Tragiques Inventions

Intertextualités & Intermédialités

Le concept d’intertextualité, dont la première apparition remonte à 1967, est l’un des enjeux principaux de la littérature : bien que les diverses interprétations données à ce terme par les critiques et les intellectuels au fil des années varient considérablement,  toute théorie intertextuelle renvoie aux enjeux de la transformation et de l'intégration textuelles. Ainsi chaque texte entretient-il une relation (linguistique, stylistique ou narrative) avec un ou plusieurs autres textes, antérieurs ou contemporains. Tout écrit, dans cette optique, ne serait qu’un vaste réseau de relations sous-jacentes – plus ou moins évidentes, plus ou moins avouées –, par le biais desquelles se reproduiraient, bien que modifiés, toujours les mêmes schémas, les mêmes topoï littéraires. La notion d’intertextualité invite à multiplier les possibilités d’interprétation de la part du lecteur qui, selon son bagage culturel et son expérience littéraire, peut découvrir les sources – cachées ou pas – d’un texte, ou au contraire les ignorer. Il est important de ne pas limiter le concept d’intertextualité au champ littéraire, mais de l’étendre aux autres domaines culturels : la musique, le théâtre, le cinéma et notamment la peinture. De cette façon, on peut parler d’intermédialité pour indiquer le passage d’un contenu précis d’un medium à un autre (par exemple, d'un texte écrit sur page à une peinture réalisée sur toile). Les enjeux de la médiation imprimée gagne à être éclairés de ces perspectives.

Luca Bonifacio, Erica Vianello et Simona Iacampo



1. Le rôle des illustrations dans les œuvres de la Renaissance

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2. Lire Boccace par images

Eu égard à la possibilité de véhiculer un contenu moyennant des illustrations, ces dernières ont acquis au cours du temps des fonctions narratives et descriptives fort remarquables. Parfois, elles ont pu non seulement donner une cohésion visuelle de l’ensemble, mais aussi traduire visuellement le texte accompagné. En raison de leur capacité représentative, les gravures sont devenues des véritables traductions visuelles de l’histoire narrée, au point que dans certains cas la narration s’est déplacée dans l’illustration : en d’autres termes, l’illustration a remplacé la narration au niveau synoptique.

Si l’on compare deux vignettes représentant la neuvième nouvelle de la quatrième journée de deux Décaméron différents (fig. 2 et fig. 3), on peut observer des illustrations qui viennent soutenir le récit. La présence de plusieurs scènes dans les mêmes vignettes démontre la fonction synoptique que peut avoir une représentation simultanée. Dans la vignette de l’édition française (fig. 3), on peut voir la représentation séquentielle de l’histoire divisée en deux parties, alors que la vignette de l’édition italienne (fig. 2) privilégie la mise en perspective afin de souligner la distance des événements. Quoi qu’il en soit, bien que les deux illustrations décrivent des moments différents de la fabula, elles respectent l’ordre chronologique de l’histoire tout en garantissant la réception et en amplifiant l’effet dramatique. L’apprentissage du contenu de l’histoire étant véhiculé par l’élément iconographique, les deux illustrations sont des exemples de véritable lecture par images de la nouvelle proposée.

On peut ainsi saisir un contenu sans pour autant donner des interprétations similaires par rapport à la vision de l’image. À ce propos, il est intéressant de noter que les nouvelles de Boccace ont fait l’objet d’interprétations différentes - voire opposées à la version originale - dans leurs réécritures et traductions au cours du temps. Finalement, une étude de l’illustration permet aussi de donner une perspective particulière sur la possibilité d’exploiter fonctionnellement l’impact visuel d’une image, compte tenu de sa faculté de véhiculer non seulement un contenu, mais aussi un message exemplaire par le biais de son effet immédiat.

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3. Les topoï récurrents dans les récits tragiques

La présence des lieux communs et des topoï récurrents repérables dans les récits tragiques des XVIᵉ et XVIIᵉ siècles constitue un sujet d'analyse très intéressant. Dans la seconde moitié du XVIᵉ siècle, une catégorie narrative autonome – l’histoire tragique – émerge et se développe au sein d’un champ narratif divers et en perpétuelle évolution. C’est Pierre Boaistuau qui inaugure officiellement le genre en France en 1559 en adaptant six des Novelle de l’écrivain italien Matteo Bandello et en intitulant son recueil Histoires tragiques. Parallèlement, un autre genre d’histoires courtes relatant des événements précis s’affirme au début du même siècle : le canard où sont relatées des histoires véridiques ou fantastiques.

