Tragiques Inventions

Traductions

La Renaissance est une période de grande effervescence culturelle. Le développement des Arts et des Lettres promu par les rois de France contribue à la multiplication des textes traduits. De plus, le XVIe siècle voit la diffusion de nombreuses réflexions théoriques sur la traduction, dont La manière de bien traduire d’une langue en aultre d’Étienne Dolet (1540). Parmi les cinq principes exposés dans ce traité, l’humaniste cite la nécessité de connaître parfaitement la langue du texte qu’on est en train de traduire. Aujourd’hui, cela peut paraître évident, mais cela ne l’était pas dans le passé. Par exemple, au début du XVe siècle Laurent de Premierfait traduit le Decameron de Boccace en utilisant le latin comme langue pont, puisqu’il ne connaît pas l’italien. Cette pratique continue aussi au siècle suivant, comme le traité de Dolet ainsi que l’attaque de Du Bellay contre les « traditeurs […] qui pour acquerir le nom de sçavans, traduisent à crédit les langues, dont jamais ils n’ont entendu les premiers elemens » (Joachim Du Bellay, La défense et illustration de la langue française, ch. VI) le démontrent.

Giada Meschini



1. Les traductions du Decameron

Clerc du diocèse de Troyes, Laurent de Premierfait a été accusé pendant longtemps d’être l’auteur de la célèbre traduction infidèle du Decameron de Boccace qui a circulé pendant plus d’un siècle dans les milieux cultivés de France. Cette version « misérable » (Bernard de La Monnoye) est en réalité le fruit de nombreuses manipulations, introduites et par les copistes des manuscrits et par le libraire de la première édition imprimée, Antoine Vérard. De modification en modification, le Decameron lu à la cour de François Ier est désormais méconnaissable, d'où la nécessité de le traduire à nouveau. Cette nouvelle version méritoire d'Antoine Le Maçon, publiée en 1545, sera utilisée comme traduction de référence jusqu’au XIXe siècle. 

Parcourons maintenant en détail ces étapes concernant les premières traductions françaises du Decameron

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À gauche, Laurent de Premierfait offrant son livre à Charles VI. À droite, le traducteur est en train de travailler à la traduction du Decameron avec Antonio d'Arezzo .

Laurent de Premierfait (1360 ou 1370-1418)

Après avoir terminé sa nouvelle traduction du De casibus virorum illustrium de Boccacce, Laurent de Premierfait décide de se consacrer à une autre œuvre de l’écrivain toscan, à savoir le Decameron. En effet, à l’exception de quelques nouvelles, ce livre en vulgaire florentin n’avait jamais été traduit en français.

Cette première traduction n’est pourtant pas une traduction directe de l’italien, mais elle passe par une « langue pont » : le latin. C’est en effet le frère cordelier Antonio d’Arezzo qui s’occupe de la traduction de l'italien au latin, puisque Laurent de Premierfait ne connaît pas suffisamment bien la langue de Boccace, comme il l’avoue dans son prologue : « Et pour ce que je suis Françoys par naissance et conversacion, je ne scay plainement langaige florentin, qui est le plus precis et plus esleu qui soit en Italie » (Paris BnF fr. 239). Le clerc souligne aussi le caractère collaboratif de ce travail, au point qu’il est possible de parler d’une traduction à quatre mains : « Cestui frere Anthoine bien instruit en deux langaiges, maternel et latin, pour condigne et juste salaire translata premierement ledit Livre des Cent nouvelles de florentin en langaige latin, et je Laurens, assistent avec lui, ay secondement converty en françoiz le langage latin receu dudit frere Anthoine ». Cette double traduction, ayant pour titre Le livre des Cent nouvelles, n’est terminée qu’en 1414, après trois ans de travail.

Le passage par une langue pont a inévitablement engendré dans la traduction de Laurent de Premierfait des erreurs d’interprétation et des emprunts au latin. Il n’en demeure pas moins que sa traduction est fidèle à l’œuvre de Boccace. En effet, le clerc champenois affirme avoir cherché à traduire « la verité des paroles et sentences », en prenant seulement la liberté d’éclairer les passages elliptiques ou obscurs, par souci de clarté. Ces gloses explicatives constituent certes des modifications, mais il s’agit de modifications justifiées, puisqu’elles portent sur des realia ou sur des phénomènes linguistiques particuliers, comme par exemple les proverbes, éléments difficilement intelligibles sans des éclaircissements. Laurent de Premierfait vise donc à assurer la compréhension des lecteurs français, tout en restant fidèle à l’œuvre de Boccace. Remarquons aussi que la traduction d’Antonio d’Arezzo a été perdue et qu’il n’a jamais été possible de remonter au manuscrit boccacien sur lequel il a travaillé. Il est donc difficile de savoir si certaines petites variantes ont été introduites par Laurent de Premierfait lui-même ou bien si elles sont dues à Antonio d’Arezzo ou au manuscrit du Decameron. Ce qui est certain, par contre, c’est que les nombreuses fautes et modifications que cette traduction présente au XVIe siècle ne sont pas uniquement attribuables au clerc champenois.

