Quelques variations du motif du cœur mangé 

Le tableau ci-dessous présente une comparaison analytique entre six versions différentes du récit de la mort de Guilhem de Cabestany. À travers la mise en regard schématique des quatre versions occitanes de sa Vida, de la neuvième nouvelle de la quatrième journée du Décaméron et du septième conte du recueil lyonnais des Comptes amoureux, émergent des variations dans l’articulation narrative de ce récit, ce qui constitue un témoignage de la circulation et des mutations du motif du cœur mangé du XIIIe au XVIe siècle.

Source utilisée pour les Vidas : Biographie des troubadours. Textes provençaux des XIIIe et XVIe siècles, publiés par Jean Boutière et A. H. Schutz, Toulouse-Paris, Privat-Didier, 1950, XLIX « Guillem de Cabestaing », p. 154-172.

A : Version de FbIK, Boutière-Schutz, 1950, p. 154-155

B : Version de ABN², B-S, 1950, p. 156-159

C : Version de HR (RAZO), B-S, 1950, p. 159-164

D : Version de P (RAZO), B-S, 1950, p. 164-172

Source utilisée pour le Décameron : Giovanni Boccaccio, Decameron, a cura di Vittore Branca, Torino Einaudi, 1980, t. I.

Source utilisée pour les Comptes amoureux : Comptes amoureux par Madame Ieanne Flore, touchant la punition que faict Venus de ceulx qui contemnent & mesprisent le vray Amour, [Lyon], [Denis de Harsy], s.d.

    Une première observation qui se dégage de ce tableau synoptique concerne le corpus des vidas et des razos qui transmettent le récit de la vie et de la mort de Guilhem de Cabestany. Envisageables d’un côté comme un corpus unitaire et comme le point de repère global pour évaluer la dette que la nouvelle de Boccace et le conte lyonnais manifestent à l’égard des chansonniers occitans, ces textes présentent en réalité des différences entre eux et montrent des variations et des amplifications, bien que l’intrigue de fond suive le même schéma. De la version A (où le récit est très condensé) à la version D (la plus complexe, transmise par le manuscrit P, conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence) la longueur du texte augmente, le contenu narratif s’étoffe par des amplifications et la narration prend une allure plus romanesque. De plus, la figure du troubadour se précise au fil des versions non seulement au niveau du traitement du personnage, mais aussi en ce qui concerne la présentation de sa poésie. La vida D cite le titre du poème le plus célèbre de Guilhem de Cabestany, Li doulz consire, et quinze vers de cette chanson, alors que les autres versions se limitent à indiquer que le troubadour compose des vers pour chanter son amour pour Seremonde.

    Par delà les différences entre les versions des sources occitanes, il apparaît avec une certaine évidence, à partir de la mise en parallèle des séquences, que les Comptes amoureux, loin de reprendre fidèlement la nouvelle du Décaméron, se rapprochent beaucoup de la tradition occitane qu’ils suivent assez fidèlement à l’exception de la séquence de la mort de la dame. Une filiation directe s’établit entre le recueil lyonnais et la tradition des vidas et des razos occitanes à laquelle sont empruntés beaucoup d’éléments narratifs ainsi que la caractérisation des personnages du duc de Roussillon et de l'amant-troubadour.

Vida A
Vida B
Vida C
Vida D
Decameron, IV, 9
Comptes amoureux,7
Localisation spatio-temporelle des événements racontés Comté de Roussillon Comté de Roussillon Comté de Roussillon Pas de localisation géographique précise, mais allusion à la cour de Raymond de Roussillon Provence Pays de Rossillon
Le nom de l’amant Guillems de Cabestaing Guillems de Cabestaing

Guillems de Capestaing (version H),

Guilhem de Cabestanh (version R)

Guillelm de Castaing Guiglielmo Guardastagno Guillien de Campestain

L’amant est poète

et compose des vers pour la dame qu’il aime

Guillems chante sa dame et son amour pour elle dans des chansons qu’il compose Guillems chante sa dame et son amour pour elle dans des chansons qu’il compose

L’amant-poète, affligé à cause de l’enfermement de la dame dans une tour, compose la chanson “Li doulz consire” (Le doux chagrin d’amour)

