à Broglie. Ils y vivent très paisiblement et très solitairement.
Il n’y a pas encore beaucoup de monde à Trouville ; mais on en attend beaucoup du beau monde ; toutes les maisons sont louées Mad. de Boigne et le chancelier y sont établis. Voilà les nouvelles de ma province, à défaut de Paris.
11 heures
Voilà votre N°21. Grâce à Dieu l'ordre est bien rétabli. Adieu, Adieu. G.
N°33. Val-Richer, Mardi 6 juillet 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
6 heures
J’ai eu hier vos N°27 et 28, Schlangenbad et Stolzenfels. J’espère, pour vous, que vous n'avez pas en la chaleur que nous avons ici depuis trois jours ; avec votre fatigue, vous en auriez été accablée. Vous aurez certainement grand besoin de repos. Je suppose que vous arriverez à Paris demain ou après-demain. Vous y aurez bientôt Aggy, si elle n’y est déjà ; la lettre que je vous ai envoyé était positive sur cela ; elle valait mieux pour le présent que pour l'avenir. Votre navigation sur le Rhin a dû être très agréable. J’aime le Rhin, les bons bateaux et la bonne compagnie. Je serais fâché de savoir que je ne reverrai jamais Stolzenfels.
Malgré la saison, vous ne serez pas seule à Paris, on n’y est jamais seul. C'est le lieu où l’on peut le plus se reposer sans s'ennuyer. Vous y avez toujours vos diplomates. Je regrette pour vous Stockhausen. Connaissez-vous son successeur ? Les hommes du nouveau Roi ne vous seront probablement pas aussi familiers, ni aussi dévoués que ceux de l'ancien. Je n’ai toujours point de nouvelles à vous dire. C'est vous qui m'en direz.
Le discours de la Reine d'Angleterre m’a assez plu, quoique trop long. Il est d’un ton tranquille. On aurait peine à y voir, si on ne le savait pas, qu’elle a changé de ministère et de parti.
Je travaille et je m'amuse vraiment à travailler. Je raconte comment Cromwell a eu envie de se faire Roi, et pourquoi il a eu le bon sens de ne pas se faire Roi. Je n’ai pas choisi récemment le sujet et je ne cherche pas du tout les analogies ; mais je m'amuse à les rencontrer. J’ai peine à croire à l'expulsion de Thiers de la Suisse ; les conservateurs suisses ne sont pas si brutaux et les radicaux suisses auraient tort d'être si rancuniers. Il a défendu les corps francs.
10 h 1/2
Voilà votre N°30. Je suis charmé que ce soit fini. Vous en aviez vraiment besoin. Vous êtes cependant plus forte que vous ne croyez. Ce que vous me dites de votre journée du 3 et de votre matinée du 4 aurait lassé je ne sais qui ; et vous ne vous arrêtez-même pas à Cologne vous allez coucher à Aix-la Chapelle, et vous ne savez pas si vous vous reposerez un jour à Bruxelles. Ne dites pas, je n'en puis plus.
Adieu. Adieu. Vous serez certainement demain à Paris, comme cette lettre. Adieu. G.
N°34. Val-Richer, Mercredi 7 juillet 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous arrivez, je pense, aujourd’hui. à Paris. J’espère que malgré votre vaillance. vous vous serez reposée un jour à Bruxelles. Le voyage, par cette chaleur doit vous fatiguer beaucoup. Je regrette que vous ne jouissiez pas de ce temps-là comme j'en jouis. Je me promène dans mon jardin à toutes les heures. La chaleur, et la lumière, c’est la vie. à moins que vous n'ayez tout-à-fait besoin de moi, je n’irai pas vous voir tout de suite. J’attends quelques visites. Je suis en train d’un travail que je ne voudrais pas interrompre. Je me suis promis de finir cet été plusieurs choses que je tiens en effet à finir d'avance dans la vie, et j'ai l'âme encore assez pleine pour désirer que les années qui me restent ne soient pas vides. J’aimerais mieux aussi placer nos quelques jours de réunion un peu moins loin du terme de notre longue séparation. Quand vous aurez un peu entrevu ce qu’il vous convient de faire dans ce moment, vous me le direz, et j'adapterai mes plans aux vôtres.