Dès la naissance des deux genres littéraires, il est possible d’observer une relation d'influence mutuelle. Les Histoires tragiques sont une source d’inspiration pour les auteurs des canards et, en même temps, s’appuient à maintes reprises sur des récits originellement publiés par la littérature des rues. Malgré leurs différences, il est possible de dégager des éléments communs et notamment des topoï récurrents concernant aussi bien le stéréotype de la femme cruelle et adultère que le discours sur la vengeance masculine et la punition qui s'en suit.

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M. Bandello, Novelle, 1560, éd. Antonio G.

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P. Boisteau, Histoires tragiques, 1568, éd. Rollet P.

Source de l'image.

L'analyse des topoï récurrents

La femme adultère

L’une des caractéristiques centrales des récits tragiques est la représentation d’un crime ou d’une faute, scénario où les femmes sont les plus présentes dans l’ensemble des sources. D’après l’étude de Silvia Liebel sur l’univers passionnel dans les canards, Les Médées modernes : La cruauté féminine d'après les canards imprimés français (1574-1651), l’imaginaire dela femme joue un rôle décisif dans la narration : « les canardiers adressent au public une image inquiétante, car fille, épouse ou mère, la femme est prête à remettre en question l’autorité patriarcale et à répandre le sang ». L’attaque par excellence à cette autorité est l’adultère, un topos récurrent dans les récits tragiques, comme nous pouvons le constater dans les nouvelles de Bandello et de Boaistuau qui appartiennent à notre corpus.

L’adultère est une violation de la foi conjugale. Il se caractérise dans les récits tragiques comme un crime exclusivement féminin où le rôle du mari est celui de la victime innocente. En outre, l’adultère provoque d’autres délits et est profondément lié au meurtre. Face à cette action indigne, la punition devient nécessaire et légitime. Il n’y a aucune indulgence pour les héroïnes des récits tragiques. La justice humaine ou divine exerce son action car de tels crimes ne peuvent pas rester impunis. La punition visée par la justice est très souvent une peine capitale.

Les condamnées sont toutefois souvent représentées en repenties et elles arrivent alors à émouvoir le public. En effet, les différentes incarnations de la cruauté féminine dans les récits tragiques ont fréquemment pour achèvement le repentir. Ce sentiment peut être identifiable dans les nouvelles de Bandello et de Boaistuau de notre corpus : dans le premier cas, par exemple, les expressions « [la donna] piangendo amarissimamente » et « le sciagurate donne, amaramente il lor fallo piangendo » montrent, outre la souffrance pour la punition, un sentiment de culpabilité et de repentance pour le mal commis. La situation est toutefois différente dans le canard : la femme n'exprime aucun sentiment de regret pour son crime. Toutes les incitations à demander pardon à Dieu, à la justice ou à son mari sont vaines. Pour le canardier, un tel comportement peut être seulement expliqué par une influence démoniaque. Les « mains inhumaines » qui se lavent dans le sang ne peuvent appartenir qu’à un « monstre horrible », qualification renforcée par l’obstination de la femme. En réalité, il s’agit d’un cas plutôt rare évoqué dans un canard que la criminelle persiste dans sa faute lors du martyre. La persistance dans une telle attitude négative a pour but de renforcer le caractère monstrueux de cette femme qui ne se soumet pas au moment de sa mort.

Une autre élément stéréotypé propre aux récits tragiques est lié à la question de l’honneur du mari attaqué par la femme infidèle. Dans ce contexte, l’adultère n’apparait pas seulement comme un affront ou un péril pour la légitimité de la descendance, mais aussi comme un renversement de l’autorité masculine qui se sent menacée. Cette idée explique et justifie la nécessité d’un contrôle des femmes pour réaffirmer l’ordre patriarcal. Dans les nouvelles de Bandello et de Boaistuau le discours sur le déshonneur est toujours abordé en relation avec la légitimité de la punition infligée à la femme. Dans les deux récits, elle est accusée de ne pas avoir tenu compte de l’honneur de son mari et du sien : « Donna, da che all'honor mio e tuo non hai havuto riguardo » ; « Femme malheureuse entre les malheureuses, puis que tu n'as eu esgard au rang d'honneur, auquel fortune t'avoit appellée […] ». Boaistuau, en particulier, se livre très souvent à des modifications de perspective qui dévoilent une volonté d’enquêter sur la vie intérieure des personnages. Il s’intéresse beaucoup au sentiment de l’amour en tant que source d’un désordre individuel, à la faiblesse humaine et aux mouvements les plus profonds de l’âme.

