Tragiques Inventions

Réécritures

La réécriture constitue un acte de création à part entière. Cette notion polysémique couvre un large éventail de modalités d'écriture : adaptation, emprunt, plagiat, citation, imitation, parodie, etc. L'auteur qui décide de réécrire un texte fait ainsi preuve d'inventivité, il essaie de s'inscrire dans une tradition littéraire afin d'acquérir un statut spécifique qui manifeste son auctorialité. La réécriture s'excerce selon deux modalités : le remaniement intralingual (dans la même langue que le texte de départ) et la traslation vers d'autres langues. À la Renaissance ces deux formes sont très à la mode, comme en témoignent la diffusion des romans en vers du Moyen Âge réécrits en prose ou l'importance des traductions remaniées de textes italiens (contes et nouvelles). 

Lorenzo Caruso



1. Les formes de la mise en vers

Les vieux romans : des vers à la prose

La différenciation entre écriture en prose et écriture en vers structure l'histoire littéraire en profondeur. Aujourd'hui, la poésie renvoie « culturellement » au vers et la prose au roman ou au récit plus bref, mais cela n'a pas empeché des passages d'une forme à l'autre. Un pan de la production écrite servait au Moyen Âge au divertissement de la noblesse de cour, en une "esthétique de l'histoire" mêlant faits historiques et faits littéraires, selon une visée morale et politique. La mode est aux grands romans en vers qui chantent les gestes des rois et des chevaliers, comme en témoignent les aventures de Roland ou les légends arthuriennes de Chrétien de Troyes et des auteurs qu'il le suivent. Comme l'estime Croizy-Naquet, « au XIIe siècle, l'on assiste donc à la construction d'un histoire en vers, d'une histoire poétique où se confondent la relation au passé plus au moins lointain et les procédés littéraires pour la dire ». Le panorama culturel change entre le XIIe et le XIIIe siècle, quand les discours en prose et en vers s'articulent aux enjeux de la vérité ou de la fausseté des histoires racontées.

La prose, normalement destinée aux textes sacrés et juridiques, confère une réalité nouvelle et une valeur didactique aux sujets traités. Au moment où le public des aristocrates commence à privilégier l'instruction au lieu du divertissement, les chansons de gestes et les romans en vers en général sont accusés d'être sources de mensonges et de déformation du réel. La prose est alors considérée comme un outil de transformation du faux en vrai. La question de la vérité de l'histoire devient une question de forme. L'adaptation des « vieux romans » médiévaux passe notamment par la mise en prose. Cette tendance n'exclue pas complètement le vers des longs récits et par exemple, en Italie, c'est au cours du XVe siècle  que se développe la mode des romans chevaleresques en vers.

Les romans chevaleresques au XVIe siècle : France et Italie

Les chansons de gestes françaises connaissent une grande fortune en Italie, au point qu'au XVe siècle des auteurs Italiens commencent à écrire les aventures de Roland en vers. Matteo Maria Boiardo (1441-1494) publie en 1483 son poème chevaleresque inachevé, Le Roland amoureux, en ottava rima toscane, sur un modèle déjà employé par Boccace. La mode et la fortune de ce poème conduisent un autre écrivain, Ludovico Ariosto (1474-1533), à terminer l'histoire dans un nouveau poème, Le Roland furieux, publié en 1516, dans le même style que le précedent.

En France, où les poèmes de Boiardo et Ariosto connaissent une certaine fortune, la mode des vieux romans se poursuit tandis que les vers déclinent au profit de la prose « de vérité ». La tendance est donc d'adapter ces romans en vers en prose. Il y a, au cours de la Renaissance, très peu d'exemples de traduction en vers. La deuxième traduction du Roland Furieux (voir les image à gauche) présente le problématique du choix de traduire les vers toscans : « Car si le traducteur d'Arioste en prose, demande excuse des vocables, desquelz il a usé ayant la bride lage, et liberté entiere, de combien plus en doy-je obtenir, qui me suis essayé de traduire, d'une mesme façon de vers, les parolles et le sens de l'auteur? Et oultre ce que je me suys travaillé de faire entrer aux vers tout ce qu'estoit dict par le Poëte sans corruption, ou variation de son subject, me fuy aussi asservy à deux choses. L'une est de rendre les vers d'Arioste en stanzes Françoyes, comme il est en stanzes Tuscanes : et l'autre, que je me suis baillé une loy laquelle par tout le livre j'observe, c'est que le premier et les derniers vers de toutes les stanzes sont feminins, et comment vient leur reng mariez dans la stanze. »