En transcrivant le texte, les copistes ont certainement fait des erreurs, comme cela arrivait souvent, mais ce n’est pas tout. En confrontant les quinze manuscrits qui restent de la traduction de Laurent de Premierfait, des différences considérables sautent tout de suite aux yeux. Le manuscrit vatican (Città del Vaticano, Biblioteca apostolica vaticana, Palatinus Latinus 1989), considéré comme le plus ancien et le plus proche de la copie du clerc, restitue fidèlement le texte boccacien. Les autres, au contraire, s’en éloignent tous, même si à des degrés différents. Comme le rémarque Giuseppe di Stefano, dans certains manuscrits on ne retrouve pas que de simples erreurs, mais de véritables manipulations. Citons à titre d'exemple la nouvelle de Griselda (X, 10), où la traduction de Laurent de Premierfait est souvent remplacée par une version anonyme faite à partir de la célèbre traduction latine, très libre, de Pétrarque. La réécriture faite par l'auteur du Canzoniere avait eu tellement de succès à l'époque que les copistes des manuscrits de Laurent de Premierfait ont pensé qu'il s'agissait de la version originale, en la substituant ainsi à celle de Boccace.

De remaniement en remaniement, cette traduction s’éloigne de plus en plus du Decameron italien, mais aussi du travail diligent que son traducteur avait fait. La première édition imprimée, au lieu de nettoyer les impuretés de cette traduction désormais infidèle, introduit d’autres changements et devient elle-même «source impure» (Henri Hauvette, Les plus anciennes traductions françaises de Boccace, p. 226).


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2. Comparaison des traductions du Decameron

Cette page est consacrée à la comparaison des traductions du Decameron et plus précisément des traductions de la nouvelle du cœur mangé (IV, 9), qui occupe une place centrale dans notre corpus tragique. Le but est d’illustrer ce que nous avons dit de façon plus théorique, concernant les premières traductions de l'œuvre de Boccace (voir les traductions du Decameron).

La première étape de notre travail a été de confronter les éditions italiennes de notre corpus afin de vérifier qu’il n’y avait pas de différence notable. Les seules distinctions étaient en effet liées à l’état de la langue et à l’orthographe. Nous avons donc choisi d’utiliser l’édition la plus ancienne, à savoir celle de 1476. Quant à la traduction de Le Maçon, nous avons procédé de la même manière, en comparant d’abord l’édition Roffet de 1545 avec l’édition Rouille de 1552. Nous avons constaté que seulement un passage présente deux versions différentes : « en luy escriant, Traistre tu es mort, & fut une mesme chose le dire & le frapper de ceste lance en l'estomach » (éd. Roffet), « en luy escriant, Traistre meschant tu es mort, & disant ces parolles le frappa de sa lance en l'estomach » (éd. Rouille). Pour cette comparaison, nous avons décidé d'utiliser l’édition Rouille, puisqu’elle présente une morale initiale (nous y reviendrons plus tard), mais aussi parce que cette édition, conservée à la Biblioteca Marciana de Venise, a constitué le point de départ de notre corpus boccacien. Quant à la traduction de Laurent de Premierfait, nous avons utilisé la seule édition de notre corpus, à savoir l’édition Vérard de 1485. Rappelons que la traduction du clerc champenois a été profondément modifiée par l’imprimeur ; pour les éditions avant 1545, il faut donc être prudent quand on cite  Laurent de Premierfait comme traducteur. Pour plus de détails sur cette question, nous renvoyons encore une fois aux traductions du Decameron.

Nous sommes passés ensuite à la deuxième étape, c'est-à-dire à la comparaison de la nouvelle de Boccace de l’édition de 1476 avec sa célèbre « traduction infidèle » de l’édition Vérard et, successivement, avec la traduction très fidèle de Le Maçon. Nous avons tenté de classer les différences observées selon trois critères, en repérant les augmentations, les suppressions et les modifications.

Nous commenterons en guise d'exemple quelques passages de nos comparaisons.

Comparaison avec la traduction de l'édition Vérard

Début de la nouvelle

Dans cette édition, la nouvelle est précédée d'un sommaire et l’introduction du narrateur est complètement modifiée. En effet, l’adresse aux « pietose donne » est supprimée, tandis que d’autres éléments sont ajoutés, comme par exemple la référence au « chappeau royal ». De plus, le narrateur de la traduction française a entendu raconter personnellement cette histoire (« je oy dire »), alors que celui du texte source est plus impartial : « secundo che racontano iprovenzali in provenza ».