L’amant-poète compose des vers pour Margarida; Une digression narrative raconte les circonstances de la composition de la chanson “Li doutz consire”, dont le texte de la première strophe est transcrit

L'amant est un excellent poète

L’amant possède des châteaux et a des vassaux, tout comme le mari

X

Qualifications de l’amant

Chevalier avenant, vaillant dans les armes, loyal, courtois Chevalier avenant, vaillant dans les armes, loyal, courtois Noble châtelain, vassal de Raimon de Castel Rossillon, vaillant, courtois, très instruit, bon chevalier et bon poète, estimé par tout le monde, aimé par les femmes Fils d’un chevalier pauvre, beau et avenant, poète

Suzerain et chevalier très vaillant

Beau, jeune, noble, honnête, vertueux, aimable, éloquent, d’une élégance sobre dans la manière de s’habiller; excellent chevalier, poète très apprécié, doué d’une voix harmonieuse, excellent danseur et chasseur
Nom de la dame Seremonda Soremonda Margarida Duchesse de Rossillon
Nom du mari Raimon de Castel de Rossillon Raimon de Castel de Rossillon

Raimons de Castel Rossillon (version H);

Raimon de Castel Rossilho (version R)

Raimon de Rosillion Guglielmo di Rossiglione Raymon de Castel de Rossillon

Qualifications du mari

Très noble et riche, méchant, cruel, dur, orgueilleux, irritable, jaloux

Très noble et riche, méchant, cruel, dur, orgueilleux, irritable, jaloux

Riche baron, jaloux (version du manuscrit H) Suzerain honoré, jaloux (version du manuscrit R)

Vaillant baron

Suzerain, chevalier très vaillant

Beaucoup moins doué de qualités que Guillien, jaloux, lâche, “exécrable”
Qualifications de la dame Jeune, bien née, belle, aimable Jeune, gaie, bien née, belle La plus belle femme de son temps, très appréciée pour ses bonnes qualités et sa courtoisie Très belle, aimable La jeune femme la plus belle de son temps
Lien d’amitié et de compagnonnage entre les deux hommes au début du récit

X

Présence d’autres personnages

_______

Agnès, sœur de Margarida et Robert de Tarascon, mari d’Agnès

    Outre les noms des personnages – notamment Guilhem de Cabestany qui se transforme, par le biais d’un calque linguistique quelque peu imprécis, en Guglielmo Guardastagno – ou Raymond de Castel, seigneur de Roussillon, qui devient Guglielmo di Rossiglione, ou encore le nom de la dame qui n’est explicité que dans trois versions occitanes – des divergences plus profondes apparaissent aussi bien sur le plan narratif que sur le plan de la qualification des personnages.

    La nouvelle de Boccace débute par l’évocation du lien d’amitié profonde entre les deux personnages masculins, ce qui n’est pas évoqué dans les autres versions. Un autre élément majeur distingue le Décaméron des autres récits : alors que dans ceux-ci on souligne le fait que l’amant est poète, la version italienne ne fait pas référence à son activité poétique. Chez Boccace, le héros n’est en effet présenté que comme un chevalier, ce qui comporte la perte d’un trait distinctif de son portrait par rapport à la figure réelle de référence. Étant donné que ce personnage est le double de Guilhem de Cabestany, cette omission se révèle d’autant plus significative qu’elle montre bien le degré d’intervention de l’écrivain florentin dans le traitement de la tradition des vidas. Quant au conte lyonnais, il met en avant l’activité de poète de Guillem par une longue digression qui souligne ses excellentes qualités poétiques, la renommée de ses œuvres et son rôle de modèle pour Pétrarque. Une comparaison hyperbolique, propre au style de ce recueil, évoque enfin la supériorité de sa poésie à celle d’Orphée et de Linus. Le conte VII développe plus nettement l’opposition entre les deux antagonistes : il amplifie d’une manière hyperbolique, par rapport aux textes des vidas, les qualités physiques, morales et poétiques du chevalier-poète, ce qui en fait à la fois l’incarnation du parfait amant et un modèle absolu de vaillance, d’honneur, de beauté, d’élégance, de courtoisie, d’éloquence. Son portrait est très détaillé et amplifie les qualités déjà mentionnées dans les textes occitans.