À coté des rares traductions en vers de ces romans, il y a d'autres exemples, comme l'édition en vers des Psaumes (1551) de Théodore de Bèze, traduction qui accompagne l'adaptation en prose dans un but didactique, afin d'aider les lettrés de l'Église à apprendre par cœur, grâce à la musicalité des vers, les prières des Psaumes.

Les choix de la mise en vers

Le rapport entre prose et vers remonte à loin dans l'histoire littéraire, mais il ne s'agit jamais d'une opposition radicale. Il y a souvent, au cours de l'histoire, des formes qui ne suivent pas le schéma « normal » de prose-roman et vers-poésie, mais il est aussi évident qu'il est plus facile de trouver des réécritures en prose de textes en vers plutôt que l'inverse, et que, dans ce dernier cas ce sont les contes ou les nouvelles (récits brefs) qui connaissent ce genre de changement.

La question de l'adhésion à la réalité justifie souvent le passage de la prose au vers à partir du XIIe siècle. Rares sont les cas de mise en vers à partir de narrations en prose, comme l'adaptation italienne en vers du Decameron faite par Vincenzo Brusantini en 1554. La mode italienne des romans en vers, au XVe siècle, peut être vue comme une découverte ou une rédécouverte des vieux romans du Moyen Âge français, mais elle ne suffit pas à inciter les romanciers français à reprendre les vers dans les romans, les contes, les nouvelles, etc. 

Au XVIIe siècle, la mode des fables et du merveilleux permet aux écrivains de travailler sur de nouveaux modèles de composition des histoires. En 1665, Jean de La Fontaine (1621-1695) publie Les Contes et nouvelles en vers. Dans ce cas, les histoires ne sont pas inventées par l'auteur, il s'agit de réécriture de textes anciens considéres d'une « grâce » supérieure aux contemporains. Le traitement appliqué aux écrits de Boccaccio et d'Ariosto en rend compte (le premier traduit et mis en vers, ici la nouvelle). La publication de cette œuvre est, comme l'anticipe l'auteur lui-même, un moyen pour « éprouver lequel caractère est le plus propre pour rimer des Contes » (voir les pages à gauche). Charles Perrault (1628-1703) emploie aussi le vers pour ses contes fantastiques. Le choix du vers ou de la prose tend à devenir de plus en plus « délimité » et un nouvel « équilibre hybride » (Tania Collani) domine l'évolution de l'activité littéraire (prose poétique, poèmes en prose, récit poétique, fables et contes en vers, etc.).

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2. La mise en vers du Decameron

Vincenzo Brusantini (Ferrare, 1510ca - 1570ca)

Poète italien né dans une famille noble de Ferrare, Vincenzo Brusantini n'a laissé que peu d'informations biographiques : homme de lettres, ami et correspondant de Pietro Aretino, important poète de l'epoque, il a vécu à Venise et à Rome, où il a été emprisonné pour des raisons qui restent obscures. Grand infortuné et lettré peu apprecié, selon les biographes, aprés avoir obtenu sa liberté, il est resté jusqu'à la fin de sa vie dans sa ville natale, Ferrare, à la cour d'Ercole II d'Este. Il est meurt vers 1570, probablement de maladie.

En 1550, il publie à Venise chez Francesco Marcolini un poème chevaleresque en ottava rima conçu pour être la continuation idéale de l'Orlando Furioso de Ludovico Ariosto, L'Angelica innamorata, qu'il dédie à son protecteur Ercole d'Este, mais qui ne fait pas sa fortune de poète. En 1554, il publie sa deuxième (et dernière) œuvre, les Cento Novelle, une adaptation en vers du Decameron de Giovanni Boccaccio, avec la même structure en ottava rima que le poème précédent. Le dédicataire est, cette fois, le duc de Parme, Ottavio Farnese. Comme nous pouvons le lire dans la première dédicace, Brusantini voudrait, avec l'adaptation en vers du Decameron, être accepté au service du duc de Parme. Nous ne savons pas si Brusantini reste à Parme pendant les années de la publication des nouvelles en vers, mais il sera certainement, peu après, de retour à Ferrare. Ce texte est, en général, peu apprécié par ses contemporains et ne donne pas au poète la gloire qu'il désire.

