Guizot-Lieven

Correspondance croisée entre François Guizot et Dorothée de Benckendorff, princesse de Lieven : 1836-1857


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Mot(s)-clef(s) recherché(s) : Insurrection

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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196 Du Val-Richer. Vendredi 14 juin 1839 3 heures

Je commence par où j’ai fini hier, mon indignation. Elle est inépuisable. Que deviendriez-vous si vous n'aviez rien à vous ? On n'en aurait été que plus pressé de vous traiter de la sorte pour vous dompter, pour se venger que sais-je ? Ceci me fait éprouver un des sentiments les plus pénibles que je connaisse. Je porte un respect général et profond à ces relations naturelles, indestructibles, indépendantes de notre choix, par lesquelles, sans concours, sans mérite de notre part, dieu nous donne des amis, des appuis, du bonheur et de la sécurité ; et pour toute la vie. Même avec des gens que je n’aime pas, que je ne connais pas, il m'est souverainement désagréable de laisser tomber un mot de reproche ou de blâmer sur un fils devant sa mère, sur un frère devant sa sœur. J'en éprouve une sorte d’embarras et de tristesse comme si j'allais contre une intention divine, si je touchais à une œuvre sacrée. Et pourtant ici, il n'y a pas moyen. Je ne puis me taire ; je ne dirai jamais tout ce que je pense. Alexandre ne vous avait donc pas dit un mot de cette mesure. Vous en avez sans doute informé sur le champ votre frère. Je n'ai d'espoir qu'en lui pour pousser un peu vite vos affaires et prendre un peu soin de vos intérêts. Car voilà une raison, une nécessité de plus d’aller vite. On ne peut vous laisser longtemps dans ce dénuement. Qu’on finisse, qu’on finisse, et que vous puissiez ne plus penser qu'au lait d’ânesse et aux bains de son. Votre médecin de Baden est plein de bon sens ; il sait ce qu’il vous faut. Pour dieu, qu’on le laisse faire.
Je trouve votre réponse au Grand Duc excellente. Pour tout dire, je ne lis pas sans quelque mouvement d’impatience ces belles paroles, ces tendres épanchements de votre âme jetés à un pauvre jeune homme qui ne comprend pas, qui n'ose pas, devant qui tout cela passe comme les élans de la piété et de la prière devant une idole. Il y a un Dieu au-dessus de l’idole, dont l’idole n’est que l’image, et qui comprend l'âme qui prie. Mais ici... Décidément, je ne vaux rien pour l’idolâtrie. J’admire, j’aime le respect et le dévouement, deux vertus rares, beaucoup trop rares de mon temps et dans mon pays ; mais j'y porte, je l'avoue, un peu d'exigence superbe. Passé cette explosion de fierté libérale, je ne vois pas le moindre mot à redire dans votre lettre ; elle est triste, pénétrante, et très digne dans sa ferveur impériale. C’était le problème et vous l’avez résolu.

Samedi 9 heures
Mes hôtes viennent de partir, et moi je partirai après demain pour un mois, je présume. Si vous étiez à Paris, ce mois serait charmant. On est assez occupé du procès. Concevez-vous l'audace de ces gens-là qui font fabriquer une pièce de canon & la trainent dans les rues de Paris ? On l'a saisie. C'était une machine pitoyable ; mais enfin, au dire des ingénieurs, elle aurait pu tirer encore 40 ou 50 coups. Les sociétés secrètes viennent de modifier, leur organisation ; elles se sont constituées par armées ; à un homme par jour. Cinq armées sont organisées, formant donc à peu près 2000 hommes. Elles se sont épurées dans ce nouveau travail, comme tous les partis en déclin, mais très vivaces, qui opposent le redoublement du fanatisme au progrès de l'impuissance. La dernière insurrection n'a pas eu, dans les Provinces, le moindre retentissement. Presque toujours quand un orage éclatait à Paris, il grondait à Lyon à Strasbourg, à Marseille. Rien de semblable cette fois. L’épreuve a même été très complète car il y a eu à Lyon, un peu de tumulte parmi les ouvriers pour une question de salaires, et la politique n’y a paru en rien.
Voilà votre n°195. Merci de vos détails. J'en avais besoin. La lettre de votre frère me rassure un peu. Mais j'aspire à la fin. Du reste, après l'acceptation de vos pouvoirs par le comte de Pahlen et la surveillance déclarée de votre frère, vous pouvez certainement être plus tranquille. Il me faut la permission de l'Empereur. Ce qui vous revient de droit sera trop peu. Votre lettre à votre frère est très convenable. Adieu. Je vous dirai en arrivant à Paris, s'il faut m’écrire rue de l'Université ou rue Ville l'évêque. Adieu. Adieu. Commencez-vous à engraisser ? G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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203 Paris. Vendredi 28 Juin 1839. Midi