J’espère bien qu’Aggy ne se fera pas attendre longtemps. C'est bien dommage que la maladie de cette pauvre Fanny’s soit venue troublée vos arrangements avec ses deux soeurs ; ils étaient bien bons pour vous. Vous garderez, je vois, de votre séjour à Schlangenbad. Un agréable souvenir ; agréable au coeur, ce qui vaut mieux que tout ; et aussi comme agrément d’esprit. Je ne suppose pas qu’à prendre les choses, en grand et dans leur ensemble, vous ayez beaucoup appris là ; il n’y a plus de grands secrets ; mais beaucoup de détails intéressants, et qui rectifient les idées. Il n’y a rien de si commun aujourd’hui que les idées vrais en gros et chargées d’erreurs ou pleines de lacunes. Je n’aime pas cela. J’aime à savoir les grandes choses exactement, et par le menu.
Vous ne lisez pas les feuilles d'havas. Je vous assure qu’elles le mériteraient quelque fois. Il y avait hier, sur les prétentions et le ton du gouvernement anglais dans les affaires Mather à Florence et Murray à Rome, un article excellent. On comparait ces deux affaires à celles du général Haynac et du prêtre Achille, et on demandait à l’Angleterre. si elle avait de quoi être si exigeante, en fait de police et de justice. C’était de la justice amère, et dont il ne faudrait pas tirer des conclusions générales, mais de la justice vraie et topique dans l'occasion.
Je suis curieux de savoir si lord John Russell sera élu dans la cité. Cela se décide aujourd’hui. 11 heures Je n’ai pas de lettre aujourd’hui. Je m’y attendais un peu. J’ai bien envie de vous savoir arrivée à Paris et pas trop fatiguée de cette chaleur. Adieu, Adieu. G.
N°35. Val-Richer, Jeudi 8 juillet 1852, François Guizot à Dorothée de Lieven
A part la fatigue les bains de Schlangenbad vous ont-ils fait quelque bien ? Vous êtes-vous baignée régulièrement ? Et l'Impératrice, comment s'en est-elle trouvé ? Le mois de Juillet vaudra mieux que celui de Juin pour des eaux allemandes. Par cette chaleur-là, les environs d’Ems doivent être charmants. Je conserve une impression singulièrement vive des lieux qui m'ont plu, et où je me suis plus.
A mesure que les élections anglaises, approchent, il me semble que leur aspect en plus favorable à Lord Derby. La question sera décidé ces jours-ci. Je veux du bien à Lord Derby quoi que je n'en espère pas beaucoup. Si Lord John ou sir James Graham reviennent au pouvoir ils y feront les affaires des radicaux, ce qui fera, sur le continent, les affaires, soit des révolutionnaires, soit des absolutistes. Ni les unes, ni les autres ne sont les miennes. Ceci ressemble presque à une provocation. Ce n’est pourtant pas mon goût. Je n’aime pas du tout à me disputer avec les gens que j’aime. J’aimerais bien que nous fussions toujours du même avis. Mais puisque vous êtes toujours du même avis que le Prince Charles de Prusse, il n’y a pas moyen.
Il m’est arrivé ces jours-ci de l'administration locale, une question très bienveillante, elle m’a demandé, si je voulois être porté au conseil général dont les élections se feront bientôt, comme de raison, j’ai répondu que non, que je voulais rester en dehors des affaires comme de l'opposition. Je n'ai jamais vu l’horizon plus calme. Pour mieux dire, il n’y a rien du tout à l'horizon. C'est même là le mal principal de la situation. Il faut qu’un gouvernement ait devant lui un avenir. Celui-ci est traitement renfermé dans le présent. C’est là ce que je crains pour lui ; il ne se résigne pas à une portée si courte ; il voudra étendre plus loin la main, et il se fera de mauvaises affaires sans nécessité, si ce n’est qu’il faut avoir des affaires.
11 heures
Je suis charmé de vous savoir arrivée même en compagnie de Juifs, vous devez avoir en effet grand besoin de repos. Je vous ai écrit hier qu'à moins de vraie nécessité, je n'irais pas vous voir tout de suite. Cela me dérangerait vraiment beaucoup. Ne vous tourmentez pas trop de l'avenir quant aux Ellice. J’espère bien que vous n'aurez pas à y renoncer. En attendant, vous allez avoir Aggy. Nous verrons ce qu’il faudra faire pour vous l’assurer, elle ou la sœur. Adieu, adieu. G.