Le Decameron en vers: adaptation et moralisation

Le choix de Brusantini de réécrire le Decameron en vers est certainement à relier avec la mode, au XVIe siècle, en Italie, des romans chevaleresques en vers, et le passage des tercets dantesques à l'ottava rima. La profonde admiration que Brusantini a pour ces poètes se manifeste non seulment dans l'écriture de L'Angelica innamorata, qui continue l'histoire de Roland, mais aussi pour l'emploi, dans ces deux œuvres, du schéma rythmique toscan ABABABCC. Il faut dire aussi que Boccaccio lui-même avait employé ce type de vers dans certains de ses premiers poèmes, le Filostrato (1335), la Teseida (1339-1340) et le Ninfale fiesolano (1344-1346), mais il l'avait bientôt abandonné pour passer à la prose des nouvelles. Le choix de réécrire les nouvelles de Boccaccio tient probablement à la fortune de cette œuvre en Italie, mais aussi à la découverte européenne du Decameron.  Au cours du XVIe siècle, les nombreuses traductions qui paraissent en France (1414-1485-1545), en Espagne (au cours du XVIIe siècle) en Allemagne (1472), et en Hollande (1564), contribuent à mettre, de nouveau, Boccaccio au centre de la scène littéraire.

Les Cento novelle de Brusantini sont le résultat de cette double tendance de popularité, en Italie, des romans chevaleresques en vers et de la rédécouverte, en Europe, du Decameron original. Ce poète reste, en tous cas, le seul qui décide de modifier la forme du texte des nouvelles ; il réécrit complètement le texte de Boccaccio pour l'adapter aux vers et ajoute un cadre moralisant. À la fin de chaque journée, se trouve toute une série de proverbes (en vers) qui rendent le sens moral des dix histoires qui composent la journée (images à coté). La moralisation est aussi présente dans le choix de modifier des passages des nouvelles pour rendre le texte moins "scandaleux". (Pour approfondir la question voir la page d'exposition sur la moralisation)

Bibliographie

- Anon., Biografia universale antica e moderna. Ossia storia per alfabeto della vita pubblica e privata di tutte le persone che si distinsero per opere, azioni, talenti, virtù e delitti. Opera affatto nuova compilata in Francia da una società di dotti ed ora per la prima volta recata in italiano con aggiunte e correzioni, vol. VIII, Venezia, Giovan Battista Missaglia, 1823, p. 194-195.

- Collani T., « Du seuil fragile qui sépare la prose de la poésie. Un aperçu des tendances au XXe siècle »,  Acta fabula, vol. 11, n° 2, 2010.

- Croizy-Naquet C., « Écrire l'histoire : le choix du vers ou de la prose au XIIe et au XIIIe siècles », Médiévales, n° 38, 2000, p. 71-85.

- Favaro M., « Il "Decameron" in veste di poema : le "Cento Novelle" di Vincenzo Brusantini », Italianistica : rivista di letteratura italiana, vol. 39, n°3, 2010, p. 97-109.

- Gefen A., « Translations. Pratiques de traduction et transferts de sens à la Renaissance », Camenae, 2008.

- Guiette R., « Chanson de geste, chronique et mise en prose », Cahier de civilisation médiévale, n° 24, 1963, p. 423-440.

- Lestringant F., « Théodore de Bèze, Psaumes mis en vers français (1551-1562) », Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance, n° 20, 1985, p. 66-68.

- Moez R., Makki R., « Pratiques & enjeux de la réécriture dans la littérature », Littératures,  n° 74, 2016, p.264.

- Rossini I., « Boccaccio in Europa. Non solo il Decameron », Boccaccio 700, 29 décembre 2013. URL : https://altritaliani.net/boccaccio-in-europa-non-solo-il-decameron/.

Sitographie

- Dizionario biografico italiano - vol. 14, 1972 : http://www.treccani.it/enciclopedia/vincenzo-brusantini

Lorenzo Caruso

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Exposition créée par Anne Réach-Ngô