Deux semaines après le « 15 juin », qui marque un moment fondateur de la relation entre les deux amants, Guizot est encore à Paris lorsque Dorothée part en Angleterre. (Voir les lettres) Cette première séparation détermine le début de leur correspondance. Ils commencent à numéroter leur lettre en manifestant la conscience d’entamer un type spécifique de relation. Ils en savent les enjeux d'information, d'amusement mais aussi de réflexion.
Leur correspondance commence par le récit de Dorothée de sa lecture de celle qu'échangeait Guizot avec ses deux anciennes épouses : Pauline de Meulan et Eliza Dillon. Cela constitue une expérience inaugurale dans le lien qui les unie.Elle n’est pas très à l’aise avec ce qu’elle nomme le « paquet », ou le « roman » et lire ces correspondances intimes la trouble. En route pour Londres, le 1er juillet à Abbeville, Dorothée écrit :
J’ai cherché l’histoire, le roman, c’est là ce qu’il me fallait d’abord. Il y a trop peu de cela, mais comme le peu qu’il y a m’a émue. J’ai couru ensuite après les dates. J’ai cherché à me rappeler ce que je faisais à pareil jour. Enfin, j’ai eu toute les émotions du monde. Elles n’ont pas toutes été douces. Ah mon Dieu, que j’ai peu d’esprit à côté de ces esprits là ! J’en ressens quelque embarras. Et puis je me dis qu’il y a autre chose qui compte, et je me rassure.
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Le lendemain encore, elle montre dans ses tâtonnements des traits déjà caractéristiques de leur relation épistolaire. Elle fait le journal de ses conversations de la journée avec un lord anglais qui vit à Paris et apparaît une première mention de Guizot aux affaires étrangères. L’ombre des correspondances de Guizot avec Pauline et Eliza ne cesse de troubler Dorothée dans la rédaction de ses premières lettres à François. De Boulogne, le 2 juillet, Dorothée écrit :
8 h. Je vous demande pardon Monsieur de vous parler à tort et à travers de tout ce qui me vient dans la tête. Quel début de correspondance et cependant, vous voyez bien que je ne vous dis rien, rien de ce que je voudrais dire. Je n’aime pas la contrainte. Je n’aime pas les souliers étroits ; un ruban qui me serre, & bien je n’aime pas plus les lettres que je vous écris, comment n’ai-je pas pensé à cela en m’engageant dans cette correspondance ? Dites Monsieur ne vaudrait-il pas mieux la laisser-là ? Hier & aujourd’hui ont été bien mal. C’est à dire bien maladroite. Cela va vous fâcher, & je me sens toute humiliée d’avance de cette fâcherie.
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Elle n’est pas intellectuelle ni femme de lettres. Elle est femme du monde, dans tous les sens du terme. Elle est membre de l'aristocratie russe et dès 1810, membre de la diplomatie européenne, elle suit son mari à Berlin, ministre de l'Empereur. Guizot fait le portrait de la jeune Dorothée de Lieven en indiquant d'emblée son talent pour la conversation :
Elle est encore femme de diplomate à Berlin. Mais, durant ce premier séjour diplomatique elle est initiée à la problématique de la relation triangulaire entre la France, la Russie et l'Angleterre.
Mme de Lieven ne prit aucune part aux affaires dont il était chargé ; elle ne cherchait point rimportance et ne se doutait nullement de celle que la vie diplomatique devait lui valoir un jour. Mais, à Berlin, elle vit se préparer la lutte terrible qui devait bientôt précipiter la France et l'Allemagne sur la Russie, puis la Russie et l'Allemagne sur la France; et lorsqu'en. 1812, au plus fort de cette lutte, le comte de Lieven fut envoyé par l'empereur Alexandre en Angleterre, d'abord comme ministre et peu après comme ambassadeur, l'esprit de la comtesse de Lieven était sans doute déjà très attentif au grand drame qui se jouait autour d'elle.
Par contre, si elle était observatrice à Berlin, à Londres, Dorothée devient ambassadeur. En 1839, elle se définit comme un " vieil ambassadeur "
Tout ce qu'il y a de diplomates ici vient toujours me faire visite. Je suis un vieux diplomate aussi. En vérité je me trouve bien de l’exprimer pour toutes les choses qui ne me regardent pas, car pour celles qui me touchent je suis bien primitive n'est-ce pas ?