Mots-clés : Autoportrait, Discours du for intérieur, Elections (Angleterre), Mariâ Aleksandrovna (1824-1880 ; impératrice de Russie), Politique (Analyse), Politique (Angleterre), Posture politique, Relation François-Dorothée, Relation François-Dorothée (Dispute), Santé (Dorothée), Travail intellectuel
Paris, Vendredi 4 juillet 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Sept heures
On dit que le rapport de M. de Tocqueville sera plus républicain qu’on ne voudrait, et adressé surtout aux républicains de l'assemblée, modérés ou Montagnards, pour les décider à voter en faveur de la révision, seul moyen, selon lui de consolider la république. Une assemblée constituante, fût-elle composée en majorité d'hommes monarchiques au fond, n’osera pas voter le rétablissement de la Monarchie ; elle aura peur des républicains et d'une révolution de plus. Donc elle votera le maintien de la République, et une meilleure constitution républicaine. Les républicains seraient fous de ne pas mettre à profit la timidité des hommes monarchiques. Déjà la première assemblée constituante, qui n’eût point fait la République, l'a bruyamment acclamée (Je répète avec déplaisir ce mauvais mot pour une mauvaise action). L'assemblée législative actuelle, qui ne l'aime pas du tout, l’a reconnue. Une nouvelle Assemblée constituante la confirmera, et l'améliorera en la détestant. Je ne sais si l'argument sera présente dans toute sa crudité ; mais on m’assure qu’il fera le fond du Rapport et que M. de Tocqueville se flatte même qu'à la seconde épreuve, en novembre prochain, les Montagnards, devenus intelligents, voteront en masse la révision qui aura ainsi, les trois quarts des voix à la grande humeur comme à la grande honte des monarchiques pris dans leur propre piège. Le revirement serait bizarre. Je n’y crois pas, et le duc de Broglie doute que le Rapport soit si nettement républicain. Mais rien n'est impossible aujourd’hui.
Voilà votre billet de Bruxelles. Merci. Ce n'est pas le Roi de Wurtemberg qui me fera regretter Ems, quoique je prisse plaisir à l'y rencontrer. Mais je ne puis vraiment pas me donner mon plaisir cette année. Je suis resté à Paris plus longtemps que de coutume. Il me faut un séjour de campagne. J’ai plusieurs choses à faire que je veux avoir faites, et prêtes, pour l'hiver prochain, avant la crise de 1852. Je ne travaille de suite, et vite, qu’au Val Richer. Je serai dérangé par ma course obligée à Claremont. Un autre dérangement dérangerait tout. J’avais du remords quand je n'étais pas sûr que vous seriez bien entourée à Ems. Aujourd’hui je n'ai plus que du regret. C'est bien assez. Malgré ma superbe, si le Roi de Würtemberg vient à Ems, soyez assez bonne pour lui dire qu'à coup sûr je regretterai bien vivement de n’y être pas venu cette année. J’irais plus loin qu’Ems pour causer avec un Roi homme d’esprit.
2 heures
Je reviens de chez Molé. Rien de nouveau. Plusieurs personnes manquaient. Tout le monde part. Molé va demain au Marais jusqu'à Jeudi prochain. Pas la plus petite nouvelle de Montebello à Londres. C'est singulier. La seconde course du duc de Nemours à Vienne est singulière aussi. Ils seront tous réunis à Claremont le 20 août.
Plus on va, plus on apprend que l'accueil fait au Président a été partout froid, et sur plusieurs points hostile. Son discours à Châtellerault a été un acte de défense. Il est revenu triste du voyage, quoique content du succès de son discours. Adieu.
Je vais à l'Académie. Je n'aurai que Dimanche votre billet de Cologne. Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Mercredi 16 juillet 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
6 heures
Je me lève. Voilà une vie tranquille et saine. J’écrirai, des lettres ou autre chose jusqu'à 10 heures. La poste arrive. C'est mon événement. Je lis mes lettres. Je descends dans le jardin. Je remonte et je fais ma toilette. A 11 heures, je déjeune. Je me promène. Je remonte dans mon Cabinet, et je lis mes journaux. D'une heure à 7, je travaille et je me promène. A 7 heures je dîne. Après mon dîner, j'arrose mes fleurs une demi-heure. Je rentre et je lis jusqu'à 10 heures. Pas une âme, pas une voix, autre que mon valet de chambre et mon jardinier. On va commencer à savoir dans le pays que je suis arrivé, et on viendra un peu me voir. Nous parlerons de l'assemblée et du Président. Mais je resterai encore en grand repos.
