Archives Marguerite Audoux

Archives Marguerite Audoux


Lettre de Marguerite Audoux à Valery Larbaud

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

Description
La Chanson du vieux marin - Propos domestiques - Antonin Dusserre - Réunions amicales chez Francis Jourdain et Léon Werth

Texte

Paris [Seconde quinzaine de février 1912]

Mon cher Valery,

J'ai bien reçu La Chanson du vieux marin[1] et je te remercie.
Je t'écris à Cannes sans bien savoir si ma lettre t'arrivera[2].
Je voulais t'écrire déjà ces jours derniers pour te dire que j'avais disposé pendant quelques jours de ton appartement[3], pour Michel[4], et que je suis toute prête à en disposer encore s'il[5] revient passer quelques jours ici, à moins que tu en aies besoin pour toi, ou quelqu'un d'autre.
Dis‑moi, mon cher vieux, n'avais‑tu pas reçu ma lettre[6] de Toulouse[7] dans laquelle je te demandais de t'informer d'un certain A. Dusserre[8] habitant Carbonat dans le Cantal et écrivant dans La Semaine auvergnate[9]. Ce n'est pas que j'aie besoin maintenant de ces renseignements, que Dusserre m'a donnés lui‑même depuis, mais je te demandais d'aller le voir si cela t'était possible. J'ignore si tu as l'intention d'y aller un jour, mais si cela était, n'en fais rien. Pour des raisons de famille, très compliquées, il ne tient pas à ce qu'on aille le voir.
J'ai lu La Chanson du vieux marin. C'est bougrement intéressant ! Me voilà comme l'invité de la noce[10], je ne peux plus penser à autre chose qu'à La Chanson, et je suis obsédée de l'obsession de l'invité de la noce.[11]
Écris‑moi donc un peu. Je voudrais bien savoir où tu en es de toi‑même. Moi, je n'ai rien foutu depuis que je suis ici. J'avais juré de recommencer aujourd'hui, mais j'étais trop fatiguée et je remets à demain.
On travaille mal à Paris avec ce bruit constant et les mille et une choses qu'on a à faire chaque jour.
Je vais beaucoup mieux comme santé, et j'espère en avoir fini avec tous mes tourments.
Hier, nous avons déjeuné, les Francis[12] avec leurs Baboulards[13], et moi, chez les Chanvin, et nous sommes revenus dîner à Neuilly le soir. Mirbeau et sa femme sont venus passer un moment avant dîner, et la salle à manger de Francis était pleine de gens. En plus des Chanvin, il y avait les Besson, Huguette[14], Werth et moi ; Fargue, comme toujours, s'est annoncé à onze heures du soir, et nous avons tous pris le métro ensemble pour rentrer chez nous.
Je regrette que tu ne sois pas là pour le thé que doit donner Werth ces jours‑ci. À force d'inviter des gens, nous n'allons pas pouvoir tenir chez lui. Je crains qu'il ne soit obligé d'aligner ses invités le long du mur, dans son couloir. Enfin, on rigolera. Quel dommage que tu ne sois pas là ! En plus de nous tous, il y aura Vildrac[15] et Marval[16].
Au revoir, mon cher Valery. Je t'embrasse bien affectueusement.

Marguerite


[1] Voir la note 2 de la lettre 131. Grand poème (également appelé La Ballade du vieux marin) de Samuel Taylor Coleridge (1772‑1834), « traduction nouvelle de Valery Larbaud », Victor Beaumont éditeur, 1911. Un ouvrage a été expédié, avec un envoi, à la romancière. Dans une lettre à Fargue (datée par Th. Alajouanine de février 1912 avec un point d'interrogation), Larbaud précise qu'il s'est « remis à écrire des lettres : à Francis [Jourdain], à Marcel [Ray] , et à envoyer des exemplaires du Vieux Marin aux amis. » (Léon‑Paul Fargue – Valery Larbaud, Correspondance 1910‑1946, texte établi, présenté et annoté par Th. Alajouanine, Gallimard, NRF, 1971, p. 111‑112)

[2] Larbaud s'y trouve effectivement, comme l'atteste sa correspondance de l'époque avec Marcel Ray, qui mentionne en l'occurrence le lieu de création.

