Lettre de Romain Rolland à Marguerite Audoux
Auteur(s) : Rolland, Romain
DescriptionCritique laudative de De la ville au moulin - Sur les chansons qui apparaissent dans le livre
Texte
Suisse
Villeneuve (Vaud) villa Olga
2 mai 1926
Chère Marguerite Audoux,
Je ne voulais pas vous remercier de votre amical envoi, avant d'avoir lu votre livre[1]. Je viens de le terminer, et je vous dis mon affectueuse gratitude. C'est bon comme du bon pain, du pain de la plus fine farine blutée[2] par oncle-meunier[3], - fleur de France, bonne à voir et à manger : on la hume du nez et de la langue. Oh ! comme c'est de la bonne France, votre Annette Beaubois, l'oncle, Firmin, Manine[4], et cet air qui paraît plus léger après qu'ils l'ont respiré ! Quelle gentillesse innée dans cette vieille race, dans ce peuple qui garde au fond de lui une grâce naturelle, une belle courtoisie ! C'est ce que ne peuvent savoir ceux qui lui sont étrangers, - de nation,[5] ou de classe. En le retrouvant chez vous, vous me faites revoir[6] des yeux clairs, des sourires, de bonnes gens de ma province nivernaise, morvandelle – entre l'Yonne et la Cure – que j'avais vus, enfant, et que j'avais, hélas ! un peu trop oubliés…
Mais où sont-ils, à présent ? La guerre, qui vient troubler la fin de votre livre, et laisse la rivière remuée, opaque et[7] grise, la guerre n'a-t-elle pas mis fin à cet âge de l'humanité ? Oncle-meunier est mort, et Annette a perdu sa limpidité. Cette limpidité reviendra-t-elle dans les yeux de ses enfants et de ses petits-enfants,[8] quand l'argile grasse du fond que la gaule de ce temps, qui nous passe, a rudement soulevée, se sera de nouveau déposée ? Je l'espère, malgré tout. Mais ce n'est pas pour demain.
Merci, chère Marguerite Audoux, - amie, que j'ai trop peu vue (je vous ai connue trop tard ; et quand je vous ai connue, j'étais dans des années de deuil et de maladie[9]) – Dites-moi comment vous allez, et qu'est devenu votre garçon[10] ?
Croyez à mon fidèle et affectueux souvenir.
Romain Rolland
Chantez-vous toutes ces chansons, qui fleurissent votre livre ? Et les chante-t-on encore[11], en France ? Savez-vous que j'ignorais la « Magdeleine, qui n'y va pas… qui aime mieux aller à la danse et au combat[12] !… » (La danse et le combat !… qui m'eût dit que Madeleine était si batailleuse !… Elle est bien de la race des filles du Val-de-Loire – (avez-vous lu le recueil des chansons populaires de cette région, qu'on vient de publier ?)[13] – Leurs maris et galants n'en mènent pas large devant elles…
[1] De la ville au moulin
[2] blutée est écrit en surcharge au‑dessus de moulue.
[3] L'oncle et protecteur d'Annette Beaubois, l'héroïne du roman
[4] Firmin est le frère d'Annette ; Manine une orpheline recueillie par le fameux oncle meunier (sans trait d'union dans le roman) et qui, mariée elle‑même à un homme de la même corporation, connaît une vie de couple heureuse jusqu'à la mort prématurée de son mari alors qu'elle attend son second enfant.
[5] La virgule est omise dans le Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d'Alain‑Fournier.
[6] On notera la rupture de construction.
[7] Une virgule a été rayée, et le et ajouté.
[8] La virgule est omise dans le Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d'Alain‑Fournier.
[9] Pour les deuils, il s'agit de la mort de Jean de Saint‑Prix en février 1919, de celle de la mère du romancier en mai 1919, en février 1920 de celle de son ami Gaston Thiesson, et enfin de celle de Bertolini en décembre 1920. Ces deux années, qui précèdent la rencontre avec Marguerite Audoux, sont marquées par l'épuisement : « Rolland ne rentre à Paris que fin novembre [1919]. Très fatigué, il regagne son petit appartement de la rue Boissonade. Il a du mal à monter les cinq étages ; le cœur et le souffle flanchent. S'il est heureux de regagner son chez‑soi après tant d'années de déracinement, il souffre de Paris et aspire à retrouver un pays de soleil. » (Duchatelet, Bernard, Romain Rolland tel qu'en lui‑même, Albin Michel, 2002, p. 226). Après un séjour à Lugano, « [i]l rentre à Paris mi‑novembre [1920]. Ses premières semaines ne sont pas très bonnes. À la fatigue physique s'ajoutent d'autres soucis, dont à plusieurs correspondants il parle à mots couverts. Le 17 décembre, dix jours après avoir appris la mort subite de Bertolini, le mari de Sofia, nommé sénateur trois mois plus tôt, il confie à Châteaubriant : «J'ai eu bien des chagrins en ces derniers mois. Des deuils, des maladies, des choses très tristes, parmi ceux qui me sont chers. La mort de Bertolini (qui me peine) ne me touche pourtant pas aussi directement qu'un autre malheur dont est victime un être que j'aime tendrement. Mais je ne puis en parler» (Ibid., p. 229). Le malheur en question touche sa chère «Thalie» (Helena van Brugh de Kay), victime d'une crise d'hystérie en septembre, et placée par son père dans un «hôpital pour névrosés», ce dont Rolland est avisé fin novembre. Son amie ne sortira qu'en novembre 1921. (Ibid., p. 230).
[10] Paul d'Aubuisson.
[11] encore, est omis dans le Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d'Alain‑Fournier
[12] Ce refrain est entonné par Manine et Annette, après que l'oncle a tenté de persuader l'héroïne de prendre un mari. Celle‑ci, hantée par la mésentente de ses parents, lutte contre l'appel de la chair que malgré tout elle ressent. (Audoux, Marguerite, De la ville au moulin, Fasquelle, 1926, p. 87).
Lieu(x) évoqué(s)Val de Loire
État génétiqueVoir les notes 7 et 11 de la partie TEXTE