Ma petite fille continue à aller mieux ; mais comme elle continue aussi à être fort délicate, je doute que le médecin d'Henriette lui permette de quitter Paris avant quinze jours. Je mettrai ce temps là à profit pour mon travail et pour mon repos.
Voilà donc la révolution Portugaise qui avorte comme les autres. Etrange temps où les révolutions sont si aisées à faire et si impossibles à poursuivre ! On ne les empêche jamais d’arriver ; mais dès qu'elles sont là, on les arrête. Je voudrais que le comte de Thomas vint à Paris l'hiver prochain. Je serais bien aise de le connaître. Que dites-vous de l'aplomb de Palmerston sur Pacifico ? et du bon sens anglais qui laisse tomber cette sottise sans mot dire, étant décidé à n'en pas renverser l’auteur ? Le vice originel du gouvernement représentatif, ce sont les paroles exagérées, et les paroles vaines tous les pays qui en essayent donnent à plein collier dans ce vice-là. L'Angleterre seule s’en défend ; elle sait parler bas, et même se taire.
10 heures
Je viens de lire mes lettres d'abord ; puis un coup d'œil sur les journaux. M. de Falloux me plaît, et le général Cavaignac m'amuse. Je lirai attentivement. J'en ai le temps. La campagne double la longueur de la vie. Vous allez mieux puisque vous ne m'en parlez pas. Vous ne me dites rien de Marion. Il me semble qu’elle doit être une grande ressource de conversation habituelle. A-t-elle autant d’esprit que de mouvement ? Ce n’est pas tout de remuer ; il faut avancer. Point de nouvelle de Paris. C’est vues qu’il faut dire. A qui se rapporte ce mot vu ? De qui parlez-vous ? De vous et de Marion. Vous êtes femmes, donc le mot qui vous regarde doit être au féminin. Vous êtes deux femmes. Donc il doit être au pluriel. Est-ce clair ?
Adieu. Adieu.
Je vais faire ma toilette. Je la fais pour moi seul comme si je devais passer ma journée à voir du monde. Adieu. G.
Val-Richer, Lundi 15 septembre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez aujourd’hui qu’une bien courte lettre. Je dîne à Lisieux. J’ai beaucoup de petites affaires à régler dans la matinée, partant demain pour Broglie. De plus, des épreuves à corriger et à renvoyer. Et pas grand chose à vous dire.
Je ne suis pas surpris du désespoir du duc de Noailles. Je l’y vois marcher depuis longtemps. Tout ceci est trop difficile et trop long. Il a raison dans ce qu’il dit qu'on ne fera rien que lorsqu'on aura vraiment peur, peur partout. La proposition Creton peut en effet amener cette peur-là. Si les meneurs en font tout ce qu’ils s’en promettent, elle nous lancera dans une nouvelle carrière d'événements et de révolutions. Nous recommencerons au lieu de finir. Aussi j’ai peur de cette affaire-là.
Vous ne lisez pas le journal le Pays. La République modérée est exactement dans la même situation, vis-à-vis du président, que les légitimistes. Elle se prépare à aller à lui pour échapper au Prince de Joinville. M. de Lamartine emploie tout ce qu’il a d’esprit à se préparer et à protester que non. Il cherche, à travers ce gâchis, une chance personnelle à poursuivre. Il ne la trouve pas ; la peur de l'Orléanisme le prend. Il revient autour du Président puis il recommence. Voilà la République ; Lamartine, Changarnier, qui sais-je ? Tous rêvent pour eux-mêmes le pouvoir souverain. Une alternative continuelle de rêve et d'impuissance.
L'article du Journal des Débats d'avant hier fera plaisir au Prince de Metternich. J’oublie ceci depuis quatre jours. Pouvez-vous me savoir l'adresse actuelle de M. de Montalembert ? J'ai besoin de lui écrire, et je ne sais où. M. de Mérode n’est probablement pas à Paris ; mais j’espère que Montebello pourra vous dire cette adresse.