Allusion à l’imprudence de la da dame / des amants X X
Le mari découvre l’amour adultère X X X X X X
Le mari enferme sa femme dans une tour X
Le mari organise une embuscade pour tuer l’amant de sa femme X X
L’amant, attaqué par le mari et son escorte, tue trois hommes avant d'être tué X
Eloge post mortem de l’amant X

    De la découverte de l’adultère à l’assassinat de l’amant, la différence la plus significative concerne le traitement de la scène du guet-apens et de la mort de l'amant : le conte lyonnais est la seule version où l’embuscade est décrite longuement, ce qui permet au narrateur de marquer encore davantage l’opposition entre les antagonistes, désormais aux antipodes l’un par rapport à l’autre. D’un côté la lâcheté, la cruauté et la vengeance brutale du mari sont soulignées ; de l’autre, le texte exalte le courage, la vaillance et l'habileté dans les armes de Cabestaing qui, avant d'être tué, arrive à tuer trois des cinq hommes armés qui accompagnaient le duc. Dans le même but d’emphatiser les qualités de l’amant et d'exacerber l'opposition avec le mari, le conte lyonnais ajoute un éloge post mortem, ce qui constitue une amplification qui n'a pas d'équivalent dans notre corpus et qui crée un effet de pathétique.

Le mari arrache le cœur de la poitrine de l’amant X

X

X X X X
Le mari coupe/fait couper la tête de l’amant X X X
Le mari donne à son cuisinier des indications pour la préparation du cœur X

    La progression dramatique allant de l’arrachement du cœur de Guillem de la part du mari jaloux et féroce à la préparartion du repas cannibale se conserve globalement dans les versions successives du récit. Le Décaméron y ajoute le détail des instructions très précises que le mari donne à son cuisinier.

La dame mange sans s’en rendre compte le cœur de son amant et manifeste son appréciation pour ce mets délicieux X X X X

X

X
La révélation du mari Le mari révèle à sa femme qu’elle a mangé le cœur de son amant

Le mari révèle à sa femme qu’elle a mangé le cœur de son amant et il lui montre la tête de Guillems comme preuve de son meurtre

Le mari révèle à sa femme qu’elle a mangé le cœur de son amant et il lui montre la tête de Guillems comme preuve de son meurtre

Le mari révèle à sa femme qu’elle a mangé le cœur de son amant et il lui montre la tête de Guillems comme preuve de son meurtre

Le mari révèle à sa femme qu’elle a mangé le cœur de son amant Le mari révèle à sa femme qu’elle a mangé le cœur de son amant
La dame accuse le mari  X X
La dame refuse de recevoir toute autre nourriture après avoir mangé le cœur de son amant X X X X

X

X
La dame s’évanouit X -

La mort de la dame

Le mari saisit son épée pour tuer sa femme; elle court à un balcon, se laisse tomber et meurt Le mari saisit son épée pour tuer sa femme; elle court à un balcon, se laisse tomber et meurt Le mari la menace avec son épée, elle s’enfuit vers un balcon, le mari court après elle, l’épée à la main, et elle se jette du balcon, en se cassant le cou (version H). La femme s’enfuit vers les fenêtres de la tour, se jette par une des fenêtres et meurt (version R)

Le mari s’élance sur elle, son épée à la main; la femme s'enfuit vers la porte d'un balcon, elle se laisse tomber et se casse le cou

Elle se jette d’un balcon et son corps s’écrase

Elle se plaint désespéré-ment puis elle tombe par terre et meurt de chagrin

    L’acmé de la narration, correspondant aux séquences de l’ingestion du cœur, de l’horreur de la dame et de sa mort, comporte des modifications dans les différentes versions. Par delà les variations dans les réactions de la dame lorsqu'elle découvre qu’elle vient de manger le cœur de son amant (dans le Décaméron elle accuse son mari de déloyauté, dans les Comptes amoureux de cruauté ; elle s'évanouit dans la vida B), c’est sur la scène de sa mort que toutes les versions concordent, sauf celle des Contes amoureux. Dans la tradition occitane et dans la nouvelle italienne, la dame se jette d’un balcon, alors que dans les Comptes amoureux elle meurt subitement de chagrin.

