Archives Marguerite Audoux

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Lettre de Marguerite Audoux à André Gide

Auteur(s) : Audoux, Marguerite

DescriptionLa conférence de Gide sur Charles-Louis Philippe
Texte
[Paris, début novembre 1910[1]]

Cher Monsieur et ami,

Je reviens de chez Bourdelle[2] et je serais heureuse si vous pouviez trouver un moment pour aller voir le buste de Philippe. Bourdelle doit le donner au fondeur lundi. Vous pourrez donc le voir jusqu'à dimanche.
J'ai beaucoup pensé à ce que nous avons dit de Philippe hier et je trouve de plus en plus que votre conférence est très bien. Je suis aussi de plus en plus persuadée que nous ne devons pas parler de la vie de Philippe. Son œuvre seule doit être connue du public. Ceux qui n'ont pas connu Philippe ne comprendraient rien à l'homme. Il faut surtout éviter de parler de cette pauvre Mily[3] pour ne pas créer une légende d'un Philippe sans coeur. Moi qui les ai connus tous deux peut‑être mieux que personne, je peux penser à lui sans penser à elle, alors qu'il m'est impossible de penser à elle sans penser à lui. Philippe a été pour Mily toute la vie. Mais Mily n'a été qu'un accident dans la vie de Philippe.
Si quelqu'un écrit un jour la vie de Philippe, deux femmes seulement devront[4] compter, Berthe Méténier[5] et Marie[6]. Berthe parce qu'il l'a sauvée, et Marie parce qu'il l'a aimée[7]. On peut parler de Philippe par rapport à Mily mais pas de Mily par rapport à Philippe. Cela est tellement vrai que le jour où il a trouvé une femme qui n'était cependant que la caricature de Marie, Mily est devenue une chose épouvantable pour lui[8].
Donc n'ayez aucune inquiétude, et si vous n'êtes pas satisfait de vous‑même, dites‑vous bien que personne n'aurait parlé avec plus de vérité sur notre ami.
J'espère vous voir prochainement et vous prie de croire à ma très sincère amitié.

Marguerite Audoux

[1] Le sujet principal de la lettre est (ou devrait être...) la conférence sur Charles-Louis Philippe, prononcée le 5 novembre par Gide.

[2] Émile Bourdelle est en train de réaliser le buste de Charles‑Louis Philippe, pour l'inauguration du 25 septembre 1911 au cimetière de Cérilly.

[3] Voir les lettres 5 et 6

[4] pourront, rayé, est immédiatement remplacé par devront.

[5] L'héroïne de Bubu de Montparnasse, dont le modèle est Maria Tixier, rencontrée le lendemain du 14 juillet 1898

[6] Le modèle de Marie Donadieu. Le rapport entre ces deux femmes et Philippe, ainsi que leur réapparition, tout aussi romanesque que la fiction, ont été évoqués par Marguerite Audoux [« Souvenirs », in numéro spécial de la NRF (consacré à Charles‑Louis Philippe), 15 février 1910, p. 195‑202 (p. 195‑198 pour ce point)]. Voir aussi Lanoizelée, Louis, Charles‑Louis Philippe, Plaisir du Bibliophile, 1953, p. 44‑45 et 49‑50.

[7] Cette distinction apparaît clairement dans l'article évoqué dans la note précédente.

[8] La romancière semble ici approuver ce qu'elle aurait réprouvé par ailleurs : « [Marguerite Audoux] en veut [à Charles‑Louis‑Philippe] au sujet de la mort de Milie. Philippe n'a pas très bien agi à son sujet. Il est un peu cause de la mort de son amie. Ayant une autre liaison, il la délaissait. Tombée malade, par chagrin, elle ne se soigna pas. De plus, il a laissé partir son amie dans un misérable cercueil de sapin. Elle a été mise dans la fosse commune. » (Lanoizelée, Louis, Marguerite Audoux, Plaisir du Bibliophile, 1954, p. 67).