Vous me demandez de vous écrire davantage. Indiquez-moi comment. Ma lettre ne part que tous les deux jours ; mais tous les jours, je vous dis ce que je fais et ce que je sais. Je vous dis tout... sauf ce que je vous dirais à la Terrasse. Mais il n'y a point de remède à ce mal. La distance tue beaucoup de petites choses, et les plus grandes.
Je suis bien aise que vous approuviez ce que j'ai dit à la Chambre. Car votre opinion que deux ou trois Maréchaux, ou un, sont assez pour une armée de huit cent mille hommes, permettez-moi de n'en pas tenir grand compte, pas plus que de la mienne qu'il en faut huit pour une armée de cinq cent mille. Je ne me suis guère inquiété de mon expérience militaire. J’ai vu l’antipathie des grandes situations, le désir d'en retrancher une, deux. Je n’ai pas compté ; j’ai protesté. Je ne sais si je parlerai sur l'Orient. Le débat commencera Lundi. J’ai peur qu'on ne me fournisse aucun bon prétexte. C’est déjà beaucoup pour moi de parler sans cause et seulement sur un prétexte. Au moins il me le faut bon. Il n’est pas nécessaire que je parle ; il faut qu’on le trouve au moins naturel. Je regretterais de me taire. Je crois que ce que j'ai à dire est bon, pour la question et pour moi. Du reste les nouvelles s'accordent de plus en plus avec ce que je vous ai dit. Le Pacha aura le bon sens de ne battre les Turcs que s'il y est forcé. Et quand il les aura battus, de ne faire de conquêtes que d’un côté qui ne mette pas ses amis d’Europe dans l'embarras. Il ne passera point le Taurus. Rien ne vous appellera à Constantinople. Pourtant le Pacha pourra bien gagner son hérédité. Ce sera une nouvelle pierre tombée sans bruit de l’édifice ottoman. A moins qu’un succès momentané des Turcs ne fasse éclater leur folie, et que leur folie ne pousse le Pacha hors de son bon sens c'est-à-dire vers le Nord au lieu de l’Est. Et ce pauvre Prince Miloch. On vous impute fort cet échec du pouvoir absolu en Serbie.

8 heures
J'ai dîné chez M. Devaines. Je rentre. Je m'ennuie d’aller chercher des gens qui m'ennuient. Quand je fais un effort, je parviens à ne pas m'ennuyer même de ceux-là, et à en tirer un passetemps. Je veux tenter ce soir un effort plus doux, celui de me persuader que nous causons, et de causer en effet comme si nous causions. Pauvre ressource pour un homme aussi peu enclin que moi aux illusions, et qui en fait aussi peu de cas !