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C'est à Londres que Dorothée a pris son indépendance et son autonomie dans le réseau diplomatique, politique et social londonien. Son indépendance est acquise aux travers des pratiques diplomatiques : se manifestent les enjeux des lieux de rencontre, et comment les salons et leur animation permettent aux femmes de se mêler de pouvoir et d’en avoir.
Sa réputation fut bientôt établie et acceptée avec cet enthousiasme un peu empressé auquel se livre volontiers une société qui a besoin qu'on l'amuse et qui sait gré qu'on lui plaise. Il fut généralement reconnu en Angleterre que la comtesse de Lieven avait infiniment d'esprit, de jugement, de bon goût, de dignité aimable; hommes ou femmes, torys ou whigs, importants ou élégants, tous la recherchèrent pour l'ornement ou l'agrément de leurs salons ; tous mirent du prix à être bien accueillis d'elle et chez elle.
Guizot continue en ajoutant la confiance que Dorothée savait inspirer :
Dorothée passe de la conversation à la correspondance. Et elle associe ces deux arts sociaux et politiques. Elle apprend tant à recueillir, qu'à choisir des éléments et à les exposer. Elle intégre la pratique diplomatique de la correspondance jusqu'à servir de nègre à son mari dans son service diplomatique. C'est Guizot qui détaille comment Dorothée pratique l'exercice diplomatique et comment il se coordonne à celui de la conversation.
Elle s'entretenait avec son mari de ce qu'on lui avait dit, de ce qu'elle avait compris ou entrevu sans qu'on le lui dît; elle le mettait au courant des nouvelles et des bruits de société, des dispositions que laissaient percer les hommes importants, de ces petits faits en apparence insignifiants, de ces propos fugitifs qui sont souvent les indices des intentions réelles et les avant-coureurs des grandes résolutions. Le comte de Lieven faisait grand usage, pour sa correspondance avec sa cour, des observations et des récits de sa femme ; il lui demanda un jour de les écrire elle-même au lieu de lui en donner, à lui, la peine; elle s'y prêta d'abord par complaisance, ensuite avec un intérêt plus sérieux et plus personnel; à mesure qu'elle parlait des affaires, sinon sous son propre nom, du moins dans son propre langage, son esprits'élevait, s'étendait, s'affermissait;- les dépêches de l'ambassade devenaient de jour en jour plus développées et plus précises, plus nourries de faits bien décrits et de réflexions lumineuses. Exempte de toute petite et indiscrète vanité, Mrae de Lieven, en se livrant à cette tâche délicate, s'abstenait avec soin de tout ce qui aurait pu altérer la position ou blesser l'amour-propre de son mari; et le comte de Lieven, qui ne manquait ni de tact ni de dignité, savait mainienir, en présence des services que lui rendait et de l'importance qu'acquérait sa femme, les convenances de sa propre situation. Mais la vérité ne pouvait rester longtemps ignorée ; on sut bientôt à Saint-Pétersbourg quelle part avait l'ambassadrice dans la correspondance de l'ambassadeur, et quelles étaient, dans la société anglaise, sa réputation et sa faveur. Le comte de Nesselrode, ministre des affaires étrangères de Russie, entra avec elle dans une correspondance particulière qui devint une habitude assidue, et dans laquelle les affaires du temps et de la politique russe étaient traitées comme dans une conversation intime.
Dès le mois d'août 1837, Dorothée et François ont des échanges dans lesquels apparaissent les modalités d'action de la princesse dans les relations diplomatiques et politiques. Dorothée est très bien informée sur les élections en Angleterre. Elle a eu des conversations avec des membres de l'opposition à ce sujet. Et elle écrit à Guizot le 10 août :
[...] Je raisonne très bien Monsieur quand il ne s’agit ni de vous ni de moi.
Dorothée est à Londres lors des premiers mois du règne de la reine Victoria. Et elle est une observatrice attentive et informée. Elle est femme de conversation et elle va jusqu’à retranscrire les dialogues de ces échanges dans les salons, à la cour d’Angleterre pour ne rien perdre du piquant. Si Dorothée s'inquiétait de répondre aux attentes de Guizot correspondant, dans sa notice biographique, Guizot souligne la singularité de son style épistolaire, semblale à une conversation. Son discours épistolaire est percé de traits d'oralité au travers de l'usage du style direct. Des détails de la conversation sont ainsi conservés et transmis.