11 heures
Puisque vous allez à Champlâtreux, vous y aurez vérifié ce qu’on m’écrit ce matin : " que M. Molé est fort inquiet de sa santé et qu’il a raison de l'être car M. Cloquet s'en inquiète aussi. " Adieu, Adieu. A demain une lettre moins courte. Adieu. G.
Val-Richer, Mercredi 1er octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je reviens à ce qu'on vous à dit des alarmes de Thiers. Quoique je le sache très prompt et crédule en fait d'alarmes, il a trop d’esprit pour avoir toutes celles des badauds. Il faut que les coups d'Etat aient été et soient encore dans l’air de l'Elysée, plus que je ne l'ai cru. Je persiste cependant à n’y point croire. On en parle probablement beaucoup ; on les arrange, on les discute ; on ne les fera pas. Race de bavards pleins d'imagination, qui s'amusent de leurs plans et s'enivrent de leurs paroles, mais à qui les plans et les paroles suffisent.
Il m’est bien revenu quelque chose de cette fameuse lettre de Thiers dont vous me parlez, et que Normanby a montrée à Rogier. Mais je n'en sais rien que d'incomplet et de vague. C’était, je crois une désapprobation de la lettre de Rogier. Si vous pouvez me donner, à ce sujet quelques détails un peu précis, soyez assez bonne pour me les donner.
Je vois qu’on me fait aller tous les jours à Champlâtreux et assister à toutes les réunions possibles. L’Assemblée nationale a bien fait de rappeler que je suis ici fort tranquille. Je suis très décidé, et très hautement contre la proposition Créton ; mais il ne me convient pas de paraître toujours présent, et actif dans les réunions purement légitimistes, où on la repousse. C’est une malice de Thiers ou de ses gens à l'adresse de Claremont.
Je vous ai dit que Montalembert m'écrit qu’il n’est pas prêt pour son discours qu’il devait m’apporter ici à la fin de septembre. " Je suis bien confus d'avoir à vous avouer aujourd’hui que je n'ai pas encore terminé ce travail. Pour me justifier, je dois dire que j’ai été indisposé au commencement de la prorogation puis distrait et absorbé par une foule de devoirs et d'ennuis électoraux. Cela ne diminue pas le remords que j'éprouve de ne pas vous tenir parole. Je viens donc vous demander humblement quelques jours de délai. "
Je parie qu'il ne sera pas prêt avant la fin d'octobre. Assez grand ennui pour moi, car je ne puis pas faire mon discours sans avoir vu le sien et il me faut bien autant de semaines qu'il lui a fallu de mois, et un peu de loisir. Ce discours sera fort écouté. Il faut qu’il soit bon.
Montalembert ajoute : " J’ai pris la liberté de faire remettre chez vous tout ce que j'ai jamais dit ou écrit. Il y a beaucoup de générosité de ma part à vous faire cette communication aussi complète, car vous pourrez y trouver plus d'une attaque contre vous et contre le Gouvernement que vous dirigiez. Mais la révolution de Février, si elle m'a donné raison sur quelques points, vous a si bien vengé sur tant d'autres qu'il ne saurait rester de ressentiment dans votre cœur contre ceux d'entre vos anciens adversaires qui étaient au fond vos alliés naturels. "
Il a bien raison. Je n’ai pas le moindre ressentiment contre lui. Je suis assez frappé du Firman de la Porte. au Pacha d’Egypte contre le chemin de fer d'Alexandrie à Suez. Je croyais à Sir Stratford Canning plus de crédit à Constantinople. C'est un gros désagrément pour Lord Palmerston qui met à ce chemin beaucoup d'importance. Vous verrez qu’il finira par prendre le parti d'Abbas Pacha contre le Sultan, comme nous avons pris en 1840, le parti de Méhémet Ali. Êtes-vous pour quelque chose dans cette résistance si décidée de la Porte, ou n’est-elle due qu’au travail de Paris et de Vienne ?
Onze heures
Merci de votre lettre très intéressante. Et j'en remercie aussi un peu Marion, excellent reporter. Le mot, si je ne me trompe est plus poli que celui de rapporteur. Adieu, Adieu. G.