Notes
  • La romancière évoque les retrouvailles entre Berthe Méténier, l'héroïne de Bubu de Montparnasse, alors poursuivie par son souteneur, et Charles Louis Philippe :
    « À l'heure du dîner il fallut chercher un restaurant peu éclairé. Il s'en trouva un sur le Boulevard Raspail. Pendant que Berthe Méténier s'enfonçait tout au bout de la banquette à la table la plus sombre, Charles [Chanvin] aida Michel [Yell] à sortir d'un journal qui l'enveloppait un petit buste en plâtre. C'était la tête merveilleuse de Santa Fortunata. Tous deux l'offraient à leur ami. Philippe ne se lassait pas de la regarder. Il la mit devant lui, puis à côté, puis au bout de la table et chaque fois qu'il la déplaçait il s'émerveillait de la trouver plus jolie selon que les ombres la faisaient différente. Il regarda Berthe et la petite tête de plâtre, et il dit tout joyeux. - Voilà que j'ai deux filles, maintenant. - Je voudrais lui ressembler, dit Berthe Méténier, et Philippe répondit : - Vous êtes encore plus belle puisque vous respirez. En sortant du restaurant, on enveloppa de nouveau Santa Fortunata dans un journal, et Philippe la porta sous son bras gauche. Il donnait l'autre bras à Berthe Méténier, et toute la soirée on rôda par les rues sombres pour ne pas rencontrer Bubu. De temps en temps on s'arrêtait sous un bec de gaz, on entr'ouvrait le journal pour regarder encore Santa Fortunata. - Je n'ai jamais rien vu d'aussi pur, disait Philippe. Et il refermait le papier pour le rouvrir un peu plus loin. »
    (Audoux, Marguerite, "Souvenirs", La Nouvelle Rebue française, 15 février 1910, p. 196-197)
    On sait que Marguerite Audoux ne donnera pas la statue aux Philippe, d'après le témoignage de Louis Lanoizelée, qui décrit le sixième étage de la rue Léopold Robert, où il se rend régulièrement à partir de 1932 : « Un logement en angle, avec trois grandes fenêtres sur le boulevard Raspail… Une petite pièce mansardée qui sert de salle à manger, de salon. Dans un coin, entre la fenêtre et la cheminée, une table recouverte d'une étoffe ornée, où s'entassent quelques livres et des paperasses, un encrier carré en faïence bretonne, des lunettes cerclées de fer, une forte loupe et sur le sous main un cahier d'écolier aux coins écornés : c'est le bureau. Au dessus, à côté du bec de gaz, posé sur une petite étagère, une statuette en plâtre : Sainte Fortunata, venant du logis de Charles Louis Philippe Cette statuette avait été offerte à l'auteur de Bubu par ses amis. Elle fut donnée ensuite à Albert Fournier par Marguerite Audoux. Celui ci l'apporta pour les cérémonies du quarantième anniversaire [de la mort] de l'auteur bourbonnais. Elle est actuellement au Musée de Cérilly , édifié dans sa maison natale. – » (Lanoizelée, Louis, Marguerite Audoux, Plaisir du bibliophile, 1954, p. 17)
  • Reproduisons l'extrait d'une note de François Talva, qui présente, dans le n° 20 du Bulletin des Amis de Charles‑Louis Philippe de 1962 (p. 481‑482) trois « Lettres de Charles‑Louis Philippe à celle qui fut Marie Donadieu » :
    « [...] Philippe rencontre à Paris aux derniers jours de 1900 une jeune Lyonnaise du nom de Marie‑Louise qui est la maîtresse d'un de ses anciens camarades du lycée de Montluçon. Celui‑ci absent, ils se rencontrent souvent, et Philippe est ardemment épris. En 1901 il se rend à Lyon dans sa famille et il semble qu'ils soient rentrés ensemble à Paris où ils se mettent aussitôt en ménage. Mais survient l'ancien amant qui reprend sa maîtresse après avoir éclairé Philippe sur les mensonges dont elle l'a berné, et, en mai 1901, la rupture entre Marie et Philippe semble totale.
    Cependant, deux ans et demi plus tard, voici une photo de Dostoiewski envoyée par Marie à Philippe, de Moscou, où l'ancienne petite figurante de l'Alhambra de Lyon a été engagée au Jardin Aumont ; voici deux lettres où il apparaît que Philippe n'a pas abandonné l'espoir d'en faire sa femme légitime, puis une troisième où il semble clore son rêve insensé par une nouvelle décision de rupture formelle.
    Mais en septembre 1904, alors que le livre qu'il consacre à cette aventurière est sous presse (il paraîtra à la mi‑décembre environ), Marie rentre de Moscou à Paris, frappe à la porte de Philippe qui est absent. Elle lui envoie sans doute un mot à Cérilly où il se trouve en congé. [...] »
    Les trois avant‑derniers paragraphes de la lettre de rupture du 7 mars 1904 sont les suivants :
    « Tu ne m'aimes pas, la vie eût été entre nous deux pleine de complications, de doutes, d'inquiétudes. Et puis à quoi bon parler davantage ?
    Je te dis adieu et bien adieu, sans trop de reproches et sans colère. Je ne regrette pas celle que tu es, je regrette celle que tu pouvais être. Je t'ai déjà dit que je ne pouvais pas être pour toi un ami et qu'il me fallait tout ou rien. Tu ne me donnes pas tout... Alors je ne veux plus rien.
    Tu sais que je suis sincère dans mes paroles et que mes affections sont très profondes. Tu te douteras alors qu'une fois de plus j'aurai souffert par toi. Je te répète que je ne t'en veux pas et si, parfois, à un moment de ta vie tu as besoin de moi, je serai là pour te secourir. Mais pas d'amitié, je ne le peux pas, rien que l'adieu que je t'envoie et qui, pour moi, n'est que trop véritable. » (Ibid., p. 485).
    Marguerite Audoux elle‑même évoque les premiers moments heureux, puis la rupture :
    « […] En ce temps‑là[1],[Charles‑Louis Philippe] aimait déjà Marie Donadieu. Il l'aimait d'un amour entier et plein de force. Il la menait le soir sur les boulevards, parce qu'elle aimait le bruit et la lumière des cafés. Il la tenait très serrée contre lui.
    Elle marchait les bras raides et les poings fermés.
    Il venait souvent parler d'elle à une couturière[2] qu'il aimait comme une sœur, et qui était du même pays que lui[3]. Il disait :
    ‑ Elle est plus blonde que toutes les blondes, et ses yeux sont plus bleus que tous les yeux bleus.
    Quelques fois [sic] elle venait avec lui. Il la faisait asseoir dans la clarté de la fenêtre. Il tournait autour d'elle comme s'il eût voulu l'entourer d'un cercle fait de lui‑même. Il tâchait de lui tenir les doigts qu'elle tenait serrés contre ses paumes, comme si elle y enfermait un secret. Puis il s'intéressait au travail de sa vieille amie. Il soulevait les étoffes et disait :
    - Pourquoi faites‑vous des robes noires ? Les femmes devraient toujours porter des robes blanches.
    Il revenait aux mains de Marie Donadieu partie avec un homme riche. Les plis soucieux qu'il avait au front se creusèrent davantage. À chaque instant il ouvrait la bouche pour respirer, on eût dit qu'une chose énorme et que personne ne voyait cherchait à lui écraser la poitrine. Il disait à la couturière :
    - Quand j'étais tout petit, je la connaissais déjà[4]. Elle était dans tous mes rêves avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Il mettait une chaise devant la fenêtre comme si Marie allait s'asseoir dessus tout à l'heure, et il disait avec un froncement douloureux du front :
    ‑ Il faut qu'elle revienne. […] »
    [Audoux, Marguerite, « Souvenirs », in la Nouvelle Revue française, 15 février 1910, numéro spécial consacré à Charles‑Louis Philippe (décédé, pour mémoire, le 21 décembre précédent), p. 195‑202 (197‑198 pour ce passage)].