[...] sa correspondance était pour moi une source intarissable d'intérêt , d'information et d'amusement. Personne n'écrivait avec un naturel plus animé, plus varié,et en même temps plus exempt de toute prétention littéraire; elle ne se souciait que de reproduire avec vérité les faits, les personnes, les paroles, et sa propre part, ses propres impressions au milieu de ce qu'elle me racontait. Comme exemple de ce tour d'esprit et de ce langage original et simple, sérieux et piquant, abondant sans luxe et charmant sans parure, j'insérerai ici une seule de ses lettres, remarquable précisément par le mérite et l'agrément du récit d'une anecdote en soi insignifiante.
Mélanges biographiques et littéraires, pp. 213-214.
C'est précisément l'art du détail, qui caractèrise, selon Guizot, l'art épistolaire comme politique de Dorothée. Et Guizot intègre cet art du détail en sachant en saisir la portée dans les "Affaires". Lors de son ambassade à Londres, Guizot lui rappelle à plusieurs reprises ce qu'il apprend d'elle. Le 14 avril 1840 :
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L'importance de la conversation dans le fonctionnement du réseau politique et diplomatique est manifeste au travers des 193 occurences de la correspondance croisée de 1837 à 1844. Voir les 193 occurences.La lecture des lettres de Guizot trois ans plus tard, lorsqu'il est à Londres, à son tour, fait apparaître ce que Dorothée a pu lui transmettre dans l'art de la conversation. Le 3 avril 1840, François Guizot en faisant le récit de sa rencontre avec lord Palmerston, ministre anglais des Affaires étrangères, décrit la pratique de la conversation comme une pratique dipliomatique et souligne encore toute l'expérience et l'expertise de Dorothée :
Si Guizot n'est encore jamais allé en Angleterre, il a une connaissance de son histoire et de sa culture. La politique anglaise intéresse tant le politique que l'historien. Pour les besoins des deux volumes de son Histoire de la Révolution d'Angleterre depuis l’avènement de Charles 1er, jusqu’à la restauration de Charles II. , publiée pour la première fois en 1826 et 1827, il a envisagé un grand nombre de sources qu'il publie aussi de 1823 à 1835 : Collection des Mémoires relatifs à la Révolution d’Angleterre, accompagnés de notices et d’éclaircissements historiques, Paris, Béchet, 25 volumes. En 2004, lors d'une séance publique de Gabriel de Broglie il souligne le caractère très politique de cette histoire. Guizot entame son étude historique en 1822, alors que la chute de la Restauration le conduit dans l'opposition, et hors de son cours d'histoire de la Sorbonne :
[...][l'Histoire de la Révolution d'Angleterre] est aussi très politique à l’époque puisqu’elle est destinée à prôner la substitution dynastique qui délivrera pacifiquement la France de la monarchie absolutiste de la branche aînée. Il s’agit d’une histoire narrative qui s’appuie, elle aussi, sur l’étonnante collection des
G. de Broglie, " Guizot ". Séance du lundi 17 janvier 2004 de l’Académie des sciences morales et politiques,http://www.academie-francaise.fr/guizot-communication-lacademie-des-sciences-morales-et-politiques consulté le 01 mars 2021.
François lui écrit du Val-Richer le 16 juillet :
Il faut pourtant que je vous parle un peu d’autre chose. L’Angleterre me préoccupe beaucoup. Je prends à ce qui la touche, un vif intérêt, bien plus vif depuis un mois. C’est un noble peuple moral de cœur et grand dans l’action. Il a su jusqu’ici respecter sans se courber, et s’élever sans rien abaisser. Qu’il ne change pas de caractère.
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Sa correspondance devient alors un journal qui tend à l’exhaustivité mêlée de moments de discours du for intérieur et à la description des émotions liées à leur relation qui débute.
Leur intérêt commun pour l'Angleterre est ravivé ou plutôt prend chair lorsque Guizot devient ambassadeur de France à Londres. (Voir la collection : 1840 (février à octobre) : L’Ambassade à Londres)
Les documents de la collection
32 notices dans cette collection
En passant la souris sur une vignette, le titre de la notice apparaît.Les 10 premiers documents de la collection :
Fiche descriptive de la collection
- Benckendorf, Dorothée de (1785?-1857)
- Guizot, François (1787-1874)
- Deuil
- Discours autobiographique
- Discours du for intérieur
- Enfants (Benckendorff)
- Enfants (Guizot)
- Femme (mariage)
- Femme (statut social)
- Finances (Dorothée)
- Interculturalisme
- Politique (Angleterre)
- Relation François-Dorothée