[3] Larbaud habite alors, rappelons‑le, au 152 du boulevard du Montparnasse

[4] Une fois de plus, le fait que Michel Yell fasse «appartement à part» est significatif du stade où en sont venues les relations entre la romancière et lui.

[5] Le s'il est précédé d'un quand.

[6] Le ma se trouve au‑dessus d'un la.

[7] Lettre non retrouvée.

[8] Antonin Dusserre.

[9] Dusserre écrit effectivement dans « La Semaine auvergnate, Organe indépendant des Originaires du Massif Central (Aveyron, Cantal, Corrèze, Haute‑Loire, Lot, Lozère, Puy‑de‑Dôme) rédaction, Administration 7, rue Racine, 7 PARIS » (renseignements figurant sur la première de couverture de l'hebdomadaire, et à l'intérieur, avec ce commentaire : La SEMAINE AUVERGNATE, merveilleusement documentée, dit ce qui est et indique ce qui devrait être. Gardez‑la jalousement, les renseignements qu'elle donne sont les meilleurs. »). Dusserre y donne des nouvelles, parfois en auvergnat – en dialecte carladézien, indique le journal ‑ (par exemple, « Uno torriple rencouontre », dans le n° 39, 1er décembre 1910) ; et Jean et Louise y est prépublié en de nombreuses livraisons, à partir du 22 décembre 1910 et jusqu'au 28 décembre 1911). On notera le clin d'œil du Destin : le livre de l'écrivain‑paysan commence à paraître en feuilleton à l'époque où Marie‑Claire vient de recevoir le Prix de la Vie heureuse ; les deux romanciers ne se sont pas encore rencontrés, et Jean et Louise s'intitule alors… Le Roman d'une bergère ! On notera aussi, dans le n° 17 de La Semaine auvergnate du 30 juin 1910, un article sur Dusserre que nous reproduisons dans la partie "NOTES", suivi de quelques lignes de Marguerite Audoux sur son ami d'alors.

[10] Le poème a une structure gigogne : un jeune homme, lors d'une noce, rencontre un vieux marin dont le regard le fascine. Celui‑ci lui raconte alors son récit tragique.

[11] De et à noce, la ligne a été rajoutée.

[12] C'est‑à‑dire les Jourdain

[13] Leurs enfants (rappelons que le garçon est surnommé «Baboulot».)

[14] Peut‑être Huguette Garnier, présente dans les lettres 283 (en tant que destinataire) et 299 (citée par l'expéditrice, Alice Mirbeau) ?

[15] Charles Vildrac (pseudonyme de Charles Messager, 1882‑1971) fonde en 1906 le groupe de l'Abbaye de Créteil avec Georges Duhamel, René Arcos et Albert Gleizes (peintre, illustrateur et théoricien cubiste, 1881-1953), groupe unanimiste proche de Jules Romains et de son appel incessant à la puissance de l'amour universel, seule issue pour résoudre le problème de la vie.

[16] Sans doute s'agit‑il de Mme Marval, peintre, amie de Philippe et du groupe de Carnetin. C'est elle qui prend une photographie de Werth sur son « lit de douleur » lors de l'hospitalisation, en automne 1911, qui inspirera à l'écrivain La Maison blanche (1913).