La réaction du mari

Le mari, profondément troublé, a honte de ce qu’il a fait et, craignant la réaction des paysans et du comte de Provence, quitte le château

L’intervention du roi et la punition du mari Le roi d’Aragon fait emprisonner Raimon (qui mourra en prison) et lui prend ses châteaux pour les faire détruire Le roi d’Aragon fait capturer Raimon, le laisse mourir en prison et donne tous ses biens aux familles de Guillems et de la dame Le roi d’Aragon capture Raimon, le laisse mourir en prison et donne tous ses biens aux familles de Guillelm et de la dame

_

Le roi d’Aragon se met en guerre contre Raymon, prend son château et le met en prison à perpétuité. Il mourra en prison
Les amants sont enterrés ensemble Dans un monument funèbre devant l’église de Perpignan Dans un monument funèbre devant l’église [de St. Jean, dans le ms.R] à Perpinhan

Dans un monument funèbre devant la porte de l'église de Perpignan

Dans l’église du château Dans un riche monument funèbre devant le “grand temple de Rossillon”
En souvenir de la mort des deux amants, un pèlerinage a lieu périodi-quement à leur tombeau. X (les dames et les chevaliers) X (les chevaliers courtois et les dames) X (“li fin amadors e las finas amaressas”) X (“les dames de la province”)
Les fin’amants prient Dieu pour les âmes des amants morts X X X Les dames présentent des offrandes au “sainct Amour”

    La dernière séquence du récit présente des différences : la destinée des deux amants diverge, surtout entre le Décaméron et le conte lyonnais. Dans la nouvelle italienne, les deux amants sont enterrés ensemble dans l’église du château de Roussillon et des vers racontant leur histoire sont inscrits sur leur tombeau. Dans les Comptes amoureux en revanche, le Roi d’Aragon intervient et, après avoir puni Raymond de Roussillon, fait enterrer les deux amants dans le même sépulcre qui devient ainsi un lieu de pèlerinage pour les femmes qui souhaitent honorer Amour et lui rendre hommage. En harmonie avec la dimension mythologique et païenne du recueil, le tombeau des amants, richement décoré, est situé devant « le temple » de Roussillon. En outre, suivant la perspective féminine du recueil, ce ne sont pas les dames et les chevaliers qui se rendent en pèlerinage au sépulcre pour prier Dieu pour les âmes des amants mort, mais les femmes de la contrée qui présentent des offrandes typiquement païennes au « sainct Amour ».

    L’analyse comparée des textes de ce corpus fait ressortir des relations étroites et, à la fois, diversifiées. À partir de la matière narrative des chansonniers occitans, les réécritures réalisées dans la nouvelle de Boccace et dans les Comptes amoureux proposent des variations parfois marquées à partir d’un motif partagé. Bien que la pseudo-Jeanne Flore connaisse bien le Décaméron (comme le montre l’adaptation très proche de l’original que le conte V fait de la nouvelle de Nastagio degli Onesti), dans le conte VII l’intertexte dominant est celui de la tradition occitane, notamment des vidas B, C et D. Sur le plan du récit, la plupart des variations du conte VII sont à lire comme des adaptations de la matière narrative d’origine au projet d’un recueil qui exalte l’amour réciproque et condamne la figure du mari jaloux. Sur le plan formel, la transposition qu’opèrent les Comptes amoureux est marquée par la syntaxe complexe, le style emphatique et la tonalité pathétique qui caractérisent cet ouvrage. Enfin, sur le plan des genres narratifs, ce conte, inséré dans un recueil influencé par le modèle du Décaméron, s’inspire aussi des formes de la vida et de la razo et témoigne de ses relations avec ces biographies amplifiées desquelles s’étaient déjà inspirés les conteurs italiens dans leurs nouvelles.

Contributeurs : Marta Armiento, Luisa Cicirelli, Marian Roberto Dragulinescu, Andrea Mostosi, Andre Panizzolo, Jacopo Romei, Francesca Visentini dans le cadre du séminaire de master "Autour de l'Heptaméron : le recueil narratif à la Renaissance" (Ca' Foscari, année 2020/2021)
Encadrement, rédaction et révision : Magda Campanini
Aide à la valorisation numérique : Yanet Hernandez