    [1] Au tout début du XXe siècle.

    [2] On appréciera la façon dont Marguerite Audoux se met elle‑même en scène, à la troisième personne. Modestie, ou, à l'inverse, procédé pour faire d'elle un personnage littéraire ?

    [3] Seule la forêt de Tronçais sépare Sancoins, la ville natale de la romancière, de Cérilly, où naquit et vécut Charles‑Louis‑Philippe.

    [4] On rapprochera cette sorte de prédestination amoureuse de celle qu'évoque Alain‑Fournier, autre membre de la famille littéraire, à propos d'Yvonne de Galais et de Meaulnes. La présence et l'épaisseur des personnages sont exprimées non seulement par cette intertextualité, mais encore par l'osmose entre la vie et l'œuvre. Ainsi, on ne sait plus trop si « la môme Marie », dans la carte postale à laquelle renvoie cette annexe, est l'être romanesque ou la femme réelle, qui se confondent dans le même prénom. De même, quand Marguerite Audoux parle à Alain‑Fournier d'Henry Dejoulx, son premier amour rencontré en Sologne, elle lui attribue le nom qu'il porte dans Marie‑Claire, Henri Deslois. Voir la lettre d'avril 1911 d'Alain‑Fournier à Jeanne Bruneau, Fonds Rivière, lettre citée dans Rivière (Isabelle), Vie et passion d'Alain‑Fournier, Jaspard, Paulus & Cie, Monaco, 1963, p. 153.

  • Sur la rhétorique fallacieuse de cette lettre (la conférence est le faux propos qui permet en réalité à la romancière de déprécier "cette pauvre Millie"), voir :
    Garreau, Bernard-Marie, "La Correspondance André Gide - Marguerite Audoux", CNRS - UMR 6563 (Centre d'Etudes des Correspondances et Journaux intimes des XIXe et XXe siècles, Brest), Cahier numéro 2 (journée doctorale du 24 octobre 1998 portant sur Correspondance et magistère : la relation maître-disciple dans les lettres), 1999, p. 97-113 (p. 109-110 pour ce pont précis)
Lieu(x) évoqué(s)Paris
État génétique
Dans l'antépénultième paragraphe, pourront, rayé, est immédiatement remplacé par devront.
Les soulignements sont de Marguerite Audoux.

Lettres échangées


Collection Correspondants

Cette lettre a comme destinataire :
Archives Marguerite Audoux
GIDE, André

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Notice créée par Bernard-Marie Garreau Notice créée le 17/12/2017 Dernière modification le 20/05/2022