Notes


À propos d'Antonin Dusserre

« CHRONIQUE D'AUVERGNE

Un Paysan-écrivain

Nous savons tous ce que c'est qu'un paysan, nos pères le furent, nos frères, nos amis, nos connaissances le sont et nous avons au cœur l'amour et l'admiration de ceux qui se penchent sur la terre de chez nous pour faire pousser le blé nourricier, pour faire produire au sol, parfois ingrat, ce que l'humaine nature exige pour nous, ce qui est nécessaire à notre misérable vie matérielle.
Également, nous savons ce que c'est qu'un écrivain, c'est celui qui compose des livres, qui est auteur, mais c'est mieux qu'un homme de lettres et c'est pour cela que je donne ce qualificatif à notre ami A. Dusserre, le paysan‑écrivain dont on a lu dans cette Semaine auvergnate (qui a eu l'orgueil de le révéler au public la première, tant de lignes délicieuses, de si bonnes nouvelles étudiées, franches, nettes naturelles et savantes en même temps, d'une composition simple, tout près de la vérité comme le doit être un chef‑d'œuvre.
Nous connaissons l'œuvre naissante de M. Dusserre, nous la verrons se continuer, nous ferons à La Semaine le possible et l'impossible pour élargir sans cesse le cadre des lecteurs de notre paysan‑écrivain parce que ce sera faire là bonne besogne littéraire, de la diffusion utile, que de semer l'œuvre de celui qui bientôt dépassera notre Massif Central et s'imposera, nous en avons le grand espoir, jusque dans ce Paris qui se laisse toujours émotionner par l'art d'un artiste sincère et puissant, comme nous apparaît M. Dusserre.
Nous connaissons l'œuvre naissante, faisons connaissance avec l'écrivain lui‑même, allons jusqu'à Carbonnat[1], jusqu'à ce petit coin du Cantal où le paysan écrit. Interviewons l'entourage de cet homme pour savoir qui il est et comment il est devenu ce qu'il est, tout en cultivant son coin de terre.
Dusserre est sorti de l'école primaire sans savoir grand-chose et par son énergie, son endurance, cultivant son intelligence née, il est arrivé à un degré de culture que je me prends parfois à lui envier, mais que cependant je ne lui envie pas longtemps car ce sentiment vilain n'est pas en moi. Ah ! combien ont passé et combien passeront à côté de ce simple sans savoir que sous ces dehors d'homme de la terre, de cultivateur, se cache un personnage qui sait le latin, l'allemand, le russe, l'anglais et l'italien.
Comment cela s'est‑il fait ? Suivez‑moi bien : Dusserre est jeune homme, un ami lui envoie Le Cid et Cinna de Corneille ; cette lecture le révèle à lui‑même ; il aimait les livres ; de ce jour les livres deviennent pour lui une passion ; dès lors, il n'a plus qu'un objectif : avoir des livres, toujours des livres et lire, et il lit Fénelon[2], Jean‑Jacques et Chateaubriand. Vers sa vingt‑deuxième année, Jean‑Jacques est son dieu, il l'emporte aux champs, il sait La Nouvelle Héloïse mot à mot ; il hait Voltaire, qui a osé dire de Rousseau :
Monté sur des tréteaux, parmi les charlatans,
L'échappé de Genève ameute les passants.
Voltaire a trouvé grâce, depuis, devant le jeune homme d'alors et nous ne pouvons que l'en féliciter.
Mais lire, lire en français, n'est pas assez pour ce paysan, il veut lire La Bible dans le texte même de la Vulgate et il apprend le latin ; plus tard il voudra lire Gorki dans son texte et il apprendra le russe. Son père a passé ses sept années de militariat à Strasbourg ou dans diverses garnisons d'Alsace, il connaît un peu d'allemand et aux champs il émaille ses propos de mots que le jeune Dusserre ne comprend pas. Qu'à cela ne tienne, le fils en saura autant que son père ; il achète une grammaire et un dictionnaire allemands et il pioche la langue étrangère, il comprend, il sait et il sait si bien que cela l'encourage et que de l'allemand il passe à l'anglais et à l'italien.
Je devrais peut‑être m'arrêter ici et dire : j'ai fini ; ce que je viens de révéler est suffisant pour vous faire comprendre ce qu'est notre ami A. Dusserre ; tout ceci est suffisant pour attirer sur lui votre attention, toute votre attention, pour lui valoir à jamais votre estime. Je viens de vous montrer un homme qui renferme en lui le plus bel exemple d'énergie et de réussite qu'il soit possible de voir et je suis glorieux que cet homme soit de notre Auvergne et que sa collaboration nous ait été apportée par notre ami Antonin Meyniel, un découvreur, d'ailleurs, d'écrivains remarquables.
Eh bien non, je ne veux point terminer sans dire à M. Dusserre ma toute sincère estime et admiration, sans lui dire que nous sommes heureux ici du premier succès qu'il a remporté avec son premier prix de prose à La Musette, sans lui dire que nous comptons sur lui à La Semaine, que nous espérons qu'il nous donnera toujours la primeur de ses œuvres et que nous comptons publier bientôt de lui un feuilleton qui fera sensation.
Ah ! nous comprenons que M. Dusserre, dans son Carbonnat qu'il ne veut point quitter – et combien il a raison ! – ait mené une vie ardente, enthousiaste au cours de laquelle il lui a été donné de connaître les joies pures de la pensée, l'enivrement qu'on éprouve à découvrir, à saisir tout ce que le génie de l'homme a produit de plus parfait, nous comprenons que son bonheur a été grand, nous pouvons lui prédire une autre sensation : la joie du succès. Il vient, il est à lui.
Nous l'y aiderons de toutes nos forces, heureux d'avoir, encore une fois, honoré l'Auvergne en honorant un de ses enfants les plus méritants et qui se classera bientôt parmi les plus glorieux parmi ces primitifs qui nous troublent, nous charment, nous émeuvent et nous conquièrent par leur indéniable puissance qu'ils tiennent du sol et de leur volonté.