Quant aux personnages principaux, Boccace les décrit comme « nobili », adjectif qui fait allusion à leur origine aristocratique, mais aussi à la courtoisie et au raffinement qui étaient dans le passé le propre de cette classe ; dans la traduction française le choix de « hardis » oriente par contre la description vers l'idée de courage. De plus, la différence par rapport à la distance (« dieci miglia », « cinq lieues »), présente aussi chez Le Maçon, est attestée aussi dans les manuscrits de Laurent de Premierfait et elle est vraisemblablement due à l'utilisation d'un manuscrit différent de l'œuvre de Boccace.

Le passage concernant le début de la passion des deux amants et la découverte de la part du mari de leur relation est extrêmement simplifié dans cette traduction. Il s’agit en réalité d’un trait typique de l’édition Vérard qui tend à simplifier les événements, la psychologie et les sentiments des personnages.

L'imprimeur moralise aussi les histoires. Dans cette nouvelle, le narrateur prononce à plusieurs reprises le mot vengeance qui, au contraire, ne paraît pas chez Boccace. De plus, l'ajout dans ce passage de l'expression « cop de fortune » anticipe déjà l'idée contenue dans la morale finale.

Soulignons aussi l'erreur d'interprétation du mot « torniamento », traduit par « guerre », alors que Le Maçon choisit, justement, le mot « tournoy ». 

[...]

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Conclusion de la nouvelle

Cette conclusion met bien en évidence la tendance à la moralisation de l'édition Vérard. Signalons les passages qui contribuent à conférer une nuance édifiante à la nouvelle : « Non egli ma io ne dovea la pena portare » est transformé en « pas sur luy n'en debuois mettre toute ta puissance ne en prendre vengeance mays sur moi qui suys ton espouse » et « cognoissant le crime par luy perpetré dont moult craignoit estre reprins » remplace la phrase plus neutre « Parvegli haver mal facto ».

De plus, la morale finale, mettant en garde les « loyaux amans amoureux » contre les coups de la fortune, écrase la complexité et la variété du monde boccacien, un monde toujours ouvert à une pluralité d'interprétations. 

Ces passages conclusifs présentent aussi des ajouts intéressants, comme par exemple le renoncement de Guillaume de Rossillon à « toutes ces possession » ou la référence au cadavre de Guillaume de Gardaston qui « demeure mort en la forest ».

Comparaison avec la traduction d'Antoine Le Maçon

La traduction d’Antoine Le Maçon a toujours été présentée comme étant excellente et extrêmement fidèle au texte de départ et notre comparaison a confirmé ce jugement. Par rapport à la nouvelle de Boccace, nous avons repéré en effet peu de changements, tous peu influents d’ailleurs. Il n’y a presque pas de suppression, ni d’augmentation. De plus, le secrétaire de Marguerite de Navarre respecte aussi l’ordre des événements narrés, alors que la partie centrale du récit de l’édition de 1485 présente des changements notables dans le déroulement des actions.

Quant à l’édition Rouille, que nous avons ici prise en considération, chaque nouvelle est précédée d’un résumé et d'une moralité, qui ne sont pas présents dans les autres éditions de cette traduction. Probablement, l’éditeur les a repris d’une édition vénitienne de Giolito de’ Ferrari. Selon Mireille Huchon, par contre, il pourrait s'agir d'une décision prise par Marguerite de Navarre. Ce qui est intéressant, pourtant, c'est qu'après les nombreuses critiques adressées au Decameron édifiant de Laurent de Premierfait (avec les réserves dont nous avons parlé quant à ce nom), Boccace subit encore une fois une lecture moralisatrice.


Bibliographie

- Cappello S., « Le prime traduzioni francesi del "Decameron" : Laurent de Premierfait (1414), Antoine Vérard (1485) e Antoine Le Maçon (1545) », dans Peron G. (dir.), Fortuna e traduzioni del Decameron in Europa, Atti del XXXV Convegno sui problemi della traduzione letteraria e scientifica, Monselice, 2007, Padova, Il Poligrafo, 2008.

- Di Stefano G., « La première traduction française du "Decameron": le ms. Paris, BNF, fr. 239 et la nouvelle de Iancofiore (VIII, 10)», Romania, vol. 117, n° 465-466, 1999, p. 160-185. URL : https://doi.org/10.3406/roma.1999.1494.

- Galano S., « Fortuna e diffusione delle opere di Giovanni Boccaccio nella Francia medievale con particolare attenzione al Decameron e alla novella di Griselda », Testi e linguaggi, vol. 11, 2017, p. 45-56.

- Hauvette H., « Les plus anciennes traductions de Boccace», Études sur Boccace (1894-1916), Bottega d’Erasmo, Torino, 1968.

- Messina M., « Le due prime traduzioni in francese de "Il Decameron" », Revue Romane, vol. 1, 1977. URL : https://tidsskrift.dk/revue_romane/article/view/29207.

- Schiff M., « Préface », dans Boccace, Le décaméron : contes choisis, Paris, Librairie Payot, 1913.

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Exposition créée par Anne Réach-Ngô