Mots-clés : Académies, Asssemblée nationale, Circulation épistolaire, Diplomatie (Angleterre), Diplomatie (Russie), Femme (politique), Politique (Analyse), Politique (France), Politique (Turquie), Posture politique, Réception (Guizot), Relation François-Dorothée (Politique), Réseau social et politique, Travail intellectuel
Val-Richer, Mardi 7 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Voici une lettre de M. de Carné qui n'est pas sans intérêt. Je voudrais que vous la fissiez lire au Duc de Noaille, s'il vient un de ces jours à Paris. Il est bon que les légitimistes voient combien le danger est réel, et ce qu'en pense un homme d'esprit, autrefois, un des leurs est devenu l’un des miens. L'expédient qu’il indique de l'Assemblée remettant la question de la révision au vote populaire n’est peut-être pas sans valeur. Renvoyez-moi, je vous prie cette lettre. Il faut que je réponde.
Dimanche 26 octobre, on inaugure à Falaise la Statue équestre de Guillaume le Conquérant. J’ai reçu hier du maire et de la commission municipale, l’invitation d'assister à cette cérémonie où se rendront tous les bons normands. Et on me demande d'y dire quelques paroles en l'honneur de Guillaume et de notre vieille histoire. Je ne puis pas refuser et cela ne me déplait pas. J'irai donc.
Ce ne sera pas loin du moment, très doux, où nous nous retrouverons. Que de choses nous aurons à nous dire ! On se dit bien peu, même en s'écrivant tous les jours. Je voudrais seulement avoir achevé, ou à peu près, mon discours en réponse à M. de Montalembert. Je m’en occupe, quoiqu'il ne m'ait pas encore envoyé le sien. J’espère que je le recevrai le 15, ou le 16 de ce mois.
Vous m'avez appris qu’il y avait au Français, des Demoiselles de St. Cyr. Je ne lis pas les articles Spectacles. J’aimerais mieux que vous vous fussiez amusée. Mon amusement à moi, depuis deux jours, c'est les Mémoires d’Outre tombe. J’avois besoin de revoir les détails de la brouillerie de M. de Châteaubriand avec M. de Villèle. Lecture attachante, quand même. C'est l'explosion désespérée d'un égoïsme malade qui n'ayant pas trouvé en ce monde la satisfaction d’un orgueil et d’une vanité incommensurables, a voulu se donner au moins en mourant le plaisir de les étaler sans gêne, sans la forme du dédain et du dégoût. Cet homme-là a dû beaucoup souffrir, autant qu’on peut souffrir ailleurs que dans le cœur car il avait bien peu de cœur. Mais infiniment d’esprit, presque grand, et de talent, toujours grand et brillant, même dans son déclin ; d'éclatants rayons du soleil couchant, dans un ciel sombre et triste.
Savez-vous qu'Alexis de St. Priest est presque mourant à Mâcon ?
11 heures
Adieu, Adieu. Votre solitude me pèse autant qu'à vous ; mais je pense comme vous que l'apparence de l'agitation stérile ne vaudrait rien du tout pour moi. Adieu. G.
Val-Richer, Jeudi 23 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Je voulais rentrer à Paris du 2 au 5 novembre. Ma réponse à M. de Montalembert exige, absolument huit jours de plus. Je veux l'apporter à peu près terminée, et il n'y a pas moyen pour moi de travailler un peu de suite à Paris surtout quand j’y arrive. Je ne rentrerais donc que du 10 au 12. Et Falaise me fait perdre deux jours. Ce retard me déplaît beaucoup, et à vous, j'espère autant qu'à moi. Bien à cause de vous seule, et de mon plaisir à me retrouver auprès de vous, car je ne me sens aucun empressement à rentrer dans cette atmosphère d'activité bavarde et vaine. La solitude rend sérieux et difficile. Je le deviens tous les jours davantage. D'autant plus que je vois clairement, pour le bon parti, une bonne conduite à tenir, je ne dis pas qui le conduirait promptement à son but mais qui certainement, l’y ferait marcher et qui en attendant, le lierait intimement au pays de l'aveu et de l’appui duquel il ne peut se passer. Mais cette bonne conduite, on ne la tiendra pas ; elle exige trop de bon sens de patience, et de sacrifice des fantaisies personnelles. Connaissez-vous un pire ennui que de voir faire et défaire soi-même de compagnie, des fautes qui déplaisent autant qu'elles nuiront, et de se donner beaucoup de mouvement pour aboutir, le sachant, à beaucoup d'impuissance ?