B. Dalverny[3]»
(La Semaine auvergnate, 30 juin 1910, p. 2‑3).

On complètera ce portrait par celui proposé par Marguerite Audoux elle‑même et qui, traduit dans la langue de Shakespeare, servira de préface à l'édition anglaise de Jean et Louise (Chapman and Hall, Londres, 1913) :
« Lorsque Antonin Dusserre rentre au village avec les chars de foin qui dévalent les pentes en se balançant sur les ornières, il se tient devant les deux grands boeufs rouges et paisibles dont les pieds ferrés claquent mollement sur les chemins pleins de cailloux. Il est taciturne comme ses bêtes ; et quand il veut activer leur lenteur, au lieu de leur parler il se retourne et les touche doucement de sa longue baguette de coudrier. Et tandis que les boeufs baissent la tête sous le joug en suivant doucement leur conducteur, celui-ci dresse sa haute taille, et son buste plein de souplesse semble accompagner le balancement des chars. Comme ses boeufs, il marche lentement, et qu'il s'en aille couper un arbre, ou arracher des pommes de terre, il va du même pas tranquille et bien mesuré, comme si le temps lui appartenait et qu'il pût en disposer à son gré.
On le rencontre toujours seul par les routes et les sentiers et si l'un des grands troupeaux de vaches rouges d'Auvergne descend de la montagne, et passe près de lui, les bêtes s'écartent et se serrent les unes contre les autres pour ne pas le heurter, comme si elles le reconnaissaient pour un pâtre de tous les temps. Souvent on le trouve assis sur une pierre, à l'abri d'une haie. Dans l'une des poches de sa veste on aperçoit un livre, et il garde sa main fermée dans l'autre poche.
Il lit pendant toute la journée du dimanche. Il lit aux champs pendant l'heure du repas d'après-midi. Il lit aussi lorsque la batteuse cesse de ronfler pour permettre aux hommes de mouiller leur gosier, tout rempli de la poussière du blé. Il parle d'une façon calme avec des mots précis et espacés, et sa voix est pleine et sonore comme un instrument de musique bien accordé. Sa gaieté est un peu timide ; mais son rire est joyeux comme celui d'un enfant.
Les soirs d'été, il se repose devant la maison, longue et basse, et qui est vieille de plus de cent ans. Il s'assied sur l'un des troncs d'arbres que l'on coupe à chaque saison pour le chauffage d'hiver. Il reste là longtemps, les coudes sur les genoux, les mains bouchant ses oreilles, comme s'il ne voulait entendre que des voix connues de lui seul. Rien ne le dérange de cette pose qui semble l'éloigner de tous, ni les enfants qui tournent autour de lui en se poursuivant avec des cris, ni les conversations bruyantes de ses voisins. Et lorsqu'il rentre dans sa maison pour dormir, il y a déjà longtemps que tout le monde est couché.

Marguerite Audoux »

[1] Le village est écrit ici avec deux n, contrairement à ce qu'indiquent les dictionnaires des communes.
[2] Comme Marguerite Audoux adolescente
[3] La photographie de Dusserre est reproduite dans la première colonne de l'article.


Lieu(x) évoqué(s)Carbonat, Paris, Toulouse
État génétiqueVoir les notes 5, 6 et 11 de la partie "TRANSCRIPTION"

Géolocalisation

Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 03/05/2024