Nous avons voté ce matin, sans la moindre objection et presque à l'unanimité, ce doublement, de la garde municipale qu’on osait à peine demander. Il y a trois ou quatre ans, nous nous sérions arraché les yeux pendant huit jours sur cette question, et il y aurait eu 160 voix de minorité. Tout le monde est las. Et puis sérieusement parlant, les lois de septembre ont fait leur effet. Le principe que la révolte est illégitime, en paroles comme en actes, est admis par tout le monde excepté par cette poignée de frénétiques que les Pairs jugent depuis hier. Personne ne veut ou n'ose plus les soutenir. Ils ont eu quelque peine à trouver des avocats. Les craintes de nouveaux troubles pendant le procès se dissipent. Non qu'ils ne les annoncent eux-mêmes, et ne se les promettent en effet tous les jours. Mais ils n’ont point d’armes, point de poudre. Je doute qu’ils tentent quelque chose. Ils avaient conçu une horrible idée, celle d'enlever un des petits Princes sur la route du Collège, ou Madame la duchesse d'Orléans sur celle de l’Eglise des Billettes pour s'en faire des otages. Vous pensez bien qu’on a pris toutes les précautions imaginables.
Au milieu des complots et des procès, le monde ordinaire, va son train. Mlle de Janson épouse le Duc de Beaufort, Mad. de Janson a beaucoup hésité. Enfin les paroles ont été données hier. Le bruit du mariage du Duc de Broglie avec Mad. de Stael avait été fort répandu, grâce à M. Molé dit-on. J’y crois moins que jamais.
Il y a une conspiration à la Comédie Française contre Melle Rachel. Elle fait la fortune et le désespoir des comédiens. Là comme ailleurs, l'amour propre est plus fort que l’intérêt. L’une des fontaines de la place Louis XV est près d’être terminée. Cette masse de fer en coupes, en hommes, en amours, en poissons, fait un singulier effet. Il faudra beaucoup, beaucoup d'eau pour couvrir tout cela. On dit qu'il y en aura beaucoup, et par dessous l'eau entre les statues des réverbères qui brilleront à travers l’eau. M. de Rambuteau épuisera là son génie. Il a fait mettre au-dessus des candélabres et des colonnes rostrales, des lanternes dorées qui sont très riches. Voilà mon feuilleton. Vous ne me demanderez plus de vous en dire davantage. Adieu. Je vais me coucher. Je vous dirai encore adieu demain avant d'envoyer ma lettre à la poste. La journée a été encore pleine d'orages. J'espère qu’il n’y en aura pas cette nuit. J'en ai horreur.
Tout va bien au Val-Richer. J’ai eu ce matin une lettre d'Henriette. Très gentille, mais je ne puis obtenir d’elle la moindre ponctuation. Je lui ai répondu, pour lui en faire comprendre la nécessité et le mérite, la plus belle lettre du monde, un petit chef d’œuvre de grammaire. de morale. Vous s’avez que j’ai quelque talent pour la grammaire. Adieu enfin.

Samedi 10 heures
Adieu encore. On m’apporte mon déjeuner, du beurre et du chocolat. Vous ne vous en contenteriez pas. Je suis fâché que vous n'ayez, pas à Baden un bon cuisinier. Je dîne aujourd’hui chez Mad. Eynard, demain au café de Paris, après-demain chez Mad. Delessert. Je ferai meilleure chair que vous. G.

Auteur : Guizot, François (1787-1874)
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204 Dimanche 30 Juin 1839, 5 heures