Le discours de M. de Montalembert est un ouvrage, un long ouvrage beaucoup trop bong, excellent au fond, très hardi, et souvent très beau dans la forme. Ni l'Académie ni son public n’ont jamais rien entendu de si hautement et brutalement anti-révolutionnaire. La vérité y abonde ; la mesure et le tact y manquent. Ceci entre nous. C’est toujours l'homme qui, selon le dire de M. Doudan, commence toujours par les paroles : " Soit dit pour vous offenser " Certainement, ni la Commission de l'Académie, ni l'Académie elle-même, si on est obligé de recourir à elle avant la séance, ne laisseront passer ce discours tel qu'il est. Je m'attends à une vive, controverse intérieure et antérieure. On demandera à M. de Montalembert beaucoup de changements, et le changement d'abrègement sont indispensables, pour son propre succès J'appuierai auprès de lui ces changements-là car je désire son succès autant que lui-même ; d'abord parce qu'il le mérite et aussi parce que son succès sera bon pour la bonne cause Quant au fond des choses, je défendrai son discours contre les gens à qui il déplaira et contre ceux qui en auront peur, sans qu’il leur déplaise. Ne parlez de ceci, je vous prie qu'à des amis de M. de Montalembert ; je ne veux pas qu’il puisse me reprocher d'avoir ébruité d'avant son discours. Mais si vous voyez son beau frère Menode, il n’y à pas de mal qu’il sache un peu mon impression et ma prévoyance.
Berryer a raison de se présenter pour l'Académie. Je crois pleinement à son succès. Cependant il faudra en prendre soin. Bien des gens croiront faire par là de la politique et en auront peur. Le Gouvernement qui, à la vérité, n'a à peu près aucune influence dans l’Académie, lui sera certainement fort contraire. S'est-il assuré de ce que fera Thiers ?
Si vous voyez Vitet soyez assez bonne pour lui demander de ma part des nouvelles de Duchâtel. Il m’a écrit. Je lui ai répondu au moment de la mort de ma petite-fille, depuis, je n'ai rien reçu de lui. Je pense pourtant que ma lettre lui est arrivée.
Onze heures
Il ne faut pas de défaillance et je suppose que Chomel n'a pas compté pour longtemps sur l'artichaut strict. Adieu, Adieu. G.
Val-Richer, Samedi 25 octobre 1851, François Guizot à Dorothée de Lieven
Vous n'aurez aujourd’hui que quelques lignes. Je pars après déjeuner pour Falaise où l’on me donne un dîner choisi ; et demain Guillaume le conquérant. Il faut que je me promène ce matin dans mon jardin pour arranger mon discours, car à Falaise je n'aurai pas un moment de loisir. Vous avez bien mal traité la statue du Roi ; on m'a dit qu'elle est belle. Je suis décidé à la trouver.
La Dauphine me revient toujours depuis hier. Deux choses me touchent également ; la grandeur vertueuse, et malheureuse ; la vertu et le malheur dans une condition pauvre et obscure. Dit-on si elle a regretté de mourir, et si elle espérait beaucoup revoir en France son neveu, et aller elle-même à Saint Denis ? Je ne puis pas ne pas être sûr qu'on fera à Claremont tout ce qui convient. Je suppose qu’à Paris toute la société monarchique prendra le deuil, indistinctement.
Voilà l’arrêt au Conseil de Guerre de Lyon confirmé par le Conseil de révision et la double fermeté du Président mise à l’épreuve. Enverra-t-il à Noukahiva, M. Genti et ses complices ? Adieu.
Je vais me promener. Onze heures Je suis bien impatient de la réponse de Pétersbourg. J’espère qu'elle sera bonne et qu'elle calmera un peu vos nerfs. Que devient la lettre que le duc de Noailles devait m'écrire le lendemain ? Soyez tranquille sur Falaise. Adieu, Adieu.
Je vous écrirai demain de Falaise. Je reviendrai ici lundi matin, de bonne heure. Adieu. G.