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P. Boisteau, Histoires tragiques, 1582, éd. Farine C.

Source de l'image.

La vengeance masculine

Le rôle du mari trahi dans les récits tragiques est un sujet tout à fait sérieux. Les critiques sont davantage dirigées contre les femmes infidèles, symbole de la malice féminine. Cependant, les maris sont également coupables de ne pas imposer leur autorité naturelle et de ne pas obtenir le respect.

La figure du mari vengeur apparait davantage dans les histoires tragiques au point qu’elle peut être considérée comme un cliché. En effet, face à l’infidélité de la femme et à l’honneur brisé, presque tout est permis. Pierre Boaistuau fournit plusieurs exemples de l’indignation masculine comme conséquence de la perte de l’honneur. Néanmoins, la vengeance la plus cruelle est représentée dans la nouvelle de notre corpus, dont l’histoire est centrée sur une véritable action criminelle. Quand le mari découvre la trahison de son épouse, il lui prépare un piège : la prenant en flagrant délit d’adultère avec son amant, il l'oblige à le pendre. Ensuite, il fait brûler le lit et les draps, laissant seulement dans la chambre un peu de paille où elle peut dormir. Elle est ensuite emmurée dans la chambre, seule avec le pendu, ne recevant jusqu’à sa mort que de l'eau et du pain. Dans la version originale de Matteo Bandello, la femme est enfermée dans la chambre avec le cadavre de son amant et aussi avec la vielle servante qui l’avait aidée. Une autre différence repérable entre les deux nouvelles concerne la représentation de la vengeance du mari trompé. Tandis que Bandello présente l’action de l’extérieur, Boaistuau entre dans le détail et souligne les raisons de l’homme, ses réactions et sa jalousie. Cette position du narrateur omnisciente permet d’examiner le fond du cœur de son personnage et ses mouvements intérieurs. En outre, dans les deux nouvelles, l’histoire criminelle ne se limite pas à l’épisode final du meurtre de l’amant, mais elle est intrinsèque à l’intrigue car elle naît dès le moment où le mari découvre l’infidélité de sa femme et prépare son projet de vengeance.

Dans la quatrième nouvelle de la quatrième journée du Decameron de Boccaccio, une vengeance absolument extrême est décrite : le mari punit la traîtresse en lui faisant manger le cœur de son amant à son insu. En réalité, il y a un nombre plutôt limité de pièces traitant de la vengeance masculine et cela explique la préférence des auteurs pour le thème de la femme dangereuse. Dans la quasi-totalité des cas, le mari est vu comme une victime de la malignité féminine. Bien qu’il ne cherche pas le malheur, la légitimité de la vengeance privée est confirmée, quels que soient les moyens employés qui ne sont pas forcément jugés corrects. Selon Silvia Liebel, la femme n’est jamais la victime et cette posture a le double effet de réaffirmer l’idée de la cruauté féminine et parallèlement de souligner l’intégrité du caractère de l’homme. À ce propos, le discours sur la « cruauté » est un élément récurrent dans le genre littéraire du tragique en tant que sentiment propre au genre féminin. Il est employé pour évoquer le comportement de femmes tant en référence à la violence physique que pour définir des comportements contraires à l’attente masculine et aux codes sociaux.

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Histoire veritable d’une femme qui a tué son mary, 1625.

Source de l'image.

La punition

La vengeance masculine est nécessairement mise en relation avec le thème de la punition, autre élément de stéréotypie toujours présent dans les récits tragiques.