Je suis excédé. Après ma corvée de visites du Dimanche, il m'a pris la fantaisie de mettre un peu d'ordre dans un horrible fouillis de livres, planches, cartes & que j’avais laissé entasser. J’y travaille depuis trois heures. La tête m'en tourne. Je ne puis me redresser. Pour moi, l'activité morale et l'activité physique s'excluent l’une l'autre. Quand je ne fais rien, quand je ne pense à rien et ne me soucie de rien, je puis marcher, courir, supporter autant de fatigue corporelle que tout autre. Mais quand j'ai l’esprit très occupé, il faut que mon corps se repose. Toute ma force va à l’un ou à l'autre emploi.
Je ne suis pas content de votre N° 203. Ce peu de succès du lait d’ânesse et des bains, cette lassitude invincible dans une vie si tranquille, cette impossibilité de reprendre un peu d’embonpoint, tout cela me désole. Je vous en conjure ; nous avons assez souffert l'un et l'autre ; ne nous soyons pas, l’un à l’autre, une cause de souffrances nouvelles. Ayons pitié l’un de l'autre. Et que Dieu ait pitié de tous deux ! Je me défends du mieux que je puis mais j’ai le cœur serré. Dites-moi que vous êtes mieux ; mais ne me mentez pas. Vous pouvez être tranquille sur Paris. Il n’y aura infailliblement point de pillage très probablement, point d'émeute, et probablement rien du tout. Le procès se passe dans un calme profond, dans la salle et autour de la salle. Les accusés ne sont pas même insolents. En cas de condamnation à mort seulement, on peut craindre quelque tentative, tentative d'assassinat, d'enlèvement, de coup fourré, qui sera déjoué, mais dont il est difficile de prévoir le mode. On croit à deux condamnations à mort. Le procès sera moins long qu’on n'imaginait. Les interrogatoires marchent vite. Pozzo a pu partir, car il est arrivé à Calais. Une dépêche télégraphique l’a annoncé ce matin. L’envie dont je vous parlais l'autre jour s'est manifestée. Le marquis de Dalmatie est allé trouver M. Duchâtel pour lui demander de la part du Maréchal, s'il croyait possible de me déterminer à aller à Constantinople. C’est décidément M. de Rumigny qui ira à Madrid et M. de Dalmatie, sera nomme à Turin. Le Duc de Montebello se désole de rester Ambassadeur à Naples in partibus. Le Roi de Naples est toujours mal et ne remplace pas M. de Ludolf. C’est Mad. la Dauphine qui a fait rompre le mariage de Mademoiselle avec le comte de Lecce, par vertu et pour ne pas sacrifier cette jeune Princesse à une espèce d’idiot.

8 heures et demie
Je viens de dîner au café de Paris, avec M. Duvergier de Hauranne, uniquement occupé des chemins de fer, qu’on discutera après l'Orient. Dans mes études, je n'ai jamais eu aucun goût pour les sciences physiques. Je reste fidèle à cette disposition. Il me faut des hommes à remuer. Les pierres m'ennuient.

Lundi 8 heures
Il fait froid. Je viens de faire faire du feu. Ce temps là vous gâte vos promenades, tout ce que vous avez de bon à Baden, n’est-ce pas ? Mes enfants m'écrivent qu’il pleut sans cesse au Val-Richer. Pour eux, ils ne s’en promènent guère moins. Ils sont très bien. Guillaume a été un peu enrhumé, mais sans la moindre conséquence. Ma mère est très bien aussi. Montrond me dit que décidément il ira à Baden. Mais il va d’abord à des eaux de malade, je ne sais lesquelles, dix en Savoie, je crois. J’ai peur qu’il ne vous arrive bien tard. Adieu. Donnez-moi de meilleures nouvelles si vous voulez que je ne sois pas triste et abattu. Ce n'est pourtant pas le moment.
La discussion sur l'Orient commence aujourd’hui. J’ai envie de parler et je doute. On dit que M. de Lamartine dira toutes sortes de choses, qu'il faut tuer, l’Empire Ottoman parce qu’il va mourir qu’il faut vous donner Constantinople pour l'ôter aux Barbares, & Adieu. Adieu.

10 heures
J’aime les plaisirs inattendus. J’aime les exigences. Je les rends. Je puis donner beaucoup, beaucoup beaucoup plus qu’on ne sait ; mais je veux reprendre tout ce que je donne. Je vous écrirai demain. Je vous écrirai deux fois par jour, si vous voulez me promettre de vous bien porter. Vous me dites que vous pensez sans cesse à moi. Je vous défie d'envoyer vers moi une pensée qui n'en rencontre une de moi vers vous. Je suis sujet à vous de fier. On dit que j'ai l’esprit actif. J’ai le cœur bien plus actif que l’esprit ; et il me passe bien plus de peines ou de joies dans l'âme que d’idées dans la tête. Mais l’esprit montre tout ce qu’il a, & l'âme en cache beaucoup. Je m'arrête, car j'irais à des subtilités de théologiens ou de Bramine. Il y a du vrai pourtant dans ce que je vous dis là. Adieu jusqu’à demain. Je vais déjeuner & puis me promener en allant à la Chambre. Je ne fais point de visites. Adieu.
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