[Paris,] Mardi [8 novembre 1910]
Chère Marguerite,
J'ai pris les renseignements qu'il me fallait sur les photographies que vous m'avez confiées
[1], et je vais les renvoyer à Iehl
[2] ‑ c'est entendu – Je suis très content que vous m'ayez prêté
La Porte étroite[3] ; je l'ai lue comme on boit du petit lait – malgré les deux nigauds qui sont les principaux héros
[4], l'écriture est très jolie – maintenant je n'y attache pas autrement d'importance – mais j'ai déjà changé d'opinion sur Gide, et cela me donne envie de lire son livre dont le titre m'allèche :
Le Voyage du Rien[5] (c'est cela, je crois ?) –
Merci de m'avoir envoyé Marie‑Claire ; je l'ai déjà commencée ; dès les premières pages j'ai été très vivement séduit. Je sens déjà que c'est un livre « pas ordinaire » ‑ S'il continue comme ça, je crois bien que ça va être un des beaux livres que j'aurai lus –
Et très original, très Marguerite Audoux – Vous savez qu'il paraît qu'on ne parle que de cela ! La moitié dit : C'est idiot ! l'autre moitié dit : c'est génial ! – Comme vous allez être la proie du snobisme ! – On a parlé aussi, ce devait être, de Charles‑Louis Philippe
[6] ‑ Maintenant, aussitôt que quelqu'un écrit simplement et sincèrement, on dit : c'est du Philippe ! ou encore : c'est du Jules Renard – voilà la scie à la mode –
Moi, j'ai lu Philippe que j'admire et je vous lis maintenant. J'avoue que je vois 2 tempéraments très différents – j'avais seulement remarqué au Diben
[7] que vous avez le même timbre de voix mais cela n'a rien à faire avec la façon d'écrire.
À la saveur de votre livre s'ajoute la saveur autobiographique ‑ et j'ai une prédilection pour les autobiographies – que ce soit
La Mère et l'Enfant[8] ou
David Copperfield[9] ; enfin je vais bien me régaler et vais encore m'en payer une petite tranche ce soir, dans mon lit, et vivre les mêmes sensations que vous.
J'espère aller vous voir bientôt ; Marthe
[10] vous remercie de votre souvenir et vous embrasse.
Bien amicalement.
G. Delaw
[1] Détail qu'il resterait à découvrir et préciser
[2] Pour mémoire, Jules Iehl est le vrai nom de Michel Yell, le compagnon de la romancière.
[3] Rappelons que La Porte étroite a d'abord été publiée dans la NRF des 1ers février, mars et avril 1909, avant de sortir en librairie, d'abord au Mercure de France, la même année, puis dans de nombreuses autres éditions.
[4] Traduisons : Alissa et Jérôme, à travers leur évasion vers le sublime qui ne correspond apparemment pas aux aspirations du libertaire…
[5] Il s'agit bien évidemment du Voyage d'Urien… Le calembour est‑il vraiment involontaire ?
[6] Traduire : « On a prétendu que ce devait être du Charles‑Louis Philippe. » (ce qui est effectivement l'opinion d'un certain nombre, dont la famille de l'auteur de Bubu…). Le style de Delaw est parfois difficile à suivre, d'autant que sa méconnaissance des règles de la ponctuation lui fait opter pour un emploi généralisé du tiret. Nous ne reproduisons ce signe typographique que lorsque cela est possible, pour conserver au maximum l'aspect de l'original.
[7] Où le dessinateur se trouvait avec la romancière, une partie du groupe de Carnetin et d'autres amis, comme il apparaît au début de la lettre 45 et dans la lettre 51.
[8] De Charles‑Louis Philippe (1900)
[9] Roman de Charles Dickens (1812‑1870), publié en 1849‑1850. Entre les trois romans plus ou moins autobiographiques, voire «d'apprentissage», se dégage un dénominateur commun : l'importance du personnage de la mère, qu'elle soit vénérée ou recherchée par le héros ou l'héroïne.
[10] La compagne de Delaw