Les canardiers évoquent souvent la punition divine contre les adultères. Néanmoins, la justice terrestre agit comme représentant des lois divines. Si dans les nouvelles de Bandello et de Boaistuau la punition est infligée directement par le mari trahi qui oblige sa femme à tuer son amant et à passer le reste de sa vie dans une chambre vide avec son cadavre, dans le canard du 1625 le développement du récit est différent. La tragédie mise en scène par l’héroïne Marguerite se déroule dans l’espace intime de la maison, lieu où la plupart des crimes racontés dans les canards sont pratiqués. Dans ce récit, la femme n’est pas présentée comme adultère, mais comme meurtrière : après l’avoir injurié, elle frappe le mari à la tête et le tue. Le meurtre est le crime féminin par excellence dans les canards. Les chiffres le confirment : d’après les données fournies dans l’étude de Silvia Liebel, « sur un total de cent onze pièces pour la période 1574-1651 présentant une femme fautive, toutes catégories de canards comprises, cinquante-sept montrent un ou plusieurs homicides commis par des femmes, soit 51,35 % ». Les canards mettent ainsi en scène la force cruelle des femmes et leurs passions qui les conduisent à une fin tragique. Cependant, Marguerite n’avait pas prémédité l’assassinat. Pour échapper à la condamnation, elle cherche à cacher le cadavre mais, avant de le jeter dans la rivière, une « influence diabolique » la pousse à profaner le corps. Les détails de la mutilation du corps de l’homme évoquent la nouvelle de Violante contenue dans le recueil de Boistuau. Cette référence souligne encore une fois la relation établie entre les canards et les Histoires tragiques.

Un élément très intéressant concerne le manque de pitié et de compassion que Marguerite ressent face à son action : « sans etre esmeuë d'aucune compassion, commence à executer sa rage ». Cette image souligne une fois de plus la cruauté féminine et les péchés dont elle serait capable. Malgré ses efforts, Marguerite est suspectée de la disparition de l’homme et finalement elle est emprisonnée et accusée pour avoir tué son mari. La punition que la justice lui inflige est la condamnation à faire amende honorable, à être pendue et étranglée, puis brûlée et les cendres jetées au vent, de façon que même les derniers indices de son existence soient éliminés. Ce canard montre un cas d’usurpation de l’autorité du mari qui est tué par sa femme et une forme de renversement de l’autorité. Ces éléments ne sont toutefois pas récurrents. En effet, malgré l’insoumission féminine amplement traitée, rares sont les récits qui décrivent des hommes battus et surtout tués par leur femmes dans la période analysée.

Ces histoires courtes et pleines de conseils servent à mettre les hommes en garde contre les actions de leurs épouses. Par le biais de la narration d’un crime précis qui donne un caractère de réalité au discours, les auteurs conjuguent l’individualité de la criminelle et les caractérises qu’elle partage avec l’ensemble de son genre. En définitive, le but des écrivains est celui de donner une leçon morale aux lecteurs.

Biographie

- Boudou B., « Formes et représentations de l’intériorité dans les Histoires tragiques de Pierre Boaistuau », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 73, 2011, p. 57-72.

- De Lajarte Ph., « Types de récits et formes du tragique dans les recueils d’histoires tragiques de la seconde moitié du XVIᵉ et du début du XVIIᵉ », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 73, 2011, p. 41-55.

- Liebel S., Chapitre IV. Les femmes et l’univers passionnel dans les canards, dans Les Médées modernes : La cruauté féminine d'après les canards imprimés français (1574-1651), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

- Liebel S., « Le foie et la vengeance féminine : la littérature des rues, source d’une histoire des émotions », dans Liebel S. et Arnould J.-C. (dir.), Canards, occasionnels, éphémères : « information » et infralittérature en France à l’aube des temps modernes, Actes du colloque, Rouen, Université de Rouen, 2018.

- Tran T., « L’image dans l’espace visuel et textuel des narrations illustrées de la Renaissance : morphologie du livre, topographie du texte et parcours de lecture », Le livre et ses espaces, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2007, p. 85-107.

- Tran T., « Un cas de stratégie éditoriale : le livre illustré », Le livre de l'Antiquité à la Renaissance, METICE - Université Paul-Valéry - Montpellier 3.

- Tran T., « L'esthétique de l'imprimé », Le livre de l'Antiquité à la Renaissance, METICE - Université Paul-Valéry - Montpellier 3.

- Ziercher E., « Histoires tragiques et formes narratives au XVIᵉ siècle », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 73, 2011, p. 9-21.

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Intertextualités & Intermédialités
Exposition créée par Anne